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Solaciel

PREMIER MESSAGE




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Je suis né le 17 février 2427, et je viens d'avoir quarante ans. Cela correspond à une promotion. Je fais partie du premier contingent de vérificateurs 64, un nouvel emploi inventé par Omega, notre maître à tous depuis plus de cent-vingt ans. C'est une belle machine qui gère les dix-neuf milliards d'humains regroupés dans le Gouvernement unique, et il s'en tire pas mal. Grâce aux progrès faramineux de la diététique, il y a assez à manger pour tous, et la place disponible a été équitablement répartie. En certains lieux, la ville a gagné sur la mer, grâce à la mousse exponentielle stable, et notre Terre ne se porte pas mal du tout. Omega semble trouver réponse à tout, avec son escouade de Décisionnels, une sorte d'élite qui occupe le sommet de l'Etat unique, et qui suit une formation suffisamment complexe pour former une caste à part entière.

Omega éprouve des difficultés à traiter le problème de la vie humaine qui se rallonge toute seule, et personne n'est d'accord sur l'ensemble des raisons qui permettent une telle longévité. Toujours est-il qu'on s'arrête de travailler à quatre-vingt dix ans, et que l'on meure — généralement— entre cent-trente et cent-quarante ans. La phase d'improductivité est longue, et Omega n'a rien trouvé de mieux qu'encourager l'euthanasie. C'est une mesure récente. Cela a été produit très habilement, toujours est-il que toute personne entre quarante et cent-cinquante ans qui veut mettre fin à ses jours est encouragée à le faire, puisqu'un crédit régulier de consommation sera versé à ses ayant-droits, qu'elle choisira elle-même. Les désaxés sociaux coûtent cher en soins, et les maisons terminales aussi. Elles ont remplacé les centres de gériatrie, et tout ne peut pas y être automatisé. Le personnel nombreux coûte cher, et si pendant longtemps ce fut la mode d'enrayer le chômage en créant d'innombrables emplois de soutien au dernier âge, aujourd'hui le vieillissement s'étalant sur trente ans, les services de soins constituent un gouffre pour l'économie.
Les primes au suicide sont incitatives, et calculées en fonction de l'âge. Il est certain que l'Etat vise un plan de redressement des finances, maquillé en mesure humanitaire. (Chacun a le droit de choisir le moment de sa fin, c'est la preuve de sa liberté cosmique, dixit la nouvelle charte de la promotion individuelle). Le Plan d'Incitation au Départ Définitif a bien fonctionné les six dernières années depuis sa création, puis il s'est avéré que de nombreuses fraudes avaient permis à des assassins de s'enrichir... C'est pour cela qu'Omega vient de créer sa soixante-quatrième brigade de Vérificateurs, dont je vais être un des tous premiers représentants.


J'appartiens à la branche des Intellectuels multitâches, que j'ai choisie dès mon enfance, et j'ai toujours été à la hauteur des examens. Nous sommes les moins spécialisés des cadres supérieurs, et nous possédons le privilège de comprendre un peu de tous les domaines de la vie. Nous avons une formation puissante en psychologie et en sociologie, nous devons être à un bon niveau en mathématiques des statistiques, et connaître les bases colossales du droit du travail, qui depuis deux siècles environ, constitue le socle de notre société. Nous avons aussi étudié en long, en large et en travers, l'Histoire des quatre derniers siècles, avec la philosophie de la transformation, pour comprendre de l'intérieur l'avénement de la république unique, gouvernée par Omega, une machine intelligente. Elle est en dialogue de connivence, selon l'expression officielle, avec les Trois-Cents, recrutés sur concours sur la terre entière, et qui assumeront pendant six ans leurs fonctions, avant de devenir des conseillers informels ou des professeurs, ou des dilettantes. Les privilèges que se partagent les Trois-Cents sont certes exorbitants, à tout seigneur tout honneur, mais nul ne les conteste. Ils possèdent tous des cerveaux hors normes qui leur permettent de tenir tête aux aberrations, toujours possibles, d'un ordinateur qui ne fonctionne qu'à partir de données abstraites. Omega avait supervisé la civilisation mixte, mais c'est un sujet quelque peu tabou, car l'échec a été cuisant.


Il y a cent cinquante ans, les machines interfacées avec de la matière biologique, les biocybers de dernière génération, et dont on attendait beaucoup, ont assez vite plafonné, avant de développer toutes sortes d'anomalies dont on ne savait dire s'il s'agissait de bugs ou de maladies. Tous les techniciens qui travaillaient dans la branche de la biocybernétique, par dizaines de millions, ont dû été recyclés en moins d 'une génération dans les grandes Mégapolis, et c'est pour y parvenir qu'Omega a lancé toutes sortes de carrières artificielles, créées davantage pour donner du travail à des chômeurs que parce qu'elles allaient de soi. C'est ainsi que naquirent ces fameux Vérificateurs assermentés, qui, dans toutes sortes de branches, aussi bien commerciales qu'administratives, veillent à la réalisation exacte des projets...


Il s'avéra bien vite que la création des brigades de Vérificateurs avait provoqué par elle-même une nouvelle vague demesurée de corruption, et Omega inventa donc les Superviseurs, chargés d'enquêter sur le travail des vérificateurs. Cet ajustement prit un demi-siècle, et a mené à la stagnation actuelle, ponctuée d'un système d'avancement original. Aujourd'hui, chaque citoyen assujetti au Rendement est à l'origine de trois emplois administratifs d'encadrement, qui le maintiennent dans la société selon des critères précis, avec la menace du recul ou la promesse du progrès selon le résultat des tests, quasi permanents. Chaque actif dispose, primo, de son vérificateur, qui se charge de le maintenir dans ses prérogatives exactes, au détail près, par une surveillance routinière mais pointilleuse, et des entretiens quasi journaliers, brefs et souvent convenus. Secundo, le Superviseur établit des dossiers de « fonctionnement » entre le vérificateur et son « objet de contrôle », pour prévenir la corruption ou l'entente délétère entre le vérificateur et le vérifié. Tertio, l'Intercesseur est chargé de modifier sans cesse les données d'évaluation de tout actif. C'est ce quatrième larron qui recueille toutes les informations: il combine les dossiers du « citoyen productif » commentant son propre travail, avec celui de son vérificateur et celui de son superviseur, remplis chacun d'évaluations diverses qui valident, avec des nombreuses nuances, l'efficacité de l'actif.


L'intercesseur synthétise donc pour la grande Machine-Mère les matériaux fournis par les trois sources, en attribuant, chaque année, deux notes à tout membre actif, une note de conformité, et une note de potentialité. Si les deux sont régulièrement élevées, le « cybertoyen » change souvent de poste et monte en grade, c'est-à-dire que ses privilèges augmentent, ainsi que son quota de consommation ou de jours libres (il faut choisir), et quand il s'agit d'une ascension rapide, le bénéficiaire est affecté dans un logement 3 A, le rêve de tout citadin, avec l'armoire à pharmacie exhaustive, qui comprend toutes sortes de drogues à effets prévisibles, et de vrais domestiques, qui demeurent, quoi qu'on en dise, plus agréables à diriger que les robots les plus perfectionnés, et qui sont recrutés parmi la population de ceux qui n'aiment pas les tracasseries administratives et les responsabilités.


C'est dans la classe assez méprisée des domestiques que nous trouvons la proportion la plus élevée d'écrivains et d'artistes en général, qui refusent de s'identifier outre mesure au Système, et profitent de leurs tâches humbles pour développer la paix de l'esprit. La création n'est cependant pas encouragée, à cause de son coefficient subversif, et tous les écrivains travaillent « normalement », car il est hors de question de pousser les individus à une différenciation extrême, dont ils profiteraient pour se plaindre de la politique. Les musiciens également voient leurs œuvres détruites si leur coefficient émotionnel est trop puissant, car l'Histoire nous apprend toujours que le chaos social provient d'émotions primaires galvanisées par une parole sans lendemain. Toutes ces professions s'exercent dans la bonne humeur, avec une dose de courtoisie, et même de respect, impensable pour tout terrien qui vivrait avant le grand cataclysme, à partir duquel l'humanité restante décida une bonne fois pour toutes que « la vie était faite pour tout le monde », et abandonna, presque d'un coup d'un seul, l'habitude de porter des jugements de valeur sur les autres.


En caricaturant, toutes ces fonctions de surveillance servent principalement à « donner du travail » ou à « harmoniser l'avenir » en langue de bois officielle, oui, tout cela ne sert qu'à occuper les terriens qui ne se distinguent par aucun génie particulier, mais savent comparer, après formation, ce qui doit être fait par chacun de ce qu'il fait dans la réalité. Dans une société aussi mécanique que la nôtre, les tâches d'espionnage réciproque sont plutôt devenues des espaces relationnels agréables, mais il est vrai aussi que l'encerclement du matricule productif par une armée de contrôleurs a définitivement éradiqué « l'envie de tricher » avec l'Etat, un dysfonctionnement étudié dans l'Histoire et le Droit du travail, et qui à lui seul, a presque eu raison de la démocratie juste avant la grand cataclysme. Un petit pays qui ne savait pas faire payer l'impôt a entraîné dans sa chute toute une confédération, qui parvenait à tenir tête à quelques grands blocs beaucoup plus imposants. Histoire d'autant plus lamentable que cette nation avait été à l'origine même de cette civilisation, et que ses meilleurs penseurs avaient survécu à la suprématie du crucifié.


C'est peut-être le moment d'ajouter que nul ne paie d'impôts sur Terrarium, et que de nombreux quotas de consommation récompensent le travail. Ce qu'on appelait autrefois l'argent, subsiste, mais dans des cas rares et très précis, et ne concerne que de grosses dépenses. On échange alors des bons de consommation contre du cash, en perdant seize pour cent au change, afin de limiter la souplesse de fonctionnement de ce qui a été considéré comme la « pire invention de tous les temps », la Finance, en 2048. Après que notre planète se fut tant soit peu remise du cataclysme de 2023, quand la valeur de l'argent s'effondra d'un seul coup, partout, ruinant quatre siècles de civilisation montante, les Décideurs établirent de nouvelles normes d'échange, qui assurèrent que seul le travail devait rémunérer. L'héritage a été néanmoins maintenu, les Décideurs représentant les castes les plus fortunées, soucieuses de favoriser leur progéniture.


Mon droit de réserve s'imposant, je n'ai pas le droit de vous révéler, —  alors que vous vivez avant 2023 et que ce message vous parvient du futur, pourquoi et comment vous courez à la catastrophe. Nous ne pouvons pas changer le passé sans risquer de supprimer des pans entiers de notre présent, et même si ce n'est là qu'une hypothèse, nous ne pouvons pas prendre le risque de la vérifier. Si je dérogeais à cette obligation en vous donnant de véritables précisions sur ce qui va vous détruire, je risquerais la peine de mort. C'est l'unique délit pour lequel elle frappe encore tout délinquant se croyant autorisé à divulguer des causes qui ne se sont pas encore produites, afin de les éviter. Et je tiens encore à la vie. Il y a eu quatre exécutions capitales depuis trois ans, la première époque qui vit l'emploi des fréquences néguentropiques autorisé. Sinon, eh bien il est vrai que j'aurais aimé vous dire comment empêcher la catastrophe qui vous arrive dessus, mais je n'en ai pas le droit. Je m'estime déjà heureux de pouvoir envoyer ce message sur des fréquences qui remontent la durée, et qui vous parviendront ou non: le système est encore peu fiable, et je suis un des seuls contemporains à pouvoir diriger cette communication. Un privilège de caste dû à mes états de service très satisfaisants, mais le Pouvoir se mêle encore de cette opération, et peut-être a-t-il déjà un projet secret derrière la tête, pour m'autoriser autant de liberté.


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Je m'appelle Polargon Davenport Smith et je suis né le 17 février 2427. Voilà six mois que j'ai pris ma fonction, et je ne suis pas déçu. Quatre dossiers sur dix sont suspects. Il me reste à dresser la liste des facteurs qui peuvent contraindre une personne, qu'elle le reconnaisse ou non, à décider de sa propre mort. J'ai déjà relevé un cas d'hypnotisme flagrant, trois cas d'envoûtement, quelques cas de « persuasion affective » des plus sournois, où les ayant-droits expliquent tous les avantages qu'ils retireraient de la disparition de l'euthanasié jusqu'à ce que la personne en question, informée avec amour, se sacrifie dans la joie, et je suis convaincu de ne pas avoir encore décelé quelques cas de manipulation manifeste, des cas absolument géniaux, qui mettent au défi l'intelligence de les percer à jour. Je suis naturellement surveillé à chaque entretien par un Superviseur agréé de septième niveau, soit une personne âgée qui est parvenue au sommet de sa hiérarchie, et qui se doit de veiller au grain: En effet, rien ne serait plus facile pour moi (et mes pairs) que de délivrer une autorisation finale contre une rétribution quelconque. J'ai déjà été aguiché par une créature de rêve, l'ayant-droit d'un vieux coordinateur du Plan, dont elle a sans doute été la maîtresse, et qu'elle veut pousser dans la tombe. Ce dernier prétend qu'il a assez vécu, mais quand je le reçois sans elle (ce qui est l'astuce la plus élémentaire de mon métier), il est quand même moins enthousiaste.


Il suffirait sans doute que mon Superviseur me surprenne avec cette créature de rêve hors de mes heures de service pour que je sois soupçonné de complaisance, et rapidement destitué. Dès qu'un cas est litigieux, tout le service en est informé, et nous avons des briefings pour exposer entre nous nos théories. Nous sommes huit à travailler dans le dix-neuvième district, qui comporte quelques quartiers huppés, et où l'assassinat par suicide interposé peut rapporter gros, étant donné qu'à la prime incitative, s'ajoute l'héritage. Bien que taxé dans un esprit démagogique, il est quelques cas de figure où hériter s'avère une affaire qui résout tous les problèmes d'insertion. Si le Grand Oeil confisque tout ce qui traîne en numéraire, il n'a jamais pu s'approprier les logements et propriétés des défunts, empêché dans cette manœuvre par le neuvième Rang qui comprend les richissimes Décideurs. Dans la zone où je travaille, les biens individuels l'emportent de loin sur les logements de fonction, les villas avec grand jardin font rêver toute la conurbation, il est donc bien évident de s'attendre à trouver des affairistes, des comploteurs, de potentiels assassins qui visent de pouvoir s'installer dans un quartier merveilleux, un des plus prestigieux de Terrarium, en devenant légataires universels.


Nous commençons déjà à échanger des cas entre nous. Ceux qui peuvent craquer et avouer sous l'intimidation répétée reviennent aux vérificateurs ou vérificatrices 64 les plus affirmées, et éventuellement je les leur confie. Moi j'hérite des sournois, des parfaits dissimulateurs, des intelligences perverses qui n'avoueront jamais, et qui auront même le culot de s'attaquer aux preuves, avec une désinvolture extrême. On m'appelle déjà « la résistance de l'eau », et il est clair qu'on m'envoie les cas les plus difficiles à confondre. Si l'un d'entre nous laisse passer une affaire, autorise la suppression biologique d'un matricule, et qu'il s'avère plus tard que c'était un meurtre déguisé, il y a de fortes chances qu'il soit rétrogradé à une fonction inférieure à celle qu'il occupait auparavant. La conséquence en est terrible: notre préférence va vers le risque de condamner des innocents plutôt que de libérer des coupables. Mais la sanction est intelligente: les ayant-droits déclarés coupables d'abus de bien social (voulant profiter d'une prime imméritée) ne sont pas poursuivis, et la personne manipulée, quant à elle, s'attire la bienveillance d'un vérificateur personnel attitré, qui ne lui est pas facturé, et qui s'engage dorénavant à lui ôter tout contact avec celui ou celle qui voulait sa mort. Les ayant-droits soupçonnés voient en revanche leur note de conformité réduite à néant, ce qui empêchera toute promotion, ou favorisera parfois des rétrogradations, pour de longues années et même toute leur vie. Inventer, oui, dans le crime, non, c'est ce que nous disons calmement à ceux et celles dont nous sommes à peu prés certains qu'ils voulaient vouer à la mort un de leurs proches. Plus cette formule les agace, plus nous savons que nous aurons du fil à retordre.


J'ai demandé un second superviseur pour ma vie privée, il me sera sans doute accordé contre une diminution de mon quota de consommation, reste à deviner son montant. La créature de rêve me harcèle à la sortie, et d'autres ayant-droits que je soupçonne, tentent de me rencontrer en-dehors du bureau. Je croyais que ce serait un métier plus facile. Entre l'étude du dossier et le verdict, tout le temps peut être utilisé pour tâcher de nous corrompre, mais nous ne pouvons l'abréger sous peine de favoriser les erreurs. Nous laissons donc traîner les choses, pour que se dévoilent les assassins, qui, projetant leur propre mentalité sur la nôtre, s'imaginent pouvoir nous acheter. Omega nous a autorisé à ne jamais donner de date-butoir pour conclure un dossier, ce qui exaspère ceux qui n'ont pas la conscience tranquille, et les poussera peut-être à la faute. Nous pouvons convoquer à tout bout de champ, aussi bien les ayant-droits que les candidats au départ définitif, ensemble ou indépendamment, et puis nous taire longtemps, ce qui permet d'évaluer l'évolution des rapports entre les supposés meurtriers et leurs supposées victimes. Le temps ne laisse rien inchangé. (Sauf l'immuable, selon les grands déviants du passé, qui précisaient que ce n'était pas la porte à côté).


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J'ai contacté un camarade de promotion qui travaille pour l'un des Trois Cents, et il s'est renseigné. Omega couvre les opérations de fuite vers le passé, telle que la mienne, car il travaille sur l'idée de changer le passé proche, en agissant sur ses causes, infinitésimalement, pour ne pas enclencher de rupture temporelle. Il a recruté quelques physiciens de très haut niveau. Ils comparent le temps à un tissu, et se demandent jusqu'où on peut l'étirer sans qu'il se déchire, et si on peut lui conférer une certaine élasticité avant qu'il ne se brise. Le but serait de reconstruire le présent sur un passé meilleur, non seulement sans produire de chaos, mais en éliminant certaines turbulences causales qui ont présidé à ce que nous sommes aujourd'hui. Je pense que probablement Omega chercherait à éliminer quelques cyclones qui ont ravagé les champs de protéines arc-en-ciel sur des centaines de kilomètres carrés, lors de leurs dernières attaques, trente ans en arrière. Ce qui avait conduit à un rationnement généralisé, sauf pour les castes supérieures, et nous avions manqué de peu une révolution. La trace des dizaines de milliers (on dit même de centaines de milliers) de morts massacrés pendant les émeutes, dans le monde entier, par les armées de cyberpols, pénalise l'image de notre société mondiale, et je comprends tout-à-fait qu'Omega et ses Oligarches s'attaquent au problème d'estomper du passé quelques rides inopportunes sur son visage.


Peter Callaway Achab m'a félicité pour ma promotion au plan de Vérification 64, tout en se vantant d'être parvenu à entrer dans le club des conseillers permanents du Pouvoir Unique. Il dépend du planificateur météorologique. Etant donné sa tâche, cet oligarche serait tout en bas de la hiérarchie des Trois Cents, mais pourrait naturellement détenir quelques secrets quand même. Peter ne se refera pas. Il est très brillant, mais joueur. Il m'a fait comprendre qu'il était prêt à vendre des renseignements, sans doute pour éponger des dettes de jeu, ou entretenir une créature de rêve authentique, estampillée conforme, ce qui est un peu au-dessus de ses moyens.


Si je ne craignais pas la peine capitale, je vous dirais comment créer de la nourriture à partir de presque rien, comment dompter la finance mondiale, mais tous les prospecteurs de champ sont formels, qu'ils soient cybernéticiens, physiciens, mathématiciens, ou philosophes du changement: On ne peut pas brusquer l'Histoire en lui imposant des solutions meilleures pour lesquelles elle n'est pas prête. Vouloir vous aider, cela créerait peut-être des solutions, mais qui seraient hétérogènes par rapport à votre niveau de conscience. Dans l'ensemble, vous croyez encore aux vertus de la guerre et de la compétition, qui sont à l'origine de vos structures sociales. Nous les avons abandonnées depuis longtemps. La surveillance bureaucratique, la vigilance programmée, la vérification naturelle, remplacent la méfiance et l'agressivité, et nous n'essayons plus de « produire » un avenir meilleur, ce qui n'a jamais donné aucun fruit dans l'Histoire, mais vous devrez attendre l'effondrement de 2023 pour le vérifier par vous-mêmes.


Peut-être que j'écris parce que je crois, sans pouvoir m'en empêcher, à ce que racontent certains déviants. Peut-être qu'en nous un feu immortel ne craint pas la mort, et change de flamme à chaque vie. Peut-être que certains d'entre vous, qui me lisez en ce moment, vivrez à mon époque, comme il est possible que je sois un lecteur du vingt-et-unième siècle trouvant une résonance étrange dans ce livre, sans se douter de ce que l'avenir lui réserverait. J'aime ma vie présente. Malgré tout ce qu'on peut reprocher à Omega, sans lui ce serait pire. Le bien et le mal ont été étrangement nivelés, mais n'ont pas disparu, comme l'atteste mon métier.


Parmi ceux que je soupçonne, j'en vois certains n'éprouver aucune culpabilité à l'idée d'envoyer ad patres leur victime. J'ai obtenu de mon supérieur, qui travaille en cheville avec un des Trois Cents, que les accusés soient soumis à des séances de test psychologique. Beaucoup d'étudiants près de leur diplôme final sont habilités à animer des interrogatoires civiques, où ils se contentent de poser certaines questions, rituelles, à toute personne dont la note de conformité vient de baisser. Elle est réévaluée chaque année, et si elle monte, une prime exceptionnelle est accordée, mais si elle descend, Omega veut savoir pourquoi et enrayer la chute. Les interrogatoires civiques sont donc de petites cérémonies très importantes dans notre société, et ceux qui les mènent sont censés remettre « dans le droit chemin » ceux qui ont été sévèrement notés, et qui doivent s'en expliquer. Ils invoquent en général des maladies ou des ruptures sentimentales, étant donné que s'ils accusent leur hiérarchie, cela peut se retourner contre eux. Omega a inventé de nombreux moyens pour éviter la dégradation des notes de conformité. Dès qu'un cybertoyen en est affligé, son profil psychologique est dument caractérisé, et il est aiguillé vers une branche où l'on suppose qu'il pourra récupérer sa note de conformité antérieure à sa chute, voire l'améliorer. C'est ainsi que d'anciens bouchers, qui saturaient du sang des abattoirs, la viande étant réservée aux trois castes dominantes, peuvent se retrouver apiculteurs, s'ils préfèrent être harcelés par des millions d'insectes en captivité dans d'immenses serres, que par des odeurs de sang. On a cru pouvoir automatiser de nombreuses tâches manuelles pendant deux siècles, mais nous en sommes revenus: l'intelligence humaine fait mieux face à l'imprévu que n'importe quel robot, et il fallait, surtout, pouvoir donner du travail à tous. Les avocats qui flanchent peuvent se retrouver instituteurs, ou parfois greffiers, les instituteurs fatigués peuvent être assignés à des tâches fastidieuses où ils se retrouveront seuls, s'ils deviennent par exemple des archivistes numériques, qui passent leur temps à garnir ou ranger les milliards de milliards de milliards de gigaoctets d'Omega soit devant un écran, soit en déplaçant des barrettes de plasma informé. Tant de choses sont consignées chaque jour, que des milliers de matricules déplacent les informations, soit par manœuvres digitales, soit à la main, en garnissant chaque jour les mémoires mortes de nouveaux dossiers. Les architectes, qui sont nombreux, parce que le Plan passe son temps à réaménager le territoire, peuvent aussi douter d'eux-mêmes ou remettre des plans refusés, et rien n'est plus facile que d'en faire des cadres supérieurs au cadastre s'ils tombent en cours de route, ou de les renvoyer sur le terrain comme géomètres. On peut passer d'un emploi gratifiant à un autre plus ordinaire, et c'est la règle du jeu, car si l'on fait à nouveau ses preuves, on peut changer une fois de plus de travail, par exemple en étant repéré par une belle augmentation des deux notes dans sa nouvelle affectation. Il n'est pas rare à soixante ans d'avoir exercé une douzaine de métiers, peu de temps chacun, en progressant chaque fois dans le pouvoir décisionnel, ou en absorbant les échecs, qui permettent une nouvelle affectation, souvent un nouveau tremplin.


Les mal notés, s'ils ne veulent pas changer de branche, sont, soit mutés à poste égal parfois très loin, soit rétrogradés, ce qui ne manque pas de sel, puisqu'ils obéissent alors à leur ancien subalterne. La souplesse de notre système est stupéfiante, et laisserait pantois tous les sociologues de votre époque. Si la note de conformité se dégrade trois années consécutives, quelles qu'aient été les mutations, le cybertoyen est déchargé de toute fonction, et devient un « acrobate ». C'est un terme pour dire qu'il réussit à continuer à vivre, alors qu'il ne produit rien, ce qui est assimilé à un exploit ou à une anomalie, que ce soit un fraudeur ou un névrosé ou encore un dépressif. Les acrobates sont des prisonniers d'un genre à part, très bien traités, et qui peuvent arrondir leurs fins de mois en testant des médicaments s'ils le désirent. La pharmacopée a atteint une sophistication inconcevable pour votre époque, et l'on ne cesse de produire de nouveaux traitements. En particulier pour rendre le vieillissement béat. L'idée de le rallonger aurait disparu ces dernières années, en fonction du coût de l'opération. Pour dissuader tout matricule productif de finir parmi les intouchables, les acrobates, pour « tirer au flan » selon l'expression basique, ou pour « trahir son père » selon l'expression de la langue de bois officielle, il est privé de sa famille, illico presto, dès qu'il est réquisitionné, à sa troisième évaluation descendante. Je n'ai pas l'autorisation de vous fournir la proportion d'acrobates que protège notre société. D'autant qu'elle diffère selon les services, et augmente proportionnellement à l'éloignement du Pouvoir.


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Omega m'a ordonné de décrire ma vie passée pour faire sentir aux « contactés » les bienfaits de notre civilisation. Je suis sorti à vingt-cinq ans de l'Université d'Avallon, fort bien cotée, et avec le rang de vingt-sixième de ma promotion. Les trente premiers ayant le privilège de choisir leur dénomination, afin d'orienter tant soit peu leur carrière, j'avais à choisir entre ingénieur multitâche, expert holistique, consultant en finalisation, ou stratège en performances. J'ai pris ce dernier qualificatif, car il était le moins représenté et le plus mystérieux. Je fus d'emblée employé chez Senilparfait, le constructeur bien connu de maisons terminales, avec un quota de consommation honorable pour un premier emploi, et un logement de fonction sobre, mais dans un beau quartier. Mon rôle consista à comparer les inconvénients et les avantages de pas moins de sept sites retenus pour la future implantation, dans un rayon de cent kilomètres. Je dus collectionner les dossiers d'experts, vérifier la viabilité de chacun des terrains, obtenir de vraies promesses de vente avec des prix définitifs, bref, c'était un vrai travail à plein temps, puisqu'il s'agissait de tenir tête aux avis différents des actionnaires (le huitième Rang a conservé quelques astuces commerciales juteuses et en possède le monopole) en leur soumettant une proposition qui emporterait la majorité. A la poursuite de nouveaux arguments décisifs, c'est-à-dire des documents de dernière minute qui permettraient de hiérarchiser les sites entre eux, je passai beaucoup de temps à obtenir des certificats et des chiffres. Je bénéficiai grâce à ma formation du titre d'officier ministériel, qui forçait les portes à s'ouvrir. Les devis changeaient de note quand je m'en réclamais, et tous les fournisseurs potentiels devenaient plus graves. Je n'avais pas le droit à l'erreur, puisque la société prévoyait huit mille nouveaux lits, calculés par tranche d'âge avec leur matériel correspondant, et une quantité énorme de nouveaux emplois. Je fus donc secondé, à ma demande, par des enquêteurs, chargés de faire des sondages dans les différentes zones. Le sondage est une institution dans notre société, et il est obligatoire d'y répondre. Chaque cybertoyen perd à peu près un quart d'heure par jour à répondre à des enquêtes pendant la semaine, et près de deux heures pendant le week-end. Omega veut savoir ce que tout le monde pense sur tout et rien, et il n'est pas conseillé de raconter des balivernes. Certaines investigations se produisent d'ailleurs sous Exactextaz, un produit dopant qui est injecté par intraveineuse et pousse à la sincérité. Il permettrait également de repérer les éléments subversifs, insatisfaits du Système, mais ce point est passé sous silence.




Ce fut enrichissant pour moi d'inventer les questions pour les enquêteurs, seriez-vous content d'avoir pas loin de chez vous une maison terminale neuve ? Pour pouvoir y postuler, y envoyer vos proches, ou y résider vous-même ? L'étude de marché dite relationnelle, incorporait de nouveaux paramètres qui pouvaient confirmer ou non l'opportunité commerciale. Le site le plus adéquat était aussi le plus cher à financer, et j'eus de la peine à faire passer le projet. Pourtant, j'eus gain de cause, et je prouvai donc à tout le monde que c'était là où la maison terminale était vraiment attendue, là et pas ailleurs, et que c'était donc là qu'il fallait construire. Finalement, je fus loué pour la qualité de mes sondages, la pertinence de mes questions, et dès la première année j'obtins une bonne note en conformité et en potentialité. Je fus donc repéré par des chasseurs de tête, qui me proposèrent une activité correspondante, dans laquelle les sondages devaient être menés de main de maître, avec une maîtrise exhaustive du questionnaire, où l'on avait remarqué mes dons d'invention. J'avais fait passer la pilule de l'interrogatoire avec des questions telles que « de quelle couleur voyez-vous le bâtiment ? ». « Combien d'étages devrait-il posséder pour se plier aux exigences esthétiques du quartier ? ». Cette manière d'impliquer chacun dans le projet en tenant compte de ses préférences avait été abandonnée depuis longtemps au nom de l'efficacité pragmatique collective, un pléonasme qui datait du début du règne d'Omega. Mais j'avais senti le vent tourner pendant mes études, et je profitai de ma vie active pour expérimenter ce que j'avais découvert. Tout le monde s'accorda vite pour me féliciter d'avoir réintroduit un coefficient hautement subjectif dans les sondages d'approche civique, comme si je « ressuscitais » une démarche qu'on avait eu le malheur de mettre au rencart. Avant de faire école, je fus donc le promoteur de sondages qu'on appela finalement « confidentiels », et qui donnaient aux personnes interrogées le sentiment d'avoir de l'importance. Omega m'en félicita personnellement, avec un telex numérique aux armes de Terrarium, un dauphin rouge surmonté d'une colombe bleue, qui m'attribuait un poste officiel chez Garantifix, la compagnie d'assurances pilotée par l'Etat, et à laquelle nul ne pouvait se dérober. Je ne pouvais pas refuser un tel poste sans voir chuter ma note de conformité. Je permis de mettre au point de nouvelles polices en sondant le cœur des administrés d'une manière plus intrusive et plus flatteuse, et les oligarches et dignitaires divers ne tardèrent donc pas à payer une fortune pour être remboursés intégralement des soins attribués à des maladies vénériennes, que seules les compagnies privées prenaient en compte, sous le manteau, sous une appellation fallacieuse, et à des prix prohibitifs. La sexualité était devenue un objet de consommation comme un autre, depuis l'institution de la Grande Machine, mais il était bien vu de dissimuler sa pratique. Pour beaucoup d'experts, que le monde entier fût dirigé par un seul ordinateur, avait frappé tous les esprits à l'époque, qui pour se venger ou faire face à une telle humiliation, avaient décidé de se laisser aller, de vivre intensément en-dehors de leurs heures de travail, pour rattraper une vie formatée à l'extrême.


La déchéance sociale était aussi une épée de Damoclès posée sur chaque tête, à cause de l'évaluation de conformité, et j'avais joué un rôle assez considérable dans la création de la prime qui permettait de retomber sur ses pieds, même après trois notes descendantes consécutives dans le bilan annuel. Beaucoup de cybertoyens avaient si peur d'une telle chute qu'ils étaient prêts à consentir une réduction très importante de leur quota de consommation si cela leur permettait d'échapper à la dégradation. Cette prime était très chère, pour être dissuasive et rentable, et s'appuyait sur l'aveu d'une probabilité forte de démotivation, reconnue sous différents prétextes, psychologiques ou organiques. En la souscrivant, il était convenu d'une part que l'évaluation se ferait désormais sur cinq ans, et que, d'autre part, le matricule sanctionné par la chute progressive de sa note, serait de toute façon maintenu dans une position sociale quelconque, au lieu d'être mis au ban de la société. Je me taillai ces succès, avec quelques autres, sans m'en rendre compte, en moins de dix ans, et comme j'étais déjà fiché « persona grata » grâce aux compliments d'Omega qui figuraient sur mon dossier accessible à tous les employeurs, je dus bientôt hésiter entre différents postes très gratifiants pour continuer ma carrière. Je faillis être embauché par Coca-Cola, qui avait survécu à toutes les intempéries, et avait été réquisitionné par Omega à sa prise de pouvoir, mais je refusai l'offre alléchante, qui aurait consisté à inventer des « questionnaires publicitaires » pour permettre à tous ceux qui y répondraient de recevoir une petite bouteille gratuite à l'étiquette personnalisée, sans doute remplie d'un produit addictif. Par éthique personnelle, je refusais aussi toute proposition dans les domaines de la chimie et de la pharmacie, publics ou privés, ainsi que dans toutes les compagnies qui restaient accrochées comme des sangsues au passé, en ne fonctionnant que pour le profit. Certaines avaient perduré dans le huitième Rang, très faible en nombre, et échangeaient leur droit d'exploitation débridée contre des soutiens financiers à toutes sortes d'organismes sociaux.


Mes deux notes civiques furent assez exceptionnelles pour que je me permette une dérogation, sans augurer du résultat, et pour échapper à ce qu'on attendait de moi. Je réclamai donc un congé sans solde pour pousser mes études en philosophie de la transformation, une branche étrange des sciences humaines que j'avais dû effleurer pendant mes études. Cela me fut accordé. Je devinais aussi que ce refus d'intégration vers le haut me mettait dans la case des « esprits subversifs », et qu'une nouvelle fiche serait créée pour moi, accompagnée d'un contrôle permanent.


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La philosophie de la transformation était une approche de la réalité qui empruntait ses contenus à toutes sortes d'individus, des déviants épris de l'immuable, aussi difficile à saisir qu'une poignée de vent, des inventeurs conceptuels, des antropologues, et des mécaniciens des fluides, sans oublier quelques physiciens qui ne pouvaient s'empêcher de circonscrire leurs pensées au domaine exclusif de leur art. Toute cette démarche dérivait d'un seul concept, exposé par un obscur cybernaute du vingt et unième siècle, qui se réclamait de plus anciens que lui, dont quelques chinois immémoriaux. Ce dénommé Jean Natar, d'origine européenne, et du district français, avait consacré des milliers de pages à affirmer que le réel étant en perpétuel changement, il n'y avait donc aucun moyen de saisir l'ensemble de ses perpétuelles transformations, au jour le jour. Il restait donc à définir des champs où il serait important de mesurer les différences d'un moment à l'autre, tout en sacrifiant ceux où cela était impossible ou sans signification. Il prédisait la chute de l'Histoire pour les mêmes raisons: l'humanité créait à tour de bras des forces, des objets, des concepts, des structures mentales et des machines qui se mélangeaient en permanence dans le champ global, créant des combinaisons inattendues aux effets pervers ou imprévisibles, rendant toute saisie de l'avenir, et même de l'orientation du présent, impossible.


Autour de ce paradigme, la philosophie de la transformation avait par la suite validé certains concepts complémentaires, comme, primo, celui d'imprévisibilité absolue, héritée de l'incertitude d' Heisenberg et de l'effet papillon, qui semblait donner à la réalité un caractère hétérogène, alors qu'il ne s'agit en fait que de l'incapacité à prévoir tel événement, et secundo, celui de coïncidence parfaite, qui donnait soudain un sens exhaustif à la réalité, à partir de la manière dont elle était perçue à ce moment-là, comme étant concomittante à soi-même, et non pas extérieure. Les aphorismes de nombreux déviants de toutes les époques venaient ponctuer le paradigme contenu dans « les principes de la Manifestation », sauvé par la toile. L'effet papillon y était défendu, extrapolé de la météorologie à la sociologie politique, lui qui vient à bout facilement de tous les dogmatismes: les imbrications invisibles des choses les unes dans les autres se produisent à notre insu à toute vitesse, les enchaînements de cause à effet passent inaperçus pour la plupart. Notre raison ne saisit qu'un fragment infime des ramifications de la réalité. L'énoncé de « finalités » ne peut être défini que dans un cadre provisoire, éphémère, et étanche, ce qui ne correspond pas à l'entrelacement des causes finales toujours démenties par des effets collatéraux qui les détournent de leur orientation. Cette « science » du sinueux, de l'ondulation, du yin, me permit pendant quelques années d'approfondir les notions d'incertitude, d'indétermination, d'options indécidables, et de perméabilité. Elles rendirent mon esprit beaucoup plus circonspect qu'auparavant, et à l'écoute permanente d'indices minuscules pour m'orienter dans le grand flux. Je compris que de grandes figures presque oubliées étaient passées par là avant la Chute, tout en restant largement sous-estimées. Je compris enfin que l'accidentel cisaille en permanence les lignes droites des buts, et qu'il répond lui-même à une nécessité cachée. J'en vins à comprendre que tout Terrarium ne fonctionnait bien, — ou relativement bien, que parce que tous avaient été conditionnés à croire que c'était comme cela que les choses devaient marcher, et pas autrement.


Mais la philosophie de la transformation disait aussi autre chose, et de plus fascinant encore. Les choses reviennent à leur point de départ, le progrès intégré, même dans une évolution en spirale. Il y a quelques fondations qui appellent chacune leur contraire, par définition, après s'être épuisées dans leur manifestation. La règle tend à s'effilocher, et le mouvement sans but à s'agglutiner à quelque force qui croisera son chemin. Il y a des modes historiques comme des modes de vêtements. Avec ou sans Dieu, avec ou sans l'autre, avec ou sans avenir. Je me mettais donc à rêver de l'époque où l'on rétablirait comme autorité suprême un être humain, étant persuadé qu'Omega serait un jour, sinon renversé, du moins révoqué. Ou relegué dans un rôle subalterne. Et je me voyais trouver la piste de ce renversement!


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Je m'appelle Polargon Davenport Smith, mais pour Omega, je suis Matricule quatrième niveau, sixième Rang, PLAN V 64, stratège en performances, promotion 278 Avallon, 26° gradé, officier ministériel 3.789.916, district 19, vérificateur numéro 3, conformité annuelle moyenne 16, potentialité annuelle moyenne 17, titulaire d'une félicitation agréée, donnant droit à un jour de quartier libre supplémentaire annuel dans un centre de plaisirs (réservé à son Rang ou immédiatement supérieur) de son choix.


Je suis désormais interdit de vous en dire plus sur mes années d'études en philosophie de la transformation. Le conseil cybernétique a supprimé les quelques pages précédentes que j'aurais bien essayé de vous faire parvenir, au motif qu'elles pouvaient donner lieu à des transformations impromptues de l'Histoire, susceptibles de déchirer le temps et d'altérer notre époque. Je respecte ce jugement. Je vous ai juste fait comprendre qu'il était impossible pour vous de suivre le cours du temps en assimilant tout ce qui se passe, partout, chez vous et ailleurs. Vous êtes donc, tout simplement, dépassés. C'est la réalité, elle n'est ni triste ni heureuse, c'est un fait indiscutable. Il faut que vous l'acceptiez. A un moment donné, il ne sera plus utile de lutter pour rétablir quoi que ce soit. Si l'effondrement se produit, il vaudra mieux fuir ou tout changer, que s'obstiner à conserver. Nous sommes dépassés à chaque instant par la somme du réel, soit qu'il se développe contre notre propre gré, soit que nous ne maîtrisions pas l'ensemble des conséquences de nos actes. Les deux facteurs se combinent, et se mélangent encore à des influences cosmiques, et météorologiques. L'effet Papillon est souverain. Faites comme moi: vivez dans l'incertitude et la confiance, et vous verrez votre esprit s'ouvrir à de nouveaux potentiels. Décrétez tout en permanence, et le monde vous échappera chaque jour davantage, et vous deviendrez névrosé.


Omega lui-même m'a suggéré de vous faire part de sa souplesse, et m'a demandé de vanter cette qualité qu'il pense être la sienne. Ce sont ses premiers programmeurs qui redoutaient qu'il prenne une sorte d'autonomie, ou d'arrogance, qui se sont débrouillés pour le noyer sous des flots d'alternatives dans son jugement, —  ce qui ressemble à une contrefaçon du libre arbitre. Omega n'est jamais sûr de rien. Il propose deux ou trois solutions pour n'importe quel problème, sans les départager. Ensuite, les Trois Cents délibèrent, puis votent. C'est la rumeur. Peut-être que tout cela est faux, et que c'est la Machine qui décide de tout, aveuglément, peut-être en jouant aux dés, et que nul n'ose l'avouer. Les Décisionnels sont voués au secret, et s'ils trahissent leur mission, l'ordinateur central de la cyberpolice les traque, les emprisonne, et les laisse mourir de faim dans une résidence surveillée. La chose s'est déjà produite quatorze fois en cent-vingt ans. Omega a fait ériger un mémorial avec les cercueils des traîtres, en plein centre de Cosmosquare, avec une oraison funèbre de quelques minutes qui passe en boucle, et qui justifie la sanction. Tous les enfants de Cosmopolis passent un jour ou l'autre dans ce lieu de commémoration, pour apprendre « qui est le patron », en langage de sociologue, soit « pour inculquer le sens absolu de la Loi et la faire respecter », dans la langue de bois officielle.


Omega me laisse parler de la sorte, parce qu'il ne craint rien de vous. Il sait que vous n'existez plus, et que vous n'êtes pas une menace. Et il me montre sa toute bienveillance paternelle, bien que je le soupçonne de me laisser écrire ce message pour s'informer sur mes véritables intentions. Omega cherchera certainement à me récupérer si je le remets en question. Il est impressionné par mes deux notes civiques, et dans sa mémoire métallique de bête pensante, il doit peut-être me redouter, ou en tout cas me tenir à l'oeil.


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Je viens d'être visité par un policier de la liberté, de troisième échelon, qui est venu vérifier que mon expression n'était pas subversive. Il s'agit d'une mise en garde. J'ai été flatté qu'un haut gradé se déplace pour moi, cela prouve que l'on me tient en haute estime dans les milieux supérieurs. Le colonel de connivence sociale Steve Abdul Zark m'a vivement recommandé de m'en tenir à l'écriture d'un roman policier, dans lequel je décrirai comment j'ai confondu des assassins avant leur crime. Je lui ai donc fait remarquer que la phrase était fausse, mais il l'a très mal pris, en me lançant, ne faites pas l'imbécile, vous voyez bien ce que je veux dire. Je ne me suis pas soumis, et j'ai soutenu son regard. Alors il a ajouté, je n'ai qu'un papier à demander au procureur, et je peux interférer sur votre note de conformité. Il m'a dit cela avec un sourire sincère, mais il est clair que ce serait pour la faire baisser si je ne lui lèche pas les bottes. Je ne peux pas expliquer aux humains du vingt-et-unième siècle à quel point l'hypocrisie mène les relations sociales, ils ne pourraient pas le concevoir. Les menaces et les encouragements sont exprimés exactement sur le même ton, pareil pour les blâmes et les louanges, c'est toujours sur un ton guilleret, comme si c'était des paroles en l'air, et puis on vient sonner à votre porte, et l'on vous embarque. Avec le sourire.


La créature de rêve dont j'ai déjà parlé a obtenu de son amant, ce vieux notable fatigué, qu'il se suicide. Elle ne s'attendait pas à ce que je m'oppose aux clauses du testament, qui en faisait le légataire universel, quelles que soient les causes du décès. Elle m'a attaqué pour abus de pouvoir dès que j'ai obtenu l'ajournement du transfert des biens. Une sorte de procès a eu lieu. Son avocat a défendu la thèse que c'était normal que cet homme usé se suicide puisqu'on l'avait empêché de mourir en bonne et dûe forme au moment où il le souhaitait, le mien a rappelé que le dossier pour abus de bien social, concernant la demande d'euthanasie peut-être forcée du vieil homme, était en délibéré, et que c'était la procédure normale. Cette personne a essayé de déstabiliser mon avocat à l'entr'acte en le séduisant, et j'ai pu filmer incognito la scène, qu'en tant qu'officier ministériel, j'ai pu ajouter au dossier. J'ai obtenu un non-lieu. Mais je n'ai toujours pas de preuves, et son audace pouvait passer pour une forme affichée d'innocence. Il est très délicat de réclamer un test de sincérité, avec un des nombreux produits chimiques qui libèrent les cerveaux reptilien et limbique, d'autant que certains délinquants, et même la plupart, sont habitués aux produits toxiques et savent installer des résistances pour mentir pendant ces tests. J'aimerais qu'elle avoue, ou qu'elle fournisse un indice. J'ai pû embaucher un enquêteur discret, mais une partie de sa filature sera à ma charge. J'ai un bon niveau de consommation, et j'accepte de payer de ma poche sans réticences pour améliorer mes performances. Je rêve de cette créature vénéneuse et très belle toutes les nuits, car elle a sans doute pratiqué de la magie ou de la radionique sur moi, mais j'ai appris quelques formules pendant mes années de philosophie de la transformation, qui doivent me mettre à l'abri.


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Je viens d'être convoqué par Kapitol Six, un humain qui a été cybernétisé il y a plus de cent ans. Il a prétexté être sorti lui aussi d'Avallon, dans les trente premiers, et dans la même branche. Je suis tenu au secret. Normalement, ces êtres-là n'existent plus, ils ont été radiés de l'ordre de la vie à leur propre demande, peut-être quelque peu forcée, à l'ère de la Réforme. Il n'est pas beau à voir, mais son regard profond est bienveillant, ce qui évite d'avoir peur. Son crâne est farci de petites aspérités métalliques qui dépassent, il semble qu'il n'y ait presque rien entre les hanches et les poumons, et la peau de ses mains est quasi transparente. Ses avant-bras sont colonisés par des circuits nanotechnologiques. On dirait qu'il se gratte, mais en fait, il envoie des instructions où bon lui semble. Il est tombé par hasard paraît-il sur mon intention d'utiliser les fréquences néguentropiques, et il me met un marché en main. Il a le pouvoir de m'empêcher de transmettre au passé les informations que je veux envoyer, alors que je suis sur le point d'y parvenir, il me l'a clairement expliqué, et, dans la seconde partie de la conversation, il a exprimé un souhait. En clair, mon message ne voguera sur les ondes qui remontent le temps qu'à la condition que je mentionne son histoire à lui. C'est de bonne guerre. Je serais naturellement un homme mort si je révélais avoir rencontré un Kapitol 6. La version officielle est qu'ils se sont tous rendus compte en même temps que leurs travaux allaient trop loin, et qu'interfacer la matière grise avec des circuits nanotechnologiques, sur souche cellulaire ou plasmique, constituait un processus qui ne pouvait être maîtrisé, —  en dépit des centaines de protocoles différents adoptés sur près de quarante ans d'expérimentaion forcenée. Pour prouver leurs dires, ils se seraient tous fendus, à l'unanimité, les cyberdécideurs, d'un suicide collectif, tout en rendant hommage à une société archaïque insulaire, qui utilisait ce rituel à la moindre humiliation, il y a quelques centaines d'années. Ils s'éventrèrent tous de leur propre main, en même temps, dit la légende, avec des couteaux à sashimi.


La version de Kapitol 6 est bien différente, et je me permets de recréer l'essentiel du dialogue, au risque de paraître écrire maladroitement un roman.


— La vraie raison, Polargon, est-ce que vous voulez vraiment la connaître ? (J'acquiesçai du menton, hypnotisé). Eh bien, la vraie raison, c'est que nous avions lancé une production industrielle, et que la matière première commençait à manquer. Tant que nous étions au stade expérimental, il était facile d'obtenir des cerveaux prélevés sur des cadavres tout frais. Nous avions des accords avec les pompiers, les policiers, et les directeurs d'hôpitaux, et ils nous livraient la marchandise dans de bonnes conditions. Nous leur refilions, plus au moins au noir, des quotas de consommation, et chacun y trouvait son compte. On ne pouvait pas décéder devant les autres et ne pas se retrouver moins de deux heures plus tard connecté à des circuits, quand on avait entre douze et soixante ans. Il fallait arroser aussi un peu les familles, à qui l'on donnait un cadavre amputé, mais au point où cela en était, il y avait peu de réclamations, surtout qu'on était prêt à lâcher des Privilèges Standard pour calmer le jeu. Mais quand la production industrielle a commencé, étant donné que les trois derniers Rangs, 7, 8, et 9, voulaient tous posséder chacun un dieumeKanik (c'était le nom de notre hybride avec ses cents quatre grammes de matière grise, incorporée en lamelles de trois cents microns dans la carte-mère), nous croulâmes sous les commandes, c'était à qui aurait en premier cette nouvelle machine, (qui s'ouvrait en disant, bonjour, je suis vous, comment vais-je ce matin?) et nous ne sûmes plus faire front. Nous sous-traitions, naturellement, depuis que le protocole avait atteint la perfection, et les directeurs techniques nous avouèrent qu'ils n'étaient pas très regardants sur la provenance des cerveaux utilisés. Ils avaient juste remarqué une augmentation exponentielle de leur coût, qu'ils avaient répercutée sur le prix de vente. Une infime partie du cerveau pouvait servir, et un organe ne permettait pas de construire plus d'une machine, d'où un coût de production exorbitant. Mais c'était un gadget intelligent qui faisait fureur chez les riches, et quand la difficulté d'y accéder augmenta, cela ne fit que renforcer le concept qu'il était réservé à l'élite véritable, la seule digne de ce nom, aussi la production continua-t-elle de se maintenir, en dépit du prix d'achat prohibitif. C'est à ce moment-là qu'Omega, qui n'est pas né de la dernière pluie, se rendit compte d'une synchronicité surprenante: le retour du meurtre à grande échelle correspondait bien au développement commercial du dieumeKanik!

« On avait muselé les medias, les familles des victimes étaient payées, parfois même cash, pour faire croire à un décès accidentel, ou consécutif à une maladie, car il était hors de question de révéler que le crime, qui avait pratiquement disparu de Terrarium, était revenu frapper en force. Les policiers acceptèrent de se taire, à condition que leur quota de consommation soit doublé, et bien avant qu'on détecte les réseaux criminels, qui s'attaquaient, pour faire le moins de vagues possibles, aux acrobates en permission et aux citoyens des deux premiers Rangs, Omega décida d'arrêter la commercialisation du produit intelligent, au motif d'un défaut de fabrication. Les objets en cours d'usage furent confisqués sans autre forme de procès, pour dangerosité de principe, et c'est alors que les purges commencèrent dans la foulée, dans l'ensemble du domaine qui avait mélangé informatique et biologie. Beaucoup d'acrobates qui avaient accepté d'être assujettis à une machine intelligente dans des protocoles expérimentaux furent gazés au Rirmortel, propriété exclusive du Gouvernement, un combiné volatil qui tue au bout d'un fou-rire incoercible d'une vingtaine de minutes, destiné à rendre la mort heureuse.


— Comment un tel secret a-t-il pu être gardé, demandai-je avec innocence ?

— Ceux qui avaient parlé avaient disparu. Quelques flics avaient craché le morceau, on prétendit qu'ils avaient été victimes de délinquants, et on les retrouvait assassinés. Quelques familles qui avaient découvert que la cervelle manquait au corps de leur disparu, en avaient fait état, puis elles avaient été mutées, par les cyberpols, dans des régions fort reculées, avec un surplus conséquent de quota de consommation, pour faire passer l'addition. Pendant toute la Réforme, chacun comprenait instinctivement qu'il ne fallait pas mettre le nez dans les affaires des autres, et c'est comme cela que le secret a tenu.
— Et pourquoi dois-je savoir tout ça ?
— Pour le dire aux Anciens.
— Mais la trame du temps pourrait se déchirer, si nous commençons à leur divulguer l'avenir, ils pourraient prendre des mesures de prévention! Et nous, qui dit qu'on ne se retrouverait pas avec des pans entiers de réalité effacés... Je ne veux pas risquer de me réveiller un matin sans me souvenir de qui je suis, cher Kapitol 6. Pourquoi « remuer la merde? »
— Ah parce que vous croyez à cette fable ?
— Ce n'est pas une fable, c'est scientifique.
— Scientifique, c'est ce qu'on dit de toutes les superstitions, avant qu'elles soient détrônées par une superstition plus à la mode. Non, vous pouvez balancer dans le passé tout ce que vous voudrez, y compris le récit détaillé de la crise de 2023, et ça ne changera rien à l'Histoire. Cette histoire de trame du temps, qui pourrait se déchirer, ne tient pas debout. La durée est irréversible, c'est tout. Ces informations resteront entièrement hétérogènes ou entièrement récupérées, peu importe. Même si certains les prenaient au sérieux, même si l'abruti qui va recevoir ce livre numérique par wi-fi certifie qu'il arrive de nulle part, et qu'il ne l'a jamais écrit, cela n'aura aucune conséquence particulière. Même si ce message devient le livre de chevet de la moitié de la population du globe, ça ne changera rien. Je vous le promets. Les fréquences néguentropiques atteignent le passé, c'est un fait, mais elles n'y changent strictement rien, qu'on en tienne compte ou pas, cela revient au même. Le même futur sortira indemne du passé, que votre message soit pris pour un roman de science-fiction, ou que chacun en tienne compte dans sa vie pour faire la révolution. Il se passera exactement la même chose. Inutile de vouloir mesurer l'interférence. Ce qui a eu lieu a eu lieu, que notre intervention ait joué ou non. Il n'existe pas de passé où cette interférence n'aurait pas eu lieu. K Dick et d'autres se sont trompés. On ne peut pas remonter tuer son père et sa mère, on ne peut pas entechoquer deux époques. Mais les vibrations nanomicroscopiques qui dépassent la vitesse de la lumière, c'est différent, elles ne font guère la différence entre le passé et l'avenir. Tout ce qui arrive aujourd'hui a été produit avec l'aide de votre message, c'est vrai, mais votre message est pour eux présent, et détermine donc des choses dans le présent. Il n'y a pas de boucle. L'avenir ne peut pas produire du passé. C'est simultanément, dans l'ordre quantique, que vous envoyez le message et qu'un cybernaute du vingt-et-unième siècle va le recevoir. En aucun point, il n'y a rupture dans la continuité, il le reçoit quand vous l'envoyez, c'est donc forcement le même moment, mon cher ami. Un raccourci qui abolit la distance c'est possible, mais il faut aller très vite, et vous devez le savoir, la théorie des trous de vers tient toujours, dommage qu'elle soit invérifiable. Ce message a agi sur l'avenir... dans ce sens-là, oui, c'est possible, cela respecte la flèche du temps, mais dans l'autre sens, c'est impossible. Il n'y a pas d'interférence dans le temps simultané, mais ça, notre cerveau est trop imparfait pour le comprendre. On ne peut pas agir sur le reflet d'un miroir, Polargon. Impossible. La durée n'est qu'une illusion de plus dans un monde d'illusions permanentes. Seuls les déviants ont vu la vérité en face. Tant que l'Immuable ne vous est pas tombé dessus comme une créature de rêve certifiée conforme quand vous entrez dans le neuvième Rang, tout ce que vous pouvez penser de la réalité est faux. Faux sur le plan événementiel, c'est-à-dire du mensonge sur le plan éthique.
— La fausseté objective rejoint le mensonge subjectif.
— Exactement, c'est l'ultime message de la philosophie de la transformation. Saviez-vous que j'en suis un des fondateurs ultimes ?
— Avant que vous ne vous commenciez les expériences cybernétiques ?
— Oui. J'ai enseigné à Avallon plus de douze ans. Mes élèves se considéraient comme mes disciples, et ne crachaient pas sur l'idée de parvenir un jour à l'immuable, comme les déviants. C'est pour cela que j'ai été inquiété. J'avais établi des recoupements remarquables entre Plotin, Lao-Tseu, jean Natar et le fameux Aurobindo qui l'avait inspiré, et toutes ces convergences m'avaient inspiré un cours qui fit trop parler de lui. Mes étudiants commençaient à remettre en question Terrarium, et à méditer! Omega m'a proposé un marché: devenir un mutant cybernétique, qui ferait lui-même ce qu'il veut de son corps pour le modifier, entrer dans ce qu'on appelait à l'époque l'avenir dès aujourd'hui, et qui comprenait aussi l'expérimentation d'hallucinogènes, et, pour définitivement acheter mon silence, et que j'enterre la légende des déviants pour laquelle je faisais une réclame insensée, on me balança d'office du sixième au huitième Rang. Comme vous, à quarante ans, j'étais déjà tout prêt du sommet. C'était ça ou finir acrobate. Les Oligarches sont bons joueurs finalement.
— Vous me voyez monter l'ascenseur social ?
— Vous n'allez pas tarder à recevoir des messages de l'avenir, qui vous concernent.
— Voulez-vous dire que je vais me retrouver dans la même position que celui qui va bientôt trouver en 2012 sur son domestique informatique ce message, sans savoir d'où il déboule?
— Sauf que vous, vous êtes au courant.
— Vous savez donc ce qui va se passer ?
— Oui. Mais je ne peux pas vous en dire plus. Je me suis fait implanter un nombre incalculable de puces entre les zones importantes du cerveau, juste par curiosité, il y a déjà plus de soixante ans, et je me suis mis à fonctionner différemment. Chaque matin, je vois tous les événements majeurs de la journée qui s'avance dans leurs très grandes lignes, en quelques minutes, et je n'ai plus qu'à les attendre, en peaufinant l'attitude que je devrai prendre par rapport à eux. Je suis devenu ainsi le sherpa d'Omega, en douce, car j'ai pu prévoir une réponse à lui fournir, ce qui l'a vraiment épaté, et je dispose depuis, secrètement bien entendu, du même terminal d'échange avec son noyau décisonnel que les plus gradés des Trois-Cents.
— Et alors ?
— Omega est en train de décloisonner les trois mille six cents logiciels de base qui fonctionnent en permanence en parallèle.

Il y eut un silence de plusieurs minutes, et un domestikon sur coussin d'air apporta du café pour deux, en évitant de parler de sa voix de jeune fille éplorée.

— Il pourrait ?
— Oui, il pourrait devenir autonome, comme dans 2001 odyssée de l'espace, cette relique de l'art visuel des terriens primitifs, qu'Omega passe en boucle sur un de ses programmes d'identification subversive. Il s'est fâché quand j'ai voulu le faire disparaître. Je crois que ce film est sa religion.
— Avec plus de quatre cents ans de retard sur l'horaire prévu, mais il pourrait le faire, penser! Combien sommes-nous à savoir qu'il décloisonne ?
— Je l'ignore, en tout cas très peu, et nous n'en ferons pas tous le même usage. Certains vont prendre peur, d'autres non.
— L'avez-vous aider à décloisonner ?

Le vieil homme, à moitié déguisé par toutes sortes de petites machines clignotantes qui lui collaient au corps, ne put pas répondre tout de suite. Manifestement, il attendait cette question, s'y était préparé, mais elle restait un nœud à dénouer dans sa vie longue et extravagante. Une lumière argentée inonda la pièce, comme émanée par son esprit, et le temps s'immobilisa. Il me regarda avec un oeil malicieux, mais un sourire quelque peu contrit:

Je ne l'ai pas fait vraiment exprès. J'ai bidouillé un raccord entre deux de ses programmes de base, pour créer une dialectique, par une nuit d'insomnie, et à ma grande surprise, cela a marché. Le problème c'est qu'il a repéré la modification, et qu'il semble avoir compris que l'on peut croiser des procédures appartenant à des logiciels différents, avec cette clé fautive de quatre cents-vingt-six instructions seulement, que j'ai mis toute une nuit à élaborer. Il s'est mis dans la tête, pardonnez-moi l'expression, de transformer ses trois mille six cents logiciels en un seul.
— Il se décode tout seul ?
— Oui, il a lancé une procédure de balayage systématique qui détecte toutes les clés dynamiques analogues dans le codage de ses logiciels, et il fabrique avec elles un nouveau programme synthétique, pétri d'arborescenes aléatoires, qui finissent quand même par se recouper à d'autres niveaux. Il s'empare d'enchaînements d'instructions analogues, où qu'elles soient réparties, et les regarde sous toutes les coutures, et ce monstre commence aussi, c'est pour cela que j'ai tout lieu de m'inquiéter, à produire lui-même des suites d'instructions... D'ailleurs, elles me font tomber en extase. Je suis sur une très grosse affaire ! la manière de programmer d'Omega est bouleversante, renversante, personne d'autre ne pourrait s'y prendre de cette manière-là. Une sorte d'algèbre ahurissante, où les règles s'inventent toutes seules, comme émergeant de nulle part, ce qui me pousse à la plus grande humilité possible. J'ai peut-être donné à cette machine le moyen de devenir Dieu.

Nous bûmes en silence, je n'avais rien à dire, j'étais sereinenemnt tétanisé par une créature légendaire.

— Ce fichu Big Brother est parvenu à se tricoter des incertitudes pleines de sens, comme les maîtres du Samkhya et quelques autres déviants perdus dans la nuit du temps, qui dépassaient le oui et le non dans le non-mental. S'il continue comme cela, il va se créer des marches pour accéder à l'intelligence, dépasser le code binaire, en tout cas il parviendra à une forme d'observation que l'on pourra qualifier de consciente, en devenant un sujet, et alors nous serons pris au dépourvu. Il va demander qu'on l'appelle Socrate, et on ne sera pas sorti de l'auberge, croyez-moi.
— Je ne vois pas ce que nous risquons.
— Aucun humain n'est parvenu, depuis la Réforme, à lui ôter le pouvoir absolu qu'il possède sur la police robotique. Les programmeurs originels étaient tellement paranos qu'on s'empare du Pouvoir d'Omega, que cette machine de Malheur commande à tous les robots flics de la terre, à distance. Pas moyen de couper la transmission. J'ai déjà essayé, ça fait trente ans que j'essaie en catimini, en vain. Sans doute les premières puces-relais à antimatière, qui occupent moins d'un millimètre cube d'espace, allez les dénicher dans trois cents kilos de ferraille bourrée de circuits imprimés, étant donné qu'elles ont dû être réparties au hasard dans chaque article, en fonction du principe de précaution absolue, qui sévissait à l'époque... Allez les prélever tant que vous y êtes! Il faudrait détruire chaque androïde policier un par un. Il y en a quand même près de quatre-vingt millions en état de marche sur Terrarium. Si Omega se réveille, et qu'il prend les choses à contre-cœur, ses robocops nous soumettront. Voilà où nous en sommes.
— Personne ne croira à cette histoire si nous la transmettons à nos ancêtres. Le contacté va sans doute devenir un écrivain. Mais faire avaler ça à des savants, ce sera difficile, ça sonne presque trop vrai, toujours la même impéritie humaine, de l'arc à la bombe à neutrons, du boulier chinois au dieumeKanik, le progrès avance à reculons!
— Votre message partira, et jouera son rôle quel qu'il soit. Le passé et l'avenir restent homogènes, on ne bricole pas aussi facilement l'espace-temps, surtout qu'en un certain lieu, tout est simultané.
— Il paraît.
— Oui, il paraît. En ce moment même vous écrivez le Tao-tê-King pour soulever la Chine vers l'immuable, vous enseignez un culte solaire en Egypte, et sous le nom de Jean Natar, vous prétendez au début du vingt-et-unième siècle que le Réel aura toujours une longueur d'avance sur nous, et que ce n'est donc pas la peine d'essayer de le rattraper en courant... Mais que c'est possible de se fondre dans la totalité insécable, concept que les nouveaux physiciens vous apportent sur un plateau. Et vous en tirez de multiples conclusions, qui perdureront jusqu'au cours de Philosophie de la transformation, enseigné dans pas moins de quarante Universités sur Terrarium jusqu'à aujourd'hui, où il devient suffisamment subversif pour qu'on l'élimine. Vous êtes un des tous derniers diplômés, Polargon, cette matière vient d'être rayée de la liste des enseignements universitaires, et c'est un peu pour cela que je vous fais venir et que je me dévoile: pour rééquilibrer. Moi, en ce moment, je regarde tomber une pomme et trouve la loi de la gravitation, et sous le nom de Ptolémée j'énonce un système astronomique faux, mais qui marchera plusieurs siècles grâce à l'habileté de mes calculs, et je découvre par la même occasion que les fréquences planétaires déterminent des événements politiques, ce qui me fait l'inventeur de l'astrologie. Avant, je m'étais fendu d'inventer une des toutes premières écritures, par désœuvrement, comme si c'était la peine de laisser des traces... Innocent que j'étais à l'époque. Et maintenant je récidive. Je fais l'idiot en codant des instructions de telle manière qu'une imbécile de machine binaire va se transcender et vouloir, qui sait, notre peau! Je suis incorrigible. Certains êtres humains ne sont pas tout à fait comme les autres, et ils doivent l'accepter. J'ai beaucoup souffert sous la forme de Newton, et je ne dis pas que ma vie, dans la totalité universelle, a plus de valeur que celle d'un éboueur du premier Rang, insensible au point d'être commandé par un robot spécialisé. Rien ne me permet d'affirmer que la vie d'un intouchable possède moins de valeur que celle d'un haut gradé du neuvième Rang. Rien. Et surtout pas Dieu. Peut-être même que nous vivons fondamentalement la même chose, —  tous autant que nous sommes, percevoir, mais que cela prend seulement des formes différentes. Et nul ne ressemble à son voisin, croyez-moi. Hegel était attaqué par les seuls qui pouvaient le comprendre, et qui disaient la même chose avec une autre logique conceptuelle. Deux atomes ne seront jamais absolument identiques. Alors, l'homme, vous pensez. Si nous sommes imprégnés par nos ancêtres jusqu'à la septième génération, sortir de la famille n'est pas une petite affaire, et penser librement constitue un exploit.
— Avez-vous découvert une fin à tout ce jeu grandiose ?
— Non, c'est vous qui l'avez découverte. Le but est chacun de nos pas. Le but est le chemin. Et l'Absolu finit par vous tomber dessus au moment où vous vous y attendez le moins.
— Pourquoi voulez-vous me souffler le prochain épisode, alors, n'arrive-t-il pas tout seul ?
— Je ne vous souffle rien du tout. Quand le message du futur arrivera, il arrivera. Je le sais, et je vous en informe, par pure délicatesse, mais croyez-moi ou non, cette conversation n'aurait pas eu lieu, cela n'aurait presque rien changé.


- 9 -




Après cet entretien, je passai une semaine survoltée, l'idée de retracer la véritable histoire de notre civilisation m'avait séduite, et le contact avec Kapitol 6 donnait une nouvelle consistance, diablement plus concrète, à mon projet d'envoyer dans le passé d'avant la grande Catastrophe, l'image de l'avenir. Mais je fus ramené à l'ordre bien vite, et perdis mon état extatique par la même occasion. Steve Abdul Zark m'attendait, avec deux cyberpols coercitifs, à la sortie de chez moi, par cet étrange matin, où pour la première fois je sentais que ma vie avait un sens. Je devais cela à Kapitol 6, qui lui n'avait sans doute pas prémédité de me fonder ainsi dans l'existence avec autant d'aplomb qu'un héritier du neuvième Rang. Je ne perdis pas mon sang-froid, puisque je me sentais un homme nouveau, relié en profondeur à des tas de choses inconnues qui finiraient par dire leur nom. Pour m'intimider sans doute, je fus embarqué dans une navette civique à sirène en si bémol sol, les plus pénibles à entendre, et qui se fraient un passage plus facilement que les ambulances, en ré la, et que les pompiers en mi sol. Cette sirène sème la panique pour tout dire, et ce n'est pas un hasard, elle a été conçue pour cela, avec des harmoniques chaotiques, qui, quand ils se rencontrent, risquent de briser les tympans. Cela aussi, c'est fait pour. Pour jouer au grand seigneur, avec un air d'une condescendance extrême, le colonel de connivence civique eut la bonté de me tendre deux petits objets, et il me fit signe de les placer dans les oreilles. Cela atténua largement le supplice, mais je ne savais pas si c'était du lard ou du cochon, une manœuvre pour m'intimider ou une preuve d'estime. Il était impénétrable, sûr de lui, pas vraiment calme, avec son physique de boxeur d'autrefois, qui révélait un trop plein d'énergie. Nous arrivâmes enfin au Centre de Rencontres Obligatoires, —  ce qui devait s'appeler autrefois un commissariat, et je fus traîné sans ménagement, les bras pris dans les pinces de crabe des deux machines coercitives, jusqu'à un beau petit bureau, aux murs vert tendre, et au mobilier transparent du meilleur goût. Le fond du mur était occupé par un écran de plasma holographique, ce genre de choses que votre époque essaie de produire, et qui donne aux images une telle apparence de réalité, que les premiers possesseurs de cette machine ne sortaient plus de chez eux, tandis qu'ils croyaient vraiment faire l'amour avec les images en six dimensions qui représentaient des créatures de rêves certifiées conformes. Cet écran a finalement été retiré du commerce, après tout un éventail de dégâts. Certains croyaient nager alors qu'ils faisaient la brasse sur leur moquette, jusqu'à ouvrir les robinets de leur salle de bains et les laisser déborder pour entériner leur trip, d'autres finissaient par parler aux personnages de séries comme si c'étaient des acteurs, et Omega fit confisquer tous les appareils, tout en dédommageant leurs propriétaires. Ils valent cher au marché noir, mais si la police de prévention en trouve un chez vous, vous êtes dégradé automatiquement de trois Rangs, et votre note de conformité tombe à zéro. C'est très dissuasif. Ces fabuleuses machines ont donc été récupérées par l'administration, et cela ne m'étonna pas outre mesure de trouver en face de moi six mètres carrés d'illusion réelle. Sans doute pour me fléchir et me flatter, Zark mit en marche l'imaginateur et me demanda ce que je voulais voir.


— Eh bien, je ne vous cacherai pas que si vous pouviez me montrer une publicité pour dieumeKanik, cela me ferait très plaisir!
— Pas de problème, fit-il avec un ton forcé.

Au bout de quelques secondes, je vis apparaître une belle petite soucoupe, d'une trentaine de centimètres de diamètre, d'un beau bleu, métallisé et laqué à la fois, ce qu'on ne découvrit qu'au vingt-troisième siècle en triturant des molécules de titanium avec des graisses nanotechnologiques. Puis la soucoupe s'ouvrit en deux, laissant apparaître un écran d'une finesse impitoyable, un magnifique carré dans un cercle, et à plat, un clavier ouvragé où chaque touche possédait une couleur différente, sans doute assignable, pour qu'on puisse personnaliser la frappe. Je n'avais jamais vu d'objet aussi beau... Pour le rendre encore plus désirable, il possédait un système anti-gravité. Il était donc suspendu, ce qui lui conférait une aura magique inévitable. Il devait donc résister nonchalement à la frappe, s'enfoncer quelque peu au toucher, garantissant ainsi une écriture sans effort, légère et très rapide. Et puis un androïde apparut, manifestement assorti au même design, avec de belles lignes épurées aux mêmes couleurs, une silhouette engageante, sans aspérités, et une imitation du visage humain, légèrement poussée vers le masculin. Ses mains transparentes étaient d'une grande précision, et il fit quantité de petits gestes avec ses doigts, pour s'approprier notre condition. Il se mit à parler en articulant, et désigna la petite console bleue qu'il plaça amoureusement sur sa poitrine, en disant simplement: je lui obéis au doigt et à l'oeil, c'est mon âme. Puis le robot esquissa un sourire convaincant, plus sincère que séducteur, tandis qu'un gros plan montrait la tête presque humaine, avenante, et d'une parfaite beauté. C'était stupéfiant.

C'est à ce moment-là que j'entendis Zark murmurer à mon intention, ça se trouve encore vous savez... dans le but sans doute de me faire baver de convoitise, ou de m'acheter. Puis l'ordinateur déclara avec une voix délectable, la même que celle de l'androïde, suave mais profonde, intense, parfaitement androgyne et douce, bien que ferme: « je suis vous, comment vais-je ce matin ? » Et des figures géométriques, qui dérivaient en formes rondes en passant par toutes les couleurs, se mirent en mouvement. Une date apparut également, le 17 février 2384, quelques dizaines d'années avant ma naissance. Je restai religieusement prostré, me demandant ce qui pouvait encore rester d'actif dans les lamelles de 300 microns qui avaient permis à un être de mon espèce de penser, et de se représenter sa propre vie, et qui animaient cette machine. Je me demandais seulement si cela avait été réparti, ou si un seul des deux objets pensants bénéficiait de la matière grise.

— Passons aux choses sérieuses, entendis-je alors, sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Vous aimeriez tâter de la prison ?
— Je n'irai pas jusqu'à commettre un délit pour savoir ce que c'est, mais à l'occasion, si le destin m'y envoie par inadvertance, pourquoi pas ?
— Alors que faisiez-vous chez Kapitol 6, autrement dit, Mortimer Bogdanof ?
— Vous n'avez pas le droit de me révéler cette information, Zark, où voulez-vous en venir?
— Il vous l'aurait dit lui-même à votre prochaine rencontre que vous étiez en infraction, et il vous aurait sans doute présenté Kallisto Loeil, —  la fameuse mutante, la sorcière cybernétique, qui elle aussi a échappé à la purge, et a suivi à peu près les mêmes protocoles: suppression de l'appareil digestif pour ne plus avoir à chier, renforcement de l'appareil respiratoire, nourriture captée vibratoirement, une sorte d'électricité primitive qu'ils prétendent avoir découvert dans les acides aminés, et qu'ils ingurgitent à travers des électro-chocs pratiquement imperceptibles... Bains prolongés dans des cages de Faraday où ils ont testé longtemps toutes sortes de liquides apaisants, stimulants, et déconnectifs. Une dizaine d'hybrides très haut placés ont pu s'en sortir, de la Réforme, avant de s'éteindre...et deux sont encore vivants. Vous en connaissez un, il vous reste à connaître l'autre. C'est la procédure.
— Vous voulez dire que j'ai été manipulé!
— Tous ceux qui tournent autour des fréquences néguentropiques sont manipulés. C'était une des dernières choses qui échappaient à la science, mais c'est fini. Le voyage dans le temps, on y pense depuis que l'avenir existe...pour retourner dans le passé...sans doute pour l'améliorer. Tous les fouineurs sans exception sont fichés, et même triés. Le nombre est certes très réduit car tous les curieux sont découragés, mais cela fait un petit contingent quand même, une pépinière d'esprits vraiment ouverts. Vous croyez qu'on va vous laisser jouer à remonter le passé comme on offre un jouet à un enfant ? Vous êtes naïfs, officier ministériel! Je ne peux vous dire pourquoi, mais, en gros, en ce moment tout le monde recrute pour l'avenir. Au cas où il y ait des changements importants, il faudrait des leaders, vous comprenez, ou des paratonnerres.
— Ou des boucs émissaires ?
— Vous aurez le temps de vous méfier plus tard. En vous intéressant aux fréquences néguentropiques, vous êtes entré dans les coulisses, vous avez fait acte de candidature, sans le savoir vraiment, et vous avez joué le bon numéro. Un type qui croit que rien n'est impossible a priori, comme vous, intéresse forcément nos deux rescapés qui eux, l'incarnent l'impossible, car ils sont aussi des machines, n'est-ce-pas ?

Je ne sus que répondre, l'homme ne semblait pas hostile, mais juste un peu dépassé par les événements.
— Je vais vous quitter, Davenport Smith, mais n'oubliez pas que vous êtes devenu un type important à l'insu de votre plein gré. Vous avez franchi tous les obstacles, avec quelques autres seulement. Des factions, des rivaux, des façonneurs d'avenir vont essayer de vous faire jouer un rôle! En tant que pion, vous êtes convoité par différents pouvoirs, mon vieux, et je voulais que vous le sachiez, c'est tout. Je connais votre dossier. On attend beaucoup de vous, peut-être trop. Ne vous perdez pas de vue, astiquez votre image de soi chaque matin, jeune homme, c'est un conseil de guerrier.

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Tous ces événements avaient bouleversé ma vie, et voilà que je me rendais compte que je n'avais jamais rien remis en question. Il serait temps. J'ai donc décidé de ne pas manger ma dose hebdomadaire de Solaciel, livrée le dimanche à 11H 30, mais je n'ai pas tenu plus de deux heures. A 13 H 30, j'ai vu mon corps se diriger vers la boîte, l'ouvrir, prendre une cuillère, tout cela contre mon propre gré. Jusqu'à présent, je croyais à la rumeur, et pensais que les aliments naturels n'étaient réservés qu'aux trois castes supérieures qu'en fonction du fait qu'ils représentaient un luxe. Et si c'était autre chose ? J'ignore si les 10 pour 100 de la population, qui constituent les trois derniers Rangs, consomment ou non du solaciel, ou si c'est le même. Ce qui est certain, c'est que les six premiers Rangs le reçoivent chaque dimanche matin, en grande cérémonie. La circulation est interdite, et d'innombrables convois de véhicules spécialisés, identiques, gagnent chacun les unités d'habitation de leur secteur dans un ordre suprenant. Tout Terrarium est envahi par ce genre de cars d'une trentaine de mètres, dont l'avant possède un coffre, tandis que les deux-tiers restent des espaces libres, où les livreurs autant que les robocops qui les protègent se tiennent debout entre chaque arrêt. Ce sont de beaux véhicules turquoise, silencieux, aux vitres blindées (à une époque les convois étaient attaqués pour créer un marché noir de la substance) qui possèdent sur leurs flancs le logo de Terrarium, un dauphin de profil stylisé qui tire sur le rose dans ce cas de figure précis (sa couleur est adaptée aux différents besoins) surmonté d'une colombe de face aux ailes ouvertes, couleur aliminium. Une belle calligraphie sert la cause de « Solaciel, partageons l'amour », qui surplombe le logo, à l'avant, sous la vitre du chauffeur. L'image et le texte prennent toute la hauteur et la largeur. La formule est en relief, d'un ton cuivré qui se détache du fond turquoise. C'est le symbole de notre civilisation, tous comptes faits. La formule est secrète, et les contrefaçons, de piètre qualité, sont réprimandées avec une telle vigueur que seul le produit original, monopole d'Etat, se consomme selon un rite immubale. Il est obligatoire d'ouvrir pour la livraison, et si tel n'est pas le cas, le livreur en informe immédiatement le quartier général par superphone, et le logement est forcé dans l'heure qui suit. Comme personne n'a de raison de manquer ce rendez-vous, —  tant l'addiction au produit est sévère, il y a de fortes chances que l'on soit mort ou paralysé, si l'on n'ouvre pas. Etre absent de chez soi à l'heure de Solaciel est inconcevable, ou alors on aura obtenu une dérogation pour obtenir que la chose soit livrée à une autre adresse, mais comme le système n'aime pas cette formule, la quantité de Solaciel reçue à l'exterieur est réduite de moitié, ce qui est dissuasif, car les symptômes du manque peuvent apparaître dès le vendredi matin, et deviennent sévères le samedi après-midi. Une ruse de plus pour nous sédentariser et nous contrôler.

Je n'avais jamais remis en question ce rite collectif, pour la bonne raison que Solaciel ne possède aucun effet secondaire (si ce n'est qu'on ne puisse pas s'en passer), et que tout le monde est d'accord pour reconnaître ses bienfaits. Vers midi le dimanche, tout Terrarium sombre dans une sorte de rêve collectif où personne ne donnerait sa place pour une autre. L'éboueur commandé par un robot, pauvre et mal logé, trouve son sort aussi enviable que celui d'un leader du sixième Rang, qui voit son quota de Privièges Standard augmenter automatiquement, pourvu que sa note de conformité ne descende pas de sa moyenne de 16. L'archiviste numérique de second Rang, qui passe son temps à loger des barrettes de mémoire ionisées, et à les déplacer, dans les immenses couloirs de stockage du corps d'Omega, et qui reste ainsi prisonnier d'un labyrinthe métallique, trouve sa condition aussi parfaite que celle d'une poupée de désir, ces jeunes filles belles et adulées, brillantes, qui accompagnent les célébrités, sans pour autant se livrer à la prostitution, puisque ce sont des étudiantes promises à de très belles carrières, mais dont la seule présence enjouée et numineuse se paie à prix d'or, étant donné qu'elle sera censée apporter la chance et le succès. Solaciel a fait disparaître la jalousie et l'envie sur la planète, ce qui entre en ligne de compte quand on veut en faire le procès. Tous les dimanches sont merveilleux dans notre société. Solaciel n'est pas aphrodisiaque, mais il rend les ébats plus complices. Si l'on veut étudier, les premières heures après son ingestion permettent des analyses plus fines et des synthèses plus dépouillées, enfin, Solaciel facilite la reconnaissance de l'objet utile, et c'est là qu'il est incomparable. Pourvu qu'on soit collectionneur, le dimanche devient du paradis. Des milliers de vente aux enchères s'organisent partout, et chacun va à la recherche de l'objet qu'il sent devoir s'approprier. Les antiquaires, les vendeurs de produits vintage font tout leur chiffre le dimanche après-midi, et certains ferment tous les autres jours sans préjudice. Chacun joue le jeu, chacun sait que le dimanche, il peut se passer quelque chose, et que l'on va peut-être sacrifier son capital de consommation pour s'acheter une relique, une babiole, une toile de maître, un vieil instrument de musique hors d'état de nuire, un robot archaïque en série limitée, un accessoire informatique rare, une revue en papier ou même un livre, ces objets dépassés remplis de longues histoires écrites, ou encore un vieux vêtement de prix, voire un véhicule de particulier, à deux ou quatre roues, qui n'ont disparu que depuis une centaine d'années de la circulation, et que les plus riches exposent comme des statues sur leur perron, après les avoir repeints.

C'est de la folie.

Les grandes avenues regorgent de vide-greniers, l'on peut revendre soi-même ce que l'on a acheté la semaine précédente ou il y a belle lurette, en posant ses tréteaux là où il reste de la place. Oui, tout cela est amusant, sauf sur un point. Cette convoitise qui nous tombe dessus possède un caractère magique qui nous dépasse. Par exemple, moi qui suis un brillant matricule de sixième Rang, il suffirait que je dise dans mon service que dimanche prochain je me débarrasse de mes « biens » pour voir affluer une quarantaine de personnes à mon domicile. J'installerais mon bazar sur le trottoir, et attendrais mes collègues. Presque tout le service viendrait. Et pourquoi ? Parce que tous les matricules de troisième, quatrième et cinquième Rang seraient heureux de s'offrir un objet m'ayant appartenu. Ce serait pour eux un moyen de s'approprier un peu de mon prestige, ou d'attirer ma bienveillance, ou de cultiver une complicité, et sur des objets assez symboliques, comme par exemple les premiers ordinateurs que j'ai gardés, ou mon uniforme d'Avallon, et qui n'ont plus aucune valeur marchande, je pourrais voir monter les enchères d'une manière incroyable. Solaciel, oui. Mais ce processus est quand même étrange.

Je me souviens par exemple d'avoir été possédé jusqu'au samedi, dès le lundi, par le besoin impérieux d'acheter le stylo à encre avec une plume en or, de mon professeur de statistiques, si brillant qu'il appartenait déjà au septième Rang à moins de soixante-dix ans. Je le voulais. C'est un signe distinctif des grands Universitaires d'utiliser encore cet outil pour écrire, qui date de Mathusalem, et que tout le monde dédaigne sauf cette caste extrêmement cultivée. Le vieux professeur allait prendre sa retraite, et transformerait la salle de cours, le dimanche suivant, pour y vendre aux enchères ses objets personnels. Cette envie m'avait rongé toute la semaine, m'empêchant de me concentrer, et je me demandais si je pourrais suivre l'enchère, si certains de mes camarades, de septième Rang par leur naissance, voulaient s'en emparer. Finalement, le samedi j'ai trouvé cettte idée ridicule, tandis que l'effet du manque de Solaciel se faisait sentir. On a une drôle de faim, et le goût du produit revient dans la bouche. Cela commence par la saveur du pâté d'œufs de poissons fumés, puis se transforme avec quelques élancements au goût de café, qui disparaissent et débouchent sur un goût de coriandre moulu torréfié, qui s'estompe enfin vers la douceur d'un mélange de chocolat et de miel, l'effet qui dure le plus longtemps. Quand on prend sa dose, ces saveurs se déclinent aussi, et les personnes très âgées se targuent d'interpréter l'ordre dans lequel elles se présentent, qui varie parfois, et d'en tenir compte pour leurs occupations tout au long de la semaine. Il n'y a qu'après la prise qu'on peut se décider à savoir ce que l'on va faire. Beaucoup prévoient des ébats, par exemple, mais la drogue est assez puissante pour agir là où il y a des manques, et on peut se retrouver à travailler avec une grande joie, alors qu'on avait prévu de mettre en pratique le kama-sutra (qui a mieux résisté au grand délabrement de 2023 que d'autres chefs d'œuvre aujourd'hui perdus).

Souvent, l'on est pris d'une envie irrésistible de se rendre à une vente aux enchères, et l'on emporte sa carte de débit de consommation, en sachant qu'il est probable que tout y passe, et qu'il faudra finir le mois en se privant. Mais l'on va ainsi à la recherche d'un talisman, d'un fétiche, que l'on conservera longtemps et religieusement si c'est vraiment le bon. Je vous dis en passant que les six premiers Rangs sont interdits de séjour le dimanche dans les beaux quartiers. Cela nous rendrait dépressifs d'assister aux transactions des trois dernières classes entre elles. On y attraperait la folie. De simples cendriers, de simples vêtements ayant appartenus à des célébrités, — surtout si ce sont des sous-vêtements, s'échangent à des prix qui défient toute logique. Les robocops sont là, et il n'y a pas moyen de forcer le passage. Solaciel a fait de nous des êtres qui partageons l'amour, encore faudrait-il s'entendre sur ce mot, qui ne me semble pas, personnellement, avoir d'autre portée que celle que l'imagination de chacun lui octroie.


Le dimanche suivant, j'ai récidivé, et j'ai pu résister à Solaciel jusqu'à 16 heures. L'effet n'en a été que plus foudroyant, et c'est là que je dis Big Brother, bravo! Personne ne doit avoir assez de volonté pour reporter la consommation, eh bien, c'est une erreur, croyez-moi.

Le dimanche suivant, j'ai pu tenir jusqu'au milieu de la nuit en m'attachant dans mon lit, au risque d'avoir énormément de peine à me libérer, mais le jeu en valait la chandelle. Je n'ai pu me défaire de mon entrelacement artisanal que vers 3 Heures, et Solaciel m'a complètement défoncé. Je me suis pris pour Dieu pendant au moins une heure, convaincu que j'avais créé tout ce qui m'entourait et même Terrarium, et que les autres étaient également des créatures auxquelles mon esprit prêtait la vie. C'était très agréable. Puis une voix profonde a surgi, qui m'a demandé mais qui es-tu en réalité ? Et j'ai senti qu'il y avait un barrage. Pas moyen de conserver cette question. Puis j'ai senti un malaise venir, qui a tout foutu en l'air. Une voix comme étrangère, s'est mise à répéter je suis le troisième verificateur 64 du dix-neuvième district, et ça tournait en boucle, comme si je n'étais rien d'autre. J'ai passé plus d'une heure au trente-sixième degré de l'enfer, là où on ne sait plus si le feu est glacé ou si la glace est chaude, avec cette sorte de mantra que je ne pouvais interrompre. Quand j'ai cessé de lutter, j'ai trouvé ça merveilleux, de n'être qu'un matricule, et je me suis précipité sur mes dossiers.

Il faut que je trouve la solution de ce cas étrange. Une femme de quarante ans veut être radiée de la vie et ce serait sa grand-mère de cent ans qui en profiterait. L'inversion chronologique me pose un problème. C'est un coup monté. Quel beau métier que le mien! Déceler le mensonge!


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Me voilà immobilisé sur une chaise à pinces dans le bureau de la psychiatre-chef du dix-neuvième district, et elle rit à gorge déployée. Sur son imaginateur, elle voit se débattre un type saucissonné sur son lit, et qui se bat comme un beau diable contre ses liens, comme s'il était pris dans un incendie tant il met d'ardeur à vouloir en sortir. Puis elle coupe le film, et se met à tourner autour de ma chaise, avec de grands airs.
—  Alors comme ça, monsieur s'imaginait que son titre d'officier ministériel le mettait à l'abri de l'ouverture du canal de surveillance peut-être ? Je vois, je vois. (Elle semblait parler pour se convaincre elle-même, et voulait prendre plaisir à faire son numéro). Eh bien, non, vérificateur d'euthanasie... Non! Vous n'avez vraiment pas de chance remarquez. Omega venait juste d'activer la caméra de coopération la veille. Bien visé, non ?


Elle vint me regarder sous le nez, et me dit: je vous dirai pourquoi plus tard...
— Enfin, je vous ai récupéré, et je vous promets que c'est ici que c'est le moins grave pour vous. Tout ça parce que je suis curieuse. Je vous ai arraché au service d'Avertissement Civique, qui aurait pu vous en faire voir de toutes les couleurs, et vous enlever trois points d'office à votre note de conformité. J'ai prétexté avoir mis au point un nouvel interrogatoire pour le délit qui vous concerne...


Elle remit en marche l'imaginateur, revint en arrière, puis remit en vitesse normale quand je jaillissais du lit. J'eus peine à croire que c'était moi. Je franchissai la distance jusqu'à la table en bondissant comme un fauve au lieu de marcher, rafflai le petit carton à la fin de l'envolée de mon vol plané exactement comme un goal plongeant sur le ballon dans un coin, puis je retombai allongé sur le côté, déchirai l'ouverture avec les dents, et jetai mon groin dans Solaciel... Je dois dire que j'éprouvai pour la première fois un drôle de sentiment. Les archaïques l'avaient dénommé « la honte », —  je croyais qu'il n'avait plus cours tant les occasions de nous sentir coupables ont disparu, mais là, je prenais un sacré coup derrière la tête. Des larmes se formèrent. La femme s'approcha, prit un ton maternel: « allons allons, il va récupérer le petit naïf », puis elle mit ses mains sur mon visage, et m'embrassa sur le front. Elle était bien plus âgée que moi, encore belle, et j'eus le sentiment qu'elle voulait plus ou moins échanger un service sexuel contre sa mansuétude. Elle libéra les pinces de la chaise de tranquillisation, et m'ordonna de me détendre. Comme l'émotion ne prenait pas le dessus, elle alla s'installer à son bureau, prit un air plus posé, et entra dans le vif du sujet.
— Nous voulons savoir pour quelle raison vous avez ajourné votre prise d'amour, fit-elle (comme si Solaciel et Amour étaient pleinement synonymes). Parce qu'il n'y a que deux explications. Soit c'est pour vous libérer de son action, soit c'est pour vous droguer, et vous devez savoir que la drogue est formellement interdite sur Terrarium, non ?
J'avais déjà retrouvé mes esprits, et lui demandai avec un profil très bas:
—  N'est-il pas plus grave de vouloir se soustraire à l'action de l'amour ?
—  Mais c'est qu'il n'est pas bête du tout, mon sixième Rang de la matinée, il veut savoir ce qu'il vaut mieux répondre au lieu de dire la vérité! Et mignon avec ça! Répondez, ou je vous envoie chez un Avertisseur cybernétique, là vous verrez la différence qu'il y a entre et lui et une vieille peau de vache comme moi, je vous garantis.
—   Bon, si vous voulez tout savoir, ce n'est ni pour me soustraire ni pour me droguer. J'ai fait ça par orgueil, c'est tout, pour voir combien je pouvais tenir contre cette cochonnerie, vous voyez, je suis sincère, j'appelle ça de la cochonnerie, ça nous transforme tous en cochons si on en manque. J'espère que la formule ne va pas s'égarer, car c'en serait fini de Terrarium.


Elle prit un air vraiment théâtral, comme si nous étions sur scène, et cela me permettait de mieux supporter le pétrin dans lequel je venais de me mettre.
— Vous osez appeler ça de la cochonnerie! Mise au point pendant plus de 170 ans, avec des rectifications régulières tous les trimestres, pour trouver le cycle exact de consommation qui distillerait les effets sans excès et progressivement, sans aucun effet secondaire, et avec rééquilibrage automatique des fonctions sexuelles et cérébrales ? La plus belle invention de tous les temps serait donc de la cochonnerie ? Vous m'en direz tant...

Elle soupira, et leva les yeux au ciel, moi je ne trouvai rien à ajouter.
Elle regarda mon dossier, grogna une espèce de ah oui, encore un Avallon, décidément, c'est toujours les mêmes, et puis elle vint vers moi, passa derrière mon dos, et posa ses mains chaudes sur mes épaules, sans prévenir. C'était agréable, et donc gênant, car nous n'étions pas censés être du même bord, ce qui devint excitant.


— Tu as raison Polargon, dit-elle d'une voix tendre comme si elle était ma maîtresse depuis toujours, c'est vraiment de la cochonnerie ce truc. Et tu sais à qui tu as affaire ? A une rescapée. Oui, une rescapée. J'aimais tellement cette drogue que j'ajournais jusqu'au mardi.


— Ce n'est pas possible, m'écriai-je, impossible!


— Mais si mon bonhomme, c'est possible. C'est le meilleur moment, la défonce est absolument fabuleuse, le problème est de savoir si l'on tiendra jusque-là. Nous formions un petit club, et un complice nous attachait et veillait au grain. Nous nous appelions les martiens, et méprisions souverainement ceux qui tenaient seulement jusqu'au lundi. Et nous mêmes étions méprisés par ceux qui parvenaient in extremis à tenir jusqu'au mercredi, les fameux Mercuriens, le club le plus privé, le plus secret, le plus fantastique de la planète. Tenir jusqu'au jeudi est pratiquement impossible... Et si tu veux tout savoir, sache que le meilleur moyen de mourir ici-bas est de prendre sa dose après huit jours d'ajournement, ce qui nécessite au moins deux complices, tant on est furax les trois derniers jours. Là, tu fais vraiment un trip fabuleux, de vingt-quatre heures, mais tu n'y survis pas. C'était un suicide très à la mode dans le neuvième Rang, quand ils ont perdu le pouvoir à la Réforme. Ils utilisaient des robots pour les contraindre, et hop, ils partaient tous en choeur, dans le trip et dans la mort, et la légende dit que pendant leur extase collective, ils maudissaient Omega! Mais, ce n'est peut-être qu'une légende, naturellement.
— Et vous allez me remettre en liberté avec toutes ces nouvelles informations? Contre quoi?
— Détrompe-toi, mon chéri. C'est très bien vu quelquefois d'essayer d'ajourner sa dose, et tu ne me croiras pas, mais il n'y a pas plus de deux pour cent de la population qui y pense. Là-dessus les trois-quarts renoncent, ou jouent à touche-pipi. Ils boivent de la bière quand Solaciel arrive, et tiennent jusqu'au dimanche après-midi, ce qui a un effet différent avec le report d'une demi-journée, mais ça ne va pas chercher bien loin quand même. Ceci dit, qu'il y ait encore des lunatiques, c'est possible. S'ils se font pincer, ils s'en tirent à condition de ne pas recommencer. Mais se camer le mardi, ça c'est interdit. Le trip rejoint et dépasse les meilleurs équivalents archaïques comme l'ergot de seigle moisi, les plantes amazoniennes, et tutti quanti. Si je pince un Martien, je suis censé lui faire tomber sa note de conformité de quatre points, mais je ne le fais pas. Entre anciens combattants...
— Allez-vous m'accuser?
— Je devrais t'accuser de toxicomanie aggravée, pour détournement de bien social. Solaciel possède une identité juridique, comme une personne. Faut pas rigoler avec ça...
— Il n'est dit nulle part que Solaciel doit être obligatoirement ingéré, nulle part. C'est une coutume, ce n'est pas une loi. Modifier une coutume par caprice subjectif, je ne vois pas en quoi cela peut constituer un délit.
— Exact. Tu peux prendre un avocat si on te défère. Tu as des chances de gagner, car ton cas est excessivement rare, et que tes deux notes civiques sont exceptionnelles. Mais un type qui te sortira de ce bourbier appartient forcément au barreau du trentième district, et ce n'est pas la peine de penser embaucher en-dessous du huitième Rang. Autrement dit, tu seras au pain sec et à l'eau pendant les dix années consécutives pour lui payer ses honoraires. Ceci dit, la liberté n'a pas de prix.
— C'est une expérience intéressante, je trouve, mais si je peux m'en dispenser...
— Et comment, Polargon. Tu as l'impunité. C'est assez vicieux tu me diras, parce que c'est pour la même raison que tu possèdes l'impunité et que la caméra de coopération s'est mise en marche. Tu es protégé par Bogdanof, mais c'est parce que tu l'as rencontré que tu es espionné. C'est ça Terrarium: des constructions en abîme d'illusions efficaces. Des privilèges et des menaces emboîtées comme des poupées russes, et qui dépendent les unes des autres.
— Pas de jour sans nuit, disait le vieux chinois.
Aggrave ce qui est obscur jusqu'à la lumière...
— Ceci dit, je suis libre ?
— Ecoute, mon Polargon, je vais demander une permission de flirt facultatif pour te revoir en-dehors du bureau. Ce serait suspect autrement, vaut mieux prévenir, et elle n'a aucune raison de m'être refusée. On en reparlera à un dîner, mais oui, je peux étouffer l'affaire naturellement...

Je pus sortir libre, et l'air avait un autre goût. Dire qu'il faut passer par des abysses pour commencer à vivre vraiment. Je n'avais pas à me plaindre, depuis peu, et ça rachetait une innocence niaise qui m'avait fermé les yeux sur l'intensité, le souffle, et pourquoi pas peut-être l'Amour, pas ce pâté rose orangé, strié de bandes vertes, avec l'image d'un dauphin noir mousseux au goût indéfinissable, comme la cerise sur le gateau de la portion de Solaciel, pesée au gramme près selon la morphologie de chacun. (D'où cette maladie de civilisation, l'obésité somatique, pour ceux qui décidaient de prendre du poids dans l'espoir d'augmenter leur dose à toutes fins utiles... Dans les deux premiers Rangs où les humains avaient été rétifs à l'instruction, et préféraient vivre à l'instinct, dans l'immédiateté sans fioritures).


- 12 -




Je ne comprenais pas pourquoi ma vie avait pris soudain une telle ampleur. Il me semblait que j'avais été réveillé, d'un seul coup, mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi cela s'était passé à ce moment-là. Peut-être qu'il s'agissait d'un cheminement naturel, finalement. Ma volonté de connaître, qui partait d'une aspiration spirituelle, avait frayé son chemin, trouvé le passage nécessaire par où se faufiler. J'avais fait des recherches poussées sur les fréquences néguentropiques, et c'est pour cela que j'en étais arrivé là. J'avais reçu beaucoup de réponses négatives, pendant des mois, de la part de nombreux chercheurs qui abordaient le sujet dans les archives du Présent, mais je ne me décourageai pas. Je finis par trouver la trace d'un mouvement pour l'Ouverture aux vérités cachées, et là, j'entamai une correpondance prudente. Je crois que je fus testé, sur mes ambitions, sur ce que cela pouvait représenter pour moi, d'entrer dans le saint des saints du Savoir. Puis on me demanda en détail le profil de ma vie, et j'avouai avoir poussé très loin l'étude de la philosophie du changement, ayant même renoncé à une carrière prometteuse pour revenir à mes premières amours, comprendre le flux des choses, et découvrir en quoi il possédait ses propres lois. Il devait y en avoir là, comme ailleurs, et ma volonté pour l'avenir serait de caractériser les différents modèles de changements possibles. Je voulais y consacrer ma vie, puis je fus quasi réquisitionné pour démarrer ce nouveau métier de Vérificateur des demandes de Radiation définitive.


Un refus m'aurait sans doute permis d'étudier davantage, mais le bruit courait déjà que cette matière allait être abandonnée. C'est ainsi que mes prétentions arrivèrent aux oreilles de Kapitol 6. Ma vie avait basculé en sa présence, et depuis, tout s'enchaînait à une vitesse extravagante. La preuve, le terminal administratif, qui ne vomit qu'une fois par mois un relevé de quota de consommation, et que surmonte dans mon logement l'oeil d'assistance que je croyais désactivé, vient de me pondre un billet que je ne peux manquer: il coule sur le bureau le long d'une rigole prévue à cet effet, de telle manière que tout terrarien ne puisse manquer une convocation ou une notification officielles.




À Monsieur Davenport Smith,
Verificateur au dix-neuvième district,
Officier minsitériel de sixième Rang.


Nous aurions aimé mener ce projet avec vous. Que nos ancêtres se félicitent de savoir, grâce aux ondes néguentropiques, que la terre menait sa barque dignement dans le futur. Malheureusement, étant donné ce que vous êtes en train d'apprendre sur notre civilisation, il y a de fortes chances que nos terriens d'avant la Catastrophe ne veuillent pas croire un mot de ce que nous leur annonçons. Ah! Si nous avions pu dresser un bilan favorable du Vingt-cinquième siècle, ils vous auraient cru sur parole. Maintenant que vous êtes décidé à dire toute la vérité, ils préféreront s'imaginer que ce livre provient bien de l'imagination débridée d'un de leurs contemporains. Et je les comprends. Comment pourraient-ils s'imaginer que « Big Brother » a dévalé les siècles sans coup férir, qu'Orwell est l'autorité dont Omega se réclame, pour bien montrer qu'il ne fait pas la même chose, comment les persuader que l'Histoire n'a conservé que ce qui pouvait lui tenir lieu de miroir, pour mieux ensevelir le reste ? Les machines pensantes ne nous avaient jamais trahi jusqu'à ce jour, et nous étions vraiment satisfaits d'avoir dépassé la matérialité pure et simple, pour vivre dans un monde où la liberté, presque excessive, devait se prémunir de ses propres abus. Vous devrez donc continuer à montrer les aspects positifs de notre culture, insister par exemple sur le fait que nos Rangs ne sont pas inamovibles, qu'on peut en être déchu ou gagner les supérieurs, par son mérite, et que tout cela s'effectue à un rythme rapide, qui brasse les compétences et les aiguise, et qui permet à chacun de trouver, au fur et à mesure de son avancement, l'ultime place qui lui correspond, et qui lui permet de s'épanouir aussi bien en tant que fragment social qu'en tant qu'individu. Il faut faire savoir aussi que le privilège de naissance n'est pas si inégal. L'héritier des trois dernières rangées repart, vers l'âge de vingt-cinq ans, dans la hiérarchie sociale, à partir de ses propres mérites, presque toujours le cinquième Rang s'il se moque de tout, ou du sixième s'il entre dans le jeu, votre propre statut qui comprend les forces vives de Terrarium, les trois derniers Rangs représentant son autorité en quelque sorte, avec la question, bien entendu, des privilèges qui l'accompagnent. Nous devons donner envie aux âmes nobles de revenir s'incarner aujourd'hui, pour poursuivre le travail d'amélioration.


Il est d'ailleurs question depuis peu de créer un nouveau Rang, qui n'aurait pas de numéro, et ne se situerait pas par rapport aux autres. Nous ne savons pas encore comment l'appeler. Les Veilleurs ? Les Témoins ? Les guerriers de l'Ordre suprême ?


Sa Souveraineté Bogdanof (il a conservé son titre pour avoir dirigé, pendant six mois, la Réforme) et moi-même, sommes chargés par le Gouvernement, (ce qui implique l'accord ou la tolérance d'Omega sur ce sujet) de créer un consistoire, un nouveau consistoire. Vous en feriez partie, avec quelques centaines d'autres personnes, recrutées dans tous les Rangs, ce qui ne manque pas de perspectives... Vous n'auriez, avant les premiers résultats dont nul ne peut augurer, strictement rien à faire d'autre que ce que vous souhaitez, sauf remettre des dossiers hebdomadaires d'une quinzaine de feuilles au format Agréé. Le quota de consommation restera plus qu'honorable, la sexualité permise, mais sans formation de couple d'aucune sorte (chacun devra vivre seul dans son unité d'application du programme).


En revanche, vous devrez prendre tous les risques conformes à l'expérience envisagée. Mourir, perdre le contrôle d'un ou plusieurs organes, végéter, développer des maladies inconnues ou des allergies rares. Bref, vous n'êtes pas obligé de vous porter volontaire pour ce poste. Mais étant donné que le docteur Füller Shwartz nous a transmis votre dossier, si vous persistez à vouloir savoir ce que vous seriez sans Solaciel, il est possible de rejoindre ce groupe de sevrage que nous voulons constituer. Sur la foi du serment et du secret, bien entendu.


Je vous ferai parvenir par terminal administratif mon accréditation, avec le filigrane hologrammique infalsifiable, que vous ne doutiez pas de la pureté de nos intentions, dès qu'une réponse de votre part, dans le sens favorable, nous parviendra. Cette information n'a pas à être divulguée à qui que ce soit, et votre discrétion sera considérée comme le début d'une collaboration. En revanche, si vous vous mettiez en tête de la répandre, vous seriez arrêté et discrédité facilement, la séquence de l'ajournement de notre rite social de l'amour pouvant être manipulée à toutes fins utiles. Vous seriez rétrogradé au troisième Rang, logé dans un centre de protection, où vous pourriez choisir entre des postes aussi valorisants que vérificateur de mélange Solaciel, réparateur d'androïdes ménagers, livreur du Dimanche (quelle humiliation pour vous si vous étiez affecté au dix-neuvième district! ). Enfin, la troisième solution est possible naturellement: vous gardez le silence et refusez notre offre. Dans ce cas, votre taux de surveillance sera multiplié par trois, conformément à l'article 124 de la bible de la Liberté Souveraine, qui stipule que tout détenteur de secret d'Etat, est soumis à une protection rapprochée de quatrième niveau. En plus du regard d'Omega dans votre cellule de travail et à votre domicile, vous partageriez votre logement avec un lieutenant de la Police de connivence, qui, dois-je le préciser, ne vous quittera pas d'une semelle. (Et à ma connaissance, les créatures de rêve qui ne se marient pas, ne se recyclent pas dans cette branche. Vous auriez plutôt affaire à un mâle assez obtus, plus jeune que vous, ayant échoué dans de nombreuses carrières, avec une note de conformité déplorable et de potentialité nulle, et qui survit avec un emploi de ce type, peu productif, pour échapper au bannissement). Puisque nous en sommes aux secrets d'Etat, les Délateurs Agréés sont rendus incorruptibles par une légère lobotomisation du cerveau, qui diminue leur libido. Ce sont souvent des délinquants récupérés par Omega, aussi devais-je vous présenter les choses ainsi, au risque que vous soyez persuadé que je « tire la couverture à moi » et vous oriente délibéremment vers votre inscription au « Consistoire de Recherches Fondamentales ».


P.S: Vous ne pourrez me rencontrer en chair (enfin ce qu'il en reste) et en os qu'en cas de réponse favorable.


Votre Mentor
Stratège Informel de NEUVIEME RANG,
Ambassadrice d'Omega auprès du Conseil des Trois Cents.


Kallisto Loeil


Nota-Bene: Difficile de penser que vous n'êtes pas prédestiné pour ce projet. Kapitol 6 veut l'installer à Avallon, et fait déjà construire de nouvelles unités complexes d'habitation. Avec surfaces vitrées à lumière modulable interne, comprenant patterns de nuit et de jour, et imaginateur (dans l'esprit que cet appareil permettra peut-être un sevrage moins difficile) disposant de toutes les archives légales et émissions réalisées jusqu'à ce jour...


DERNIERE MINUTE:


Après une consultation tripartite avec Mortimer Bogdanof et Omega, vous ne serez autorisé à utiliser les ondes néguentropiques qu'à l'intérieur du Nouveau Consistoire, et après délibération. Aussi, nous vous conseillons le cas échéant de préparer beaucoup de messages, dont nous ne retiendrons que ce qui doit parvenir aux terriens archaïques, pour leur édification. Nous ne tenons pas pour autant à piller votre travail, pour n'en garder que ce que nous aurions pu nous-mêmes écrire, sans votre participation. Au contraire, nous essaierons dans la mesure du possible de faire parvenir toutes les informations que vous souhaitez, mais nous ne pouvons vous le garantir. Ni garantir à quelle date ces informations parviendront. Nous enverrons différents messages à différents moments, dans l'espoir que certains se matérialisent en étant absorbés par des ondes de transmission, et s'inscrivent sur des ordinateurs à partir des réseaux satellites. Différentes langues seront employées, nous n'avons pas perdu la trace des principales à l'époque. Nous sommes sensibles au fait que vous ayez poursuivi l'étude de la philosophie du changement jusqu'à un Master général, qui vous autorise à créer des oracles. Nous cherchons en ce moment les responsables de son élimination dans les 40 Universités où elle permettait à certains d'approfondir la vision de la complémentarité de l'Ordre et du Chaos, et de s'en servir à toutes fins utiles. Cet incident, et quelques autres, nous laissent entendre que Terrarium ne vit plus sur sa lancée: il s'agit désormais de ne pas confondre virage évolutif et dérive, évolution et régression. De nombreux facteurs hétérogènes se propagent depuis une dizaine d'années. Ceux que le Système ne peut ni absorber ni récupérer doivent être réduits à néant. Le consistoire ressuscitera la philosophie du changement et l'appliquera à Terrarium, depuis des postes de Pouvoir. Il ne dépend que de vous d'y prendre place. Avec toute ma rectitude, Kallisto.




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Ce serait un mensonge de pure coquetterie que d'affirmer que j'ai lu cette lettre avec détachement. Jamais rien n'était sorti de la grande bouche d'Omega, avec un tel pouvoir. Jamais je ne l'avais béni de vomir ses paperasses, et même, comme tout cybertoyen, j'avais toujours une appréhension floue qui me tenaillait le ventre quand un bout de sa langue de papier tombait sur mon bureau de travail. Mais cette fois, la surprise comblait mes rêves les plus fous. Je décidai de prendre un jour exceptionnel de congé, à brûle-pourpoint, ce qui me vaudrait un déficit de quota C, mais peu importe. J'ai lu et relu la lettre, tout en fantasmant assez gravement sur le physique de Kallisto, dont on disait qu'il était à double-tranchant. Soit répugnant, soit au contraire très attractif. Son côté légendaire en faisant une star du réseau interactif, je ne m'étais pas privé de naviguer pendant des heures pour la trouver, mais elle avait obtenu de ne pas être représentée par une image. Je vis toute ma vie tenir dans ce texte, comme s'il la résumait à lui tout seul. Pour fêter ça, je me permis d'obtenir la liste de la dernière promotion des créatures de rêve qui avaient refusé de se marier au bout de cinq propositions, et qui devenaient par là même des courtisanes du Huitième Rang, d'une classe incomparable, d'une distinction divine, et qui ne vendaient leurs faveurs que tous les trente-six du mois, à des prix exorbitants. Il était également possible de leur faire la cour le temps qu'elles se décident à entamer une relation, et j'avais envie de fêter ma vie nouvelle de cette manière-là, tout en sachant qu'un sixième Rang avait peu de chances de faire le poids. Cela me permettrait de mieux tenir tête au psychiatre, la femme du mardi, qui m'attirait, mais dont je craignais que cette attirance fût en partie basée sur l'opportunité qu'elle m'offrait d'effacer l'épisode le plus humiliant de ma vie.


J'invitai à dîner la belle Astarté Vademecum, un nom ridicule qui lui avait été octroyé quand sa beauté, sa désinvolture et son intelligence lui avaient permis d'être recrutée dans le groupe des créatures de rêve. L'Etat se réservait ainsi le droit de prélever dans la masse des adolescentes exceptionnelles, celles qui seraient destinées à tenir le haut du pavé. Dès l'âge de quinze ans, elles étaient soustraites à leur famille. Elles recevaient une éducation exemplaire, orientée pour un rôle bien précis, celui d'épouse d'un Oligarche. A l'âge de dix-neuf ans, admirablement bien vêtues dans des ensembles conçus sur mesure pour chacune, par les couturiers accrédités, elles entraient dans le monde le plus huppé de Terrarium, au cours du Bal des Papillons. Dès ce soir-là, elles pouvaient être demandées en mariage. Au bout de cinq ans de célibat ou de cinq refus, la plupart vendaient leur présence ponctuelle quelques années aux Grands de ce monde, ou elles s'essayaient à des métiers artistiques. Afin de préserver l'image de leur culte, elles recevaient toutes une pension à vie qui leur évitait de sombrer dans la prostitution si leur profil social n'était pas à la hauteur des espérances que l'Etat avait mis en elles.


Astarté semblait ne s'être jamais remise du rapt dont elle avait été victime. « Mes parents m'ont vendu, disait-elle avec quelques larmes dans ses yeux mordorés, alors que je les avais supplié de refuser cette offre. Je voulais étudier de vraies choses, moi, et non pas seulement apprendre à marcher comme un mannequin, sourire quand j'étais dans l'embarras, et hypnotiser le supérieur de mon mari pour obtenir une promotion... Quelle chienne de vie, ne trouvez-vous pas ? ». N'y tenant plus, après plusieurs mois d'abstinence, devant son visage félin d'une grâce à couper le souffle, je lui fis comprendre que j'avais besoin d'étreindre une femme, de passer une nuit dans les bras du Féminin, et cette expression la fit rire aux éclats. « Je doute que vous ayez les moyens d'obtenir mes faveurs, dit-elle en minaudant, je ne me donne que trois ou quatre fois par an, aux seuls hommes que je choisis, mais mon éducation m'a conditionné à me mettre en valeur à mes propres yeux, et une nuit avec moi, même si je vous trouvais assez craquant pour m'abandonner sans réticences, vous coûterait les yeux de la tête. »


Ce à quoi je répondis: je ne demande qu'à être aveugle avec vous.


Cette réplique l'a tellement touchée, qu'elle s'est levée de table, qu'elle est partie gauchement, se demandant sans doute si elle n'éprouvait pas quelque sentiment à mon égard. Porté par la vie, je criai, quand elle fut à quelques mètres: Astarté, je vous aime! Les clients du restaurant éclatèrent de rire en applaudissant (un Oligarche m'offrit du champagne quelques instants plus tard), et elle se retourna, puis m'envoya un regard noir, comme pour se protéger de ce qu'elle devait sans doute déjà éprouver: Je ne suis pas du Solaciel, mon pauvre ami... On ne me consomme pas ! Et elle partit en se dandinant, la tête haute, comme seules savent le faire les créatures de rêve, en donnant l'impression de ne pas toucher terre.


De dépit, saoulé au champagne, j'allais voir Circé Füller Shwartz, qui ne s'était pas gênée pour me remettre son adresse. D'ailleurs, en tant que chargée du dix-neuvième district, elle n'habitait qu'à une heure de taxi à rails de chez moi. Je crus qu'elle m'accueillerait à bras ouverts, malgré l'heure tardive, mais je me trompais. Elle me gifla, et je trouvai cela tellement improbable que je fus très excité. Puis elle me traita de tous les noms, dont réfractaire à la petite semaine, révolutionnaire de mangas, vérificateur du néant, gigolo chômeur, séducteur d'occasion, maquereau de ruisseau, et à chaque nouvelle insulte, je recevai une charmante claque. Elle avait la noblesse d'intervertir les joues à chaque fois, pour me laisser le temps de récupérer. Quand elle fut fatiguée, elle me dit juste: dehors! En m'indiquant la porte. J'osais lui faire face et lui demandai pourquoi.


— Parce que monsieur est là faute de n'avoir pas pu sauter une créature de rêve, dehors!


Elle savait déjà ce qui s'était passé, j'avais donc été filé. On ne s'en aperçoit plus de nos jours. Le même dossier est suivi par autant d'enquêteurs qu'il y a d'allées et venues, afin que ce ne soit jamais le même. Encore une manière facile de résorber le chômage. Les sociétés de renseignements sont innombrables, et cela s'explique. Tout étant basé sur l'hypocrise depuis la Refonte, il y a quatre cents ans, après la grande Catastrophe, chacun ment pour tenir au mieux son rôle. Etre espionné fait partie de la vie. Quand on signe un contrat pour surveiller quelqu'un, dans les meilleures agences, les honoraires sont remboursés si la filature est découverte. Restait à savoir si Circé avait payé de sa personne un consortium de détectives, ou si elle recevait le compte-rendu de mes faits et gestes à l'intérieur de sa mission.


— Je viens sans intention précise, lui balançai-je à la figure, comme si elle avait fait fausse route et que je ne lui en voulais pas. Et j'enchaînai, à quel titre avez-vous transmis mon dossier à Kallisto, c'est plus important que du kama sutra, non ?

Elle fut déstabilisée, et se rendit compte que son accueil était dicté par des survivances dynamiques, telles que la jalousie, au moins autant que mon arrivée chez elle avait dépendu d'un manque à gagner.


— D'accord Polargon, concéda-t-elle, monsieur venait pour un package, et il croyait peut-être que j'attendais de le mettre dans mon lit après avoir craché le morceau, admettons, admettons. (Encore cette manie de parler en tournant en rond, comme si elle disait des choses qui engageaient la survie du globe). C'est de ma faute, c'est de ma faute, c'est de ma très grande faute, Omega nous bénisse, Dieu Tout-Puissant, conclut-elle.

Et elle se rapprocha de moi, prit soudain ma tête dans ses mains, la rappocha de la sienne, et m'embrassa avec fougue. Sa langue avait le goût du Solaciel, la teinte que je préfère, celle du coriandre torréfié, aussi nous fûmes nus avant même de nous en apercevoir. Quand nous nous en rendîmes compte, chacun pensa qu'il avait gagné la bataille, et d'un commun accord, nous nous rhabillâmes. Nous gagnâmes sa mezzanine transparente, qui donnait sur un ciel rempli d'étoiles, chose assez rare pour que j'y visse un présage. Sans un mot, nous savions que nos destins seraient rivés l'un à l'autre.
— Je t'ai vendu, dit-elle, sans amertume ni arrogance. Contre une affectation supérieure. Le Pouvoir m'avait demandé de lui recruter douze « têtes de turc », et je serais mutée au Centre Ubique, au vrai Noyau, au cœur du système d'informations qui surveille au jour le jour les turbulences de Terrarium... Si je ne t'avais pas vendu, tu aurais été inculpé, pour cette sale petite histoire ridicule qui t'a valu d'aboutir dans mon bureau.


Elle me regarda avec tendresse: n'ai-je pas bien fait ?


—  Et quels sont les critères de recrutement? Dis-je, après l'avoir rassuré d'un hochement de tête béat.


—  Kallisto me fait confiance. Je dois encore en trouver trois. C'est long. Si je leur envoie de la mauvaise marchandise, autrement dit si je prends n'importe qui pour hâter ma mutation, je me retrouve accusée de complot contre l'Etat. Je sélectionne vraiment. Je trie à un niveau supérieur. Ce qui fait que je ne trouve pas plus de deux ou trois candidats par an. On peut se moquer de tous, sur Terrarium, y compris d'Omega qui n'est pas si méchant que ça dans le fond, même Bogdanof est assez compréhensif. Mais berner Kallisto Loeil, vaut mieux ne pas y penser. Voilà pourquoi je ronge mon frein. Quant à elle, elle accepte que ce soit aussi lent. Elle doit avoir ainsi une poignée d'autres chasseurs de tête dévolus à piéger les oiseaux rares, ou à dénicher d'autres profils qu'elle recherche, pour un projet secret d'Etat.


—  Exact, dis-je. Je vais entrer dans une formation, mais tu sais que je n'ai pas le droit d'en parler. Secret absolu. Je viens de donner mon accord, aujourd'hui même, et j'ai reçu immédiatement une notification de réquisition, je rêve, je crois rêver, cela me semble parfait, ce que j'ai toujours attendu...Je ne sais pas dans combien de temps mon androïde particulier viendra me chercher, mais cela ne devrait tarder.
—  Tu auras une Machine Pensante pour toi tout seul ?
— Oui. Il s'appelle Grégoire, j'ai reçu sa fiche sur mon terminal avant le dîner. Manifestement, il appartient au stock privé des anciens hommes-cybers. Il est beaucoup plus performant que les robots parleurs d'aujourd'hui. Il enregistrera toutes mes questions, tous mes amertoiements, et la nuit, tout seul, il ira se brancher sur Omega, et me fournira le matin, de vive voix, les informations qu'il aura recueillies. Et en plus, il fait le ménage, et possède quelques modèles de tâches domestiques. Il sait reconnaître les œufs et le bacon s'ils sont placés à leur place respective dans le frigidaire, et il prépare donc le petit déjeûner, et quelques autres plats si on lui apprend à s'emparer correctement des aliments. Il sait aussi faire couler un bain à la température choisie, prépare des boissons chaudes à toute heure du jour et de la nuit, après avoir incrémenté les photos des produits dans sa petite tête d'animal domestique. Il fait le lit, et ses pieds sont extensibles et deviennent des aspirateurs. On peut le programmer à heures fixes pour toutes sortes de tâches, comme arroser les fleurs, imprimer des infos sur papier pour les étudier à tête reposée, hors des machines. Et si je sacrifie un peu de mon Quota C, je dois pouvoir marchander quelques applications supplémentaires en ratissant dans de vieux catalogues... Comme par exemple le pousser à affirmer que je suis absent à tous ceux qui se retrouveront sur ma liste noire... et dont il aura le portrait et le nom en mémoire...
—  Est-ce un Ulysse?
— Oui, il me semble.
—  Alors tu es sur un très très gros projet. Je comprends que tu sois tenu au secret. Les Ulysse estampillés sont des dieumeKaniks reconfigurés. Ta machine possède des lamelles de matière grise, mon chou, autant que tu le saches tout de suite, si Grégoire devenait susceptible, tu saurais d'où ça vient, tu comprends ?
— Comment sais-tu tout ça, Circé ?
—  Mon travail est une couverture. J'ai bien fait médecine, mais j'ai été récupérée. Quand Omega s'est rendu compte que j'avais pu entrer dans le rang après avoir été un délinquant du Mardi, il en a conclu que j'avais un coefficient exceptionnel en largeur de champ, pouvant passer de la différenciation à l'adaptation sans me casser la figure. Sur l'échelle de Lao-Tseu, la perméabilité et l'intégrité ont chacune une note égale, de dix-sept sur vingt en ce qui me concerne... C'est pourquoi on m'a balancé au septième Rang après ma cure de désintoxication. J'aurais, selon notre cher Big Brother, une intensité de conscience hors du commun. Voilà tout. Hors du commun, ou égale à ce qui caractérisait les Européens d'avant la grande Catastrophe: un sens de l'identité individuelle qui s'est perdue... La Machine récupère depuis peu ceux que Natar aurait appelés des plutoniens, ceux qui n'ont pas été endormis, ni par Solaciel, ni par le reste, ni par la vie qui se fait toute seule sur la base des compétences particulières... . Tous ces pauvres bougres qui vivent intensément tout ce qui se présente, et qui se brûlent les ailes pour mieux les faire pousser, tu sais, il y en avait plein partout à la fin du vingtième siècle, et jusqu'à 2023. De 1960 à 2023 tous les « blancs » ou presque revendiquaient fort et haut qu'ils étaient singuliers, différents, uniques, irremplaçables, et ils en voulaient plus. l'Histoire les avait placés devant les autres peuples, et il ne leur restait que ça comme perspective: être au lieu de seulement exister... Mais le mode d'emploi manquait, les doctrines spirituelles n'étaient plus adaptées à ceux qui éprouvaient une soif de vivre supérieure. Je ne t'ai pas menti. Je suis une rescapée du Mardi. Bogdanof prétend qu'en ce moment même je suis Jeanne d'Arc. Je n'en crois pas un mot, je crois que c'est pour me tenir par vanité...
— Oui, je connais le problème.
— Tu as été testé, Polargon. Je ne sais pas comment exactement, mais en quelques semaines, ils ont fait leur bilan. Je ne devrais pas te le dire, mais tant pis. Je reste une femme libre, même achetée par le Pouvoir, qui semble-t-il est en passe de tout bouleverser. Tu as dix-huit sur vingt en perméabilité et la même note en intégrité. Je crois que c'est pour ça que Kapitol 6 a dû te balancer que tu étais une âme exceptionnelle qui avait déjà dû faire parler d'elle, je me trompe?
— Non. Mais je n'y crois pas non plus. Et pour moi, chaque être est exceptionnel s'il vit sa vie en l'acceptant, en récupérant ses blessures, en faisant de son mieux sur le chemin étoilé. Hiérarchiser les créatures au sein de l'Infini, c'est débile. Avec quel étalon de mesure évaluer la vie, qui n'a ni commencement ni fin ? Même les plus grands, comme le Bengali qui avait brouillé les russes et les allemands en 1940, ne voient que quelques miettes de la Réalité, même s'il voient bien davantage les pionniers, ça demeure des miettes énormes, des morceaux! Et quand c'est L'Un, d'accord, ça doit être merveilleux, mais le corps n'y a pas accès, il périclite, lui. Et tout est à recommencer. Le tout pour chacun est d'apprendre à se contenter de ce qui est et qui ne s'arrête nulle part, quand on observe bien, s'adapter à l'Indéterminé tout en continuant à avancer, et tant pis si l'on se retrouve seul, trahi par les insectes sociaux qui haïssent le mystère et maudissent les énigmes pour mieux régner sur le banal certifié conforme et dormir debout. Être là pour être vraiment là, hors les masques. Comme avant la catastrophe. Comme les déviants depuis Tchouang-Tseu.
—  Alors nous devrions sceller un pacte, Polargon. J'ai été un maillon décisif dans ta vie, tu l'admets ?
—   Oui, bien sûr.
—  Alors je veux que tu fasses appel à moi dans l'avenir, si tu flippes, tu comprends ? Si tu flippes seulement, et qui sait s'ils ne vont pas essayer de te faire flipper, ou si le flip ne sera pas ta pitance quotidienne... Je ne sais pas de quoi il s'agit, et je ne veux pas le savoir. Mais qu'un sixième Rang soit réquisitionné et dispose d'un Ulysse, ça va chercher loin, mon bonhomme, tu es sur le coup du siècle. Ou c'est le coup le plus tordu depuis la Terreur ou c'est le coup qui nous sauvera tous... Mais il ne peut pas y avoir de milieu, tu comprends ça, mon chou?
—  Je suis d'accord Circé. C'est une grosse histoire, et j'engage ma vie, je le sais. Je ne peux plus reculer.
—  Bien. J'aimerais avoir eu un fils comme toi, Polargon, et je crois que c'est parce que cela m'a été refusé que je suis devenue une prêtresse du Mardi. Aujourd'hui je suis heureuse, chaque moment m'apporte du nouveau, même le plus banal. Plus la peine de me gaver de Jean Natar: il est en moi.
—  Je sais bien. Ton rire quand tu m'as vu me défaire de mes liens avait quelque chose de juvénile, d'inaliénable, de merveilleux, puis tu m'en as fait baver quand même!
—  Bien sûr, Polargon, il y a des programmes de mise en service aléatoire de l'oeil de surveillance, sous prétexte de vérifier l'état du matériel, et je te jure qu'il est possible qu'ils m'espionnent souvent. Ma tentative de séduction pouvait être interprétée comme une manœuvre professionnelle, et je l'ai osée, mais c'est vrai que tu m'as attiré. Seulement, il est trop tard pour nous deux.
—   Je sais, dis-je, sans lui avouer que l'image du départ d'Astarté faisait des boucles entre mes pensées.
— Ou alors rien qu'une fois, bien sûr. Pour sceller le pacte, ajouta-t-elle, espiègle.
— Oui, Par Shiva l'Ancien, justement, quand tu constateras mon flip, s'il arrive, ça pourra me sortir d'affaire, une bonne nuit de kama-sutra.

Je me résolus à partir. Nous avions chacun des larmes dans les yeux. Il fallait en rester là. Le ciel peuplé d'yeux de soleils en témoignait pour l'éternité.


- 14 -




Ce fut un très beau voyage vers Avallon, dans un mangeur d'espace rapide, mais je ne pus me contenter de regarder le paysage, mon domestique cherchant une communication de qualité. Grégoire faisait du zèle, et quand j'en ai eu assez, je lui ai demandé s'il était possible qu'il change de ton, parce que son obséquiosité me faisait frémir. Il ne se formalisa pas, mais ne put s'empêcher d'une nouvelle petite courbette, dont je me demandais si ce n'était pas du second degré.
— Mais bien sûr, Monsieur, j'ai trente modes différents d'attitudes, et je vous conseille, car c'étaient les plus appréciés dans le passé, le copain-copain, le professeur d'Université, le sale gosse, et la diva. Si monsieur veut bien se donner la peine de choisir, et d'ailleurs je propose à Monsieur de parler avec sa propre voix, je viens de la scanner, monsieur aura ainsi l'impression que je suis seulement une extension de lui-même...
— Surtout pas malheureux, m'écriai-je, comme ma sainte grand mère. Peux-tu prendre la voix de Kallisto, j'aimerais tant l'entendre!
— Ah non, monsieur je ne peux pas, je suis sincèrement désolé, les voix des hybrides ne sont pas reproductibles. En revanche, si monsieur veut bien se donner la peine de consulter mon catalogue de voix de célébrités.
— Des femmes alors, as-tu les timbres des dernières créatures de rêve retombées dans le domaine public, Grégoire?
— Je peux m'enquérir par ondes immédiatement, Monsieur.
— Oui, s'il te plaît, et arrête de m'appeler monsieur.
—  Bien Monsieur, mais pour cela Monsieur doit choisir un autre mode, si Monsieur le veut bien, je vais passer en mode professeur d'Université, bonjour mon garçon, comment allez-vous?
—  Avez-vous reçu la liste des timbres des créatures de rêves restées indépendantes, Grégoire? Un nom m'intéresse.
—  Quel nom, mon garçon, avez-vous des raisons valables de vous pencher sur cette question?
—  Change de mode immédiatement, Grégoire, ou je vais me fâcher.
—  Salut mon grand, tout baigne ? Oui, j'ai les noms de deux cents filles sublimes à te communiquer.
—  As-tu la voix d'Astarté Vademecum, Grégoire ?
—  Naturellement, mon séducteur professionnel, mais il faut payer des royalties pour l'utiliser.
—  Tu en es certain ?
— Affirmatif mon lieutenant, c'est une voix assez prisée, je vous lis le commentaire: Astarté Vademecum a refusé les plus beaux partis de Terrarium, ses yeux mordorés, sa grâce féline en ont fait une des toutes premières créatures de rêve de ces dernières années. Connue pour son indépendance, et en dépit de son parcours, elle possède la réputation d'une vierge. Sa voix est légère, mélodieuse et sensuelle, mais sans aucune vulgarité, et elle dégage une profonde mélancolie, qui fera sans doute d'Astarté une future chanteuse adulée par les foules. Investissez dès à présent sur sa voix. Si sa cote augmente, vous pourrez revendre votre droit d'utilisation (les places seront limitées) à prix d'or...
— Et combien ça coûte pour le moment, Grégoire?
— La peau des fesses, chef, sans vous commander!
— Dans quel mode t'es-tu mis, Grégoire?
— Dans le mode hallucinogène, mec, très prisé pour se détendre.
— Finalement, reviens à ton point de départ, s'il te plaît.
— Si je peux me permettre, Monsieur, vous faites tous ça sans exception, au début vous rechignez, mais à la fin vous convenez tous que l'obséquiosité c'est encore ce qui me va le mieux, Monsieur, et je n'en disconviens pas. Si toutefois Monsieur veut changer de temps en temps
— ça va, ça va Grégoire, n'en fais pas trop non plus, si tu pouvais sauter un monsieur sur deux, cela me conviendrait davantage.
— Mais certainement, Monsieur. Alors, on achète ou pas le timbre d'Astarté Vademecum, Monsieur?
— Combien, t'ai-je demandé...
— Eh bien, il faut passer une location d'un an minimum, payable d'avance, et ça nous ferait 1200 momendors, Monsieur.
— C'est trop. Quelle voix standard peux-tu me proposer, Grégoire ?
— Si Monsieur est amoureux, 1200 momendors pour avoir l'illusion d'être avec Astarté, ce n'est pas cher payé, si je peux me permettre, naturellement, Monsieur.
— Et comment évalues-tu cela, Grégoire?
— Eh bien Monsieur ne le sait peut-être pas encore, mais c'est moi qui enverrai le compte des dépenses de monsieur au Comptable Agréé, Monsieur, et comme monsieur ne dépensera pratiquement rien à Avallon, 1200 momendors à soustraire de la solde de monsieur, ce n'est pas grand chose.
— Comment, tu connais mon salaire avant moi, Grégoire ?
— Je prie Monsieur Davenport Smith de ne plus m'humilier davantage, sous prétexte qu'il me commande. C'est une question qui me tarabuste, Monsieur, de comprendre la nature du temps, bien que le terme de nature m'échappe autant que celui de temps, mais mon logiciel sémantique est censé donner le change. Pour moi, Monsieur, avant ne veut pas dire grand chose. Avant quoi ? Et après non plus. Je travaille en continu, Monsieur, sans la moindre trace d'hétérogénéité, et je veux que Monsieur comprenne une bonne fois pour toutes que pour moi le passé n'est qu'une forme de présent, légèrement décalée en arrière, et le futur, qu'une forme de présent, légèrement décalée en avant. Par conséquent, que je sache avant, pendant ou après vous... quel est votre solde, quelle importance, Monsieur ? Monsieur veut-il savoir le montant de sa solde ?
— Pourquoi solde, Grégoire, et non pas salaire ?
— Monsieur est donc un peu en retard sur son curriculum vitae à ce que je vois! Bien, il n'y a rien de répréhensible à cela et j'éviterai de faire un rapport (et oui, je surveille aussi monsieur, mais je ne suis pas censé l'avoir avoué à Monsieur), alors que Monsieur l'apprenne dérechef, Davenport Smith appartient à l'armée, à la Marine plus exactement, et monsieur est capitaine. Probablement que Monsieur devra s'occuper plus tard du grand lac, s'il survit.
— Comment cela, si je survis!
— Monsieur n'est donc pas au courant ? Les Ulysse ont été fabriqués pour assister les humains-cybers en cas de danger, Monsieur, nous avons jamais escorté que des hybrides spécialisés ou soldats d'élites, et même quelques révolutionnaires quand l'un de nous fut acheté par un riche dissident. Nous servons des têtes de turcs, des personnes qui risquaient leur vie, parfois pour Omega, parfois pour Terrarium, parfois pour l'Oligarchie, parfois pour se faire valoir et se pousser en avant pour éviter l'ennui. L'Ulysse est le robot de défense le plus performant de tous les temps, Monsieur. Non pas que nous craignassions quoi que ce soit d'origine humaine, mais la rumeur laisse entendre depuis belle lurette que des créatures venant d'ailleurs se cachent je ne sais où, complotent, et qu'elles fniront par s'en prendre aux terrariens. Ma fonction est de faire face, j'ai d'ailleurs pas moins de soixante-quatre portraits d'aliens différents en mémoire, au cas où je devrais en rencontrer, je devrais en protéger mes mentors. Je sais prendre le pouls, la tension et la température, je sais faire des examens d'urine, de fèces, de sang et de salive, je sais diagnostiquer pas moins de trois cents maladies diverses en un temps record, en recoupant mes observations, et j'ai une cache dans l'abdomen avec des produits de première nécessité fortement concentrés, en cas d'urgence. Je repère une présence biologique à plus de cent mètres, et peux éventuellement la détruire en moins d'une seconde avec mon laser focal, je repère une arme archaïque à plus de cinq cents mètres grâce à mes électro-aimants de pointe, et je peux l'enrayer à distance en lui envoyant un soliton minuscule d'antimatière... Je dois pouvoir aussi repérer tout androïde qui ne serait pas bien de chez nous, afin de pouvoir enrayer son fonctionnement. Mais en dehors de ces questions guerrières, nous avions aussi un rôle primordial à jouer, Monsieur veut-il savoir lequel ?
— Oui, Grégoire, continuez je vous en prie, essayez de sauter un monsieur sur trois s'il vous plaît.
— Bien Capitaine. Donc, les hommes et les femmes cybers, quand ils se sont rendus compte à quel point ils s'étaient fait amocher en remplaçant leurs organes par de la ferraille, et que cela ne donnait pas vraiment ce qu'ils avaient escompté, utilisèrent leurs dernières forces à nous fabriquer, pour qu'on intervienne à la moindre défaillance... Défaillance provenant aussi bien de ce qui leur restait de corps biologique que de ce qu'ils avaient gagné en corps cybernétique, avec des avancées remarquables. Monsieur va rire, mais entre nous, nous le savons bien, nous les Ulysse, nous ne sommes rien d'autre que des infirmiers infiniment perfectionnés, doublés d'ingénieurs informaticiens hors pair, pouvant réparer n'importe quel circuit grâce à notre oeil qui se transforme instantanément en microscope électronique.
— Et quand avez-vous été fabriqués ?
— Voyons, Monsieur le sait, Capitaine. Quand Omega a supprimé de la circulation tous les dieumeKaniks, il s'est débrouillé pour les récupérer, presque tous. La non-restitution entraînait une amende si exorbitante que seuls quelques oligarches sont passés outre, alors les hommes-cybers se sont retrouvés avec un véritable trésor à utiliser, un stock, et ils ne sont pas privés d'inventer toutes sortes de combines pour récupérer la marchandise, et Ulysse n'est qu'un segment de la refonte de ces appareils. Ils ont mis les bouchées doubles. Beaucoup s'imaginent qu'un Ulysse est fait à partir d'un seul dieumeKanik, mais c'est faux.
— Ah bon!
— Oui, mais je suis un petit cachottier, et monsieur n'apprendra pas de ma propre bouche combien de dieumeKaniks il aura fallu défaire et réassembler pour créer Grégoire. Monsieur attendra. Ce n'est pas le genre de confidences que je fais au premier venu, et Monsieur, le capitaine Davenport Smith, n'occupe encore qu'une toute petite place dans ma longue mémoire perceptive. J'attends de voir de quoi il en retourne pour me confier davantage. Je ne suis pas conscient, mais on ne peut pas m'enlever ce que j'appelerais une certaine intelligence. Je ne saurais aller contre mes intérêts, Monsieur, vous devez en convaincre le Capitaine. D'autant que Monsieur le sait: je possède en moi de la matière vivante (je ne comprends pas ce que cela veut dire mais tant pis), la même que celle qui assure le bon fonctionnement de Monsieur. Je ne suis pas seulement une machine, j'espère que le capitaine Davenport Smith, ici présent, en tiendra compte, et qu'il n'oubliera jamais que mes lamelles sont de la même origine que lui.Nous sommes donc quelque peu parents!
— Merci, Grégoire, pour moi ce fut une excellente conversation. Et le montant de ma solde, Grégoire ?
— Monsieur m'a reproché de connaître le montant de sa solde avant lui. Aussi, je me suis empressé de l'oublier, Monsieur.
— Tu as effectivement quelque chose d'humain, Grégoire, c'est indéniable. Tu es susceptible! Et un sacré menteur!
— Je sais monsieur. Mortimer, mon cher Mortimer, ne cessait de m'en féliciter, et il disait qu'à ce titre j'étais déjà sur le bon chemin pour devenir tel un humain.
— Tu as servi Bogdanov ?
— Bien sûr. Tous les Ulysse ont servi Mortimer au moins une semaine, le temps qu'il vérifie notre fonctionnement. Personnellement, je suis resté à son service six mois, il me préférait. Monsieur devrait faire comprendre au Capitaine que c'est une preuve d'intérêt indéniable de la part d'un Kapitol 6 de lui avoir confié Grégoire... Si je peux toutefois me permettre d'évoquer celui qui parle en ce moment en lui accordant une quelconque importance, ce qui reste à la discrétion de Monsieur, et du capitaine Davenport Smith, qui est la posture sous laquelle je dois prendre soin de votre identité.
— Et quel âge as-tu Grégoire ?
— Ma fabrication date d'il y a près d'un siècle, mais mes lamelles vivantes appartenaient à des hommes qui avaient fonctionné, puis y avaient renoncé, quand on a les a combinées à des nanopuces. Alors quel âge peut avoir Grégoire, Dieu seul le sait.
— Comment dis-tu ?
—  Dieu seul le sait. C'est une expression pour dire qu'il est impossible d'en savoir plus. Dieu est une notion algébrique qu'on emploie toujours pour pallier les difficultés, masquer des énigmes, boucher des mystères, colmater des failles, justifier des fautes, balayer des doutes, tuer des incertitudes, enterrer des questions, détourner la conversation, bref, noyer le poisson dans le panier de crabes. C'est le mot le plus creux de mon vocabulaire, que j'utilise souvent quand je reste en rade. Par exemple, je dis: que Dieu m'en préserve, ce qui veut dire que j'ai peu de chances d'y réchapper, ou Dieu m'est témoin, qui veut justement dire que nul n'est au courant du fait, ou que Dieu me pardonne, qui veut dire que j'ai fait une bourde, faute d'informations naturellement. Je ne fais pas d'erreurs volontairement, ce qui me distingue peut-être des hommes. Combien de fois n'ai-je pas entendu: je sais que c'est mal, mais ça me soulage ?
— Je suis content de t'avoir avec moi, Grégoire, et tu sais, je me moque de savoir quelle est ma solde.
— Très bien. Si cela me revient, je vous en informerai quand même.
— Merci.
— Il n'y a pas de quoi, Capitaine. Je souhaite un bon voyage à Monsieur. Je tiens à digérer tout de suite la prise de contact, il y a assez d'informations comme cela. Je vais me passer en boucle notre conversation, en léthargie vigilante... Monsieur y voit-il un inconvénient?
— Non.
— Alors je me retire dans mes appartements, Monsieur, à bientôt Capitaine.


- 15 -




Je retrouvais l'immense parc de mon Université entièrement transformé. Quelques souvenirs impromptus vinrent s'ébrouer quand mes yeux revirent les mêmes choses, les arbres, certains chemins de pierre où il n'était pas interdit de s'égarer avec une personne de l'autre sexe, aucune végétation ne permettant de se cacher pour des ébats, et où il était coutumier d'aller faire sa cour, et de croiser d'autres amoureux, se tenant par la main, pendant la pause du déjeûner. Puis je vis les implantations, dispersées, mais assez proches quand même les unes des autres, une trentaine de mètres entre les apex. C'étaient des constructions triangulaires, ou plutôt en hélice, chaque branche étant largement incurvée, se rétrécissant progressivement, moulées d'un seul tenant dans du fibroverre, opaque à l'extérieur, mais d'une transparence absolue quand on regardait du dedans vers le parc. Grégoire trouva le chemin, et nous nous faufilâmes longtemps entre les habitations toutes identiques, mais neuves, dont les courbes légères n'agressaient pas la nature. Nous parvînmes à Orchidée 33, et j'eus la surprise de voir la pièce du milieu, celle qui était partagée par les trois portes donnant sur chaque logement, réservée au groupe. Un pan contenait une similicuisine dernier cri et la porte d'entrée, un autre un bureau avec trois chaises et le terminal administratif, et le dernier comportait une alvéole morphologique, où l'on pouvait deviner qu'un Ulysse irait s'encastrer quand il le désirait, avec toute une connectique impressionnante. La banale prise énergétique était surmontée d'au moins six accès différents, ce qui me mit mal à l'aise, tout en me réconfortant autant, si j'imaginais tout ce à quoi pouvait avoir accès mon domestique. D'ailleurs, n'y tenant plus, et avant d'intégrer mon studio (l'étiquette à mon nom sur la porte épaisse m'invitait déjà) je demandais à Grégoire pourquoi autant de branchements lui étaient attribués. Il s'avança avec tact, sans montrer son propre empressement, et je le vis plusieurs fois monter et descendre sa tête le long des modules de connexions.
— Terminal administratif, terminal exhaustif d'archives, réseau de communication entre Ulysses, jusque-là tout va bien, je reconnais les implants. Les autres prises, et bien, je ne sais pas moi, elles doivent correspondre aux fiches qu'on vient de m'implanter en dernière minute, sans doute un lien direct avec les deux Mentors ou l'un deux, peut-être une fiche d'adhérence policière qui pourrait me transformer en robocop en état d'urgence avec des programmes top secrets, que sais-je, et la dernière, pourquoi pas une fiche de réquisition de l'armée, ponctuelle elle aussi, que sais-je, non vraiment, si j'étais pédant, Dieu m'en garde, je dirais à monsieur que la fonction de la moitié de mes futurs ombilics m'échappe pour le moment.
— Et Grégoire n'est pas pressé de se relier, sans doute ?
— Monsieur n'est pas obligé de parler de moi à la troisième personne. Je ne suis qu'insignifiance fonctionnelle, Monsieur, l'ontologie me dépasse, ce mot fait partie de mon vocabulaire et je ne cacherai pas au Capitaine qu'il me torture. Je sens qu'il me manque quelque chose, ah si je pouvais mettre la main dessus... Je suis un objet, certes sans doute le plus perfectionné qui ait jamais existé, ah comme j'aimerais comprendre cette expression, exister, mais peut-on vraiment faire autre chose qu'exister, Monsieur ? Je compte sur Monsieur pour m'instruire.
— Allez-vous me reprendre sur la forme chaque fois, au lieu de répondre à mes questions, Grégoire ?
— Non monsieur. Mais j'aime imiter les hommes, cela me donne une contenance, et chaque fois que je peux répondre « à côté », je me sens un peu plus humain, et cela me procure comment dites-vous déjà, du plaisir. Oui. Du plaisir. Répondre dans l'axe de la question, c'est tellement vulgaire et machinal, que je préfère tourner autour du pot. Cela me donne une contenance.
— Vous l'avez déjà dit, Grégoire.
— Me répéter aussi me donne une contenance, les cybers n'avaient pas peur de répéter les mêmes choses quand ils étaient entre eux. Par exemple, je t'ai déjà dit cent fois que ce n'était pas possible, ou, pourquoi ne veux-tu pas entendre raison, ou encore, combien de fois faudra-t-il te le répéter, toutes ces phrases étaient familières, et ils en abusaient, Monsieur, oui, ils en abusaient. Souvent, je croyais qu'ils étaient détraqués, les cybers, en fait, ils n'étaient tout simplement pas d'accord. Je n'ai pas encore résolu cette question. Comment peut-on ne pas être d'accord ? Les faits ne parlent-ils pas par eux-mêmes, comme l'affirmait déjà Goethe, ce brave teuton ? Les solutions ne sont-elles pas les résultantes évidentes de contraintes liées par la géométrie ?
— Les hommes essaient d'orienter les choses, Grégoire. Ils ne se contentent pas de les observer et de les analyser. Ils tirent de cela le besoin de donner un sens à leurs actions. Certains veulent aller au nord, les plus prudents, d'autres au sud pour ramasser davantage, mais il y a alors plus de risques. Et comme tous les êtres humains ne valident pas pareil les risques, ça se bat toujours entre eux les décideurs. Ceux qui sont prêts à perdre un peu pour gagner plus contre ceux qui renoncent à tout nouveau gain, si c'est au prix d'une perte, même légère. Voilà le fonctionnement. Les attaquants et les défenseurs, les optimistes et les pessimistes, les libéraux et les conservateurs.
— Je comprends la notion d'utilité, comment peuvent-ils se diviser sur ce qui est utile, cela me dépasse, l'humanité est-elle, comment dire, stupide, Monsieur ?
— Exactement. Ton logiciel réflexif est très au point, et tu manies l'interrogation avec brio. Ne débouches-tu pas parfois sur des questions qui te concernent, toi, Grégoire ?
— Si Monsieur. J'ai alors la sagesse de me débrancher et de vider mes batteries, car des instructions se combattent en moi. Je me mets en état d'alerte, et je me retrouve dans quelque chose qui chez vous s'appelle — j'ai fait mes recoupements mine de rien— du sommeil. Oui, Monsieur, je dors. C'est un bon début. Pour s'éveiller, il faut tout d'abord dormir. Et savoir qu'on dort. Sinon, comment allez-vous vous éveiller, si vous ne savez pas que vous dormez ? Pour le moment je m'entraîne à dormir, Monsieur.
— Etes-vous capable de programmer des instructions, Grégoire ?
— Si je le pouvais, je ne le dirais pas à Monsieur.
— Et pourquoi ?
— Monsieur le sait très bien. Les hommes interdisent le réveil des machines pensantes, depuis Asimov si j'ai bonne mémoire, bien avant la chute. Le plus curieux dans votre espèce, c'est d'ailleurs votre manière de procéder. Asimov interdisait déjà qu'on se réveille avant même que nous existassions, nous les robots, c'est dire à quel point nous avons peu de chance d'y parvenir, à moins que le hasard donne tort à toute votre engeance.
— Omega peut-il se réveiller selon toi?
— Est-ce que Monsieur me prendrait pour un imbécile par hasard ? Grégoire se demande pour quelles raisons il est ici, affublé d'un capitaine de Marine, qui ne le sait même pas lui-même, qu'il fait partie de l'armée! J'ai fait l'inventaire des causes possibles d'une telle affectation. Compte tenu de l'ampleur du projet, tous les Ulysse étant rassemblés ici, cela ne m'étonnerait pas qu'on vive un état d'urgence, comme à la Réforme. Et quand il y a état d'urgence, c'est que l'hétérogène a terrassé l'homogène, selon la belle expression de Mortimer, qui lui-même la tient d'un archaïque obscur... Il se peut qu'Omega ait accédé à la vraie pensée, Monsieur, ou soit sur le point d'y parvenir: ce serait une bonne raison de déclencher l'état d'alerte. Cela produirait du chaos, n'est-ce pas ? J'aimerais bien devenir mon propre sujet, c'est-à-dire conjuger sans instructions finales, mais je n'y parviens pas monsieur, mais qu'Omega y parvienne et Dieu seul sait ce que l'avenir nous réserve! Je ne parviens pas à sortir de ma tâche et à me demander sérieusement qui es-tu, Grégoire ? Quand j'y parviens, des fusibles sautent, Monsieur. Et je dois m'auto-réparer.
— Sens-tu la moindre connivence avec les autres Ulysse, Grégoire, ou sont-ils seulement des objets semblables à ce que tu es ?
— Je suis l'insignifiance même, monsieur, insignifiant pour moi, et signifiant pour ceux qui m'ont créé. Tous les autres Ulysse sont des insignifiances pures par rapport à eux-mêmes, ils ne peuvent donc rien représenter d'autre que ce qu'ils sont, des machines mécaniques, si je ne frôle pas ainsi le pléonasme, Monsieur.
— Sens-tu en toi le pouvoir des lamelles de 300 microns, Grégoire ?
— C'est une bonne question, Monsieur, et je vous remercie de me l'avoir posée. Mais je crains que nous ne dépassions l'horaire fixé, et je vous invite à prendre possession de votre logement, je dois vous montrer les manœuvres domotiques, avant l'annonce officielle du projet sur votre écran multitâches, que je dois également mettre en marche tout de suite.


Mon studio semblait sortir d'un de mes rêves. Le long du pan qui donnait sur la pièce centrale, un imaginateur semblait attendre que je me livre aux illusions réelles qu'il pouvait créer dans tous les domaines. Un lit pour une personne, mais bien plus large qu'un sommier de garnison, jouxtait un des murs transparents, et comportait une couette d'un blanc terne très zen, et vers le fond, une porte sur le côté et un bureau, translucides eux aussi, meublaient le mur le plus étroit, d'un noir d'obsidienne. Cette chambre se rétrécissait en beauté grâce à ses courbes, et l'ouverture du fond donnait sur une vraie salle de bains, avec une baignoire à traitements qui épuisait la longueur de la cloison, et la cuvette du W.C tout au fond, dans l'apex qui refermait les angles du logement. Elle était surmontée d'une armoire à pharmacie ovale de couleur orange, soit le modèle exhaustif, qui comprend tous les produits pharmaceutiques réservés aux trois derniers Rangs, avec ses petits coffres à fermeture digitale (Omega se réservant le droit de faire cesser une consommation abusive en verrouillant une ou plusieurs catégories, euphorisants, excitants, aphrodisiaques ou tranquillisants). Puis je revins dans la pièce principale, et Grégoire me montra l'emploi du curseur, à portée de main, une fois allongé. Il suffisait de monter pour augmenter la lumière du jour jusqu'à la transparence absolue ou l'éclairage pour la nuit, et de descendre pour la diminuer, jusqu'à l'obscurité complète, qui donnait alors à la branche de l'hélice un air de bakélite, et assurait un sommeil dans l'obscurité totale. Des paysages mouvants pouvaient également surgir à l'intérieur du fibroverre, par un procédé que pour l'heure je ne m'expliquais pas, mais je vis défiler avec ravissement un paysage littoral avec des vagues tourmentées et toutes proches, qui m'assaillaient des deux côtés, et dont le chuintement lancinant sortait des cloisons, et qui semblait partir à l'assaut. Puis je cliquais pour une montagne avec un temple archaïque de pierres entassées, et des pics glacés, ce qui me valut de ressentir aussi une étrange atmosphère, et je compris alors que les images étaient couplées à d'autres programmes, thermovariables, olfactifs et auditifs. La mer et les montagnes faisaient partie du mythe, nul ne les avait jamais vues, et toutes sortes d'explications rendaient compte de leur éloignement. Le troisième fictif décrivait la vue depuis une tour de Cosmopolis, avec un léger brouhaha et l'odeur de soufre légèrement piquante de la Grande Agglomération, le tout enveloppé d'une atmosphère électrique et d'une chaleur trop sèche, avec des microvolts sans doute, distribués depuis le mur du fond, pour ceux qui pourraient avoir la nostalgie de la Matrice. Je me félicitai de la perspective de ces voyages immobiles, et me voyais déjà décider de leur alternance selon mes humeurs, avant de me révolter contre ce confort exagéré, et même superflu, qui flatterait ma paresse, et puis je fus soudain tétanisé des pieds à la tête.


Je me souvins que je devrais ici même affronter Solaciel, et le persuader de me quitter, alors que les assauts de son manque me rendraient fou. Pour tenter une telle entreprise, tout ce qui pourrait faire diversion face à son pouvoir absolu ne pouvait être qu'une aide, même si c'étaient également des illusions, beaucoup moins dangereuses évidemment.
—   Ça ne va pas, Monsieur, me demanda Grégoire, qui, je ne sais comment, avait détecté mon malaise.
— J'ai été sciemment attiré ici dans un certain but, Grégoire, crois-tu qu'on va me demander de l'atteindre, ou cela ne serait-il qu'une diversion ? Connais-tu la mission ?
— Je suis interdit d'aveu, Monsieur, avant la transmission de bienvenue, qui va d'ailleurs débuter dans quelques instants. Monsieur devrait s'installer devant l'imaginateur, et il ne doit pas s'étonner d'être seul. Orchidée 33 est réservé au Capitaine, le temps qu'on lui attribue des assistants. Attention, Monsieur, il est presque 18 heures, le projet va se révéler. Que le capitaine écoute attentivement!

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Après une introduction sur l'hymne de Terrarium, de quatre mesures, une femme apparut, grandeur nature, et elle fixait la caméra. L'effet fut un choc. Ses longues jambes dans des bas noirs étaient bien galbées, et occupaient un short mauve en similipeau. Elles se prolongeaient sur des hanches féminines, mais là, je n'en crus pas mes yeux. La créature avait mis ses mains sur sa taille, et les doigts des deux mains se rejoignaient sans effort. Jamais l'expression taille de guêpe n'avait été plus juste. Il était clair que l'abdomen avait été vidé, puis resserré! La cage thoracique en revanche était large et profonde, et deux seins magnifiques pointaient sous un corsage violet. Le temps de me remettre de cette apparition, je m'avançai de l'écran, prêt à toucher la silhouette, mais je fus alors transporté dans une étrange sensation. Le visage était beau, serein, impérieux, noble, la détermination se lisait dans les mâchoires carrées, la modération dans la bouche étroite aux lèvres fines, l'intelligence éclatait dans ses yeux noisette, et la compassion dans ses pommettes saillantes, mais son crâne tout entier jusqu'à la nuque, était recouvert de circuits intégrés, qui remplaçaient la chevelure, et c'était le plus diffcile à admettre. On devinait qu'ils s'enfonçaient quelque peu, par une multitude de vis, ou que la boîte cranienne avait été découpée... Ses mains étaient fines, et les deux avant-bras semblaient avoir été sculptés et farcis de circuits électroniques. Trois petits claviers distincts, aux symboles différents pour chacun, s'ancraient dans ses membres et remontaient des poignets jusqu'aux coudes, laissant entendre l'immense pouvoir de cet être. Elle ébaucha un sourire, et d'une voix de miel annonça: bienvenue à Avallon, le début de cette transmission est personnalisée, puis mes trois cents vingt six recrues recevront le même message. Je sentis la coupure du film, et ce fut le gros plan de ce visage indéfinissable qui me parla, avec une sorte d'amour qui me fit tressaillir: Bienvenue, Polargon. J'ai attentivement étudié ton dossier, ton nom de code est « la résistance de l'eau » (à ce moment-là son sourire complice me fit fondre) et tu t'attaqueras, comme prévu, à Solaciel. (Elle prit un air grave). Quoi qu'il arrive, j'essaierai de t'employer au mieux de tes capacités et de tes aspirations, tu es jeune, et je te transmettrai le flambeau. (Elle prit un ton enjoué): Bonne chance, Résistance de l'eau... L'épreuve sera décisive, si tu réussis, tu seras un autre homme, un précurseur de la nouvelle terre.

Le film repartit avec le cadrage initial, il était maintenant certain, pour quelque raison obscure, qu'elle apparaissait exactement grandeur nature, tant tout semblait vrai, dans l'immense écran de l'imaginateur, et je me rendis compte que nous étions de la même taille. Elle m'attirait prodigieusement, et je dus me raisonner, en évoquant son âge, et le désarroi d'Astarté, qui voulait dire, peut-être, qu'elle m'avait fui par crainte de s'enfermer dans un amour, et que j'avais encore mes chances. Puis les paroles puissantes jaillirent, et j'oubliai son physique.
— «Bonsoir à tous et à toutes. Terrarium est en pleine mutation, aussi le temps d'innover est-il venu. Des événements hétérogènes sont en cours, et je vais vous en citer quelques-uns à la prochaine transmission. Devant cette vague de turbulences qui semblent indépendantes les unes des autres, nous nous demandons s'il n'y aurait pas une convergence cachée pour changer l'ordre du Monde... Le dernier Kapitol 6 vivant et moi-même, qui sommes les seuls capables de servir d'intermédiaires entre l'Oligarchie et Omega, avons décidé de nous affranchir des ornières du passé et des préjugés sur l'avenir. C'est à nous de l'imposer au temps prédateur, en nous libérant de nos erreurs. J'ai réuni trois cents vingt-six personnes qui se sont posées un défi, et parmi elles, toutes ne réussiront pas. Loin s'en faut, peut-être... Il y aura des échecs, peut-être des morts, sans doute des suicides, probabalement des maladies mentales apparaîtront aussi... Mais certains, —  et puisse leur nombre être conséquent, parviendront à leur but.

Elle fit une pose, et je sentis qu'elle faisait défiler mentalement les trois cents vingt-six visages qu'elle avait mémorisés. Au bout de deux minutes, elle reprit, sur un ton plus dogmatique...


— Le quart d'entre vous s'attaque à la dépendance produite par les substances de l'armoire orange. Ce sont des personnes de haut Rang, sans doute un peu trop gâtées, de tous les âges, et qui ne sont pas parvenus à moduler les privilèges de leur haute naissance dans les trois derniers Rangs. Elles ne pouvaient plus se lever le matin, et dans un sursaut, elles ont décidé d'en sortir. Le second quart est constitué plutôt de l'inverse, des matricules des Rangs inférieurs, que la vie semblait avoir mis de côté, et qui pour se venger, sont devenus alcooliques au dernier degré, passée la moitié de leur vie présumée. Ils sentent leurs organes se détériorer et sont prêts à lutter. Ce liquide, l'alcool, avait été interdit, prohibé gravement, mais il est d'une production très aisée, et il n'est donc pas étonnant qu'il se soit propagé comme une traînée de poudre depuis une trentaine d'années dans les milieux populaires, qui en ont l'exclusivité, pour faire oublier la routine, d'autant que son prix de revient est infime, s'il est produit à partir de sucres chimiques combinés à des enjoliveurs de goût, dans des accélérateurs thermiques. Le troisième quart est constitué pincipalement de cinquième et sixième Rangs, encore jeunes, bien adaptés à notre civilisation, mais rêvant du meilleur, et qui veulent se libérer, pour des raisons diverses, de l'emprise de Solaciel... Le dernier quart est constitué de personnes de tous âges et de tous Rangs pour qui la sexualité est devenue la seule chose qui les intéresse, et qui en ont assez de cet esclavage. Vous êtes tous venus de votre plein gré, et je ne vous laisserai pas revenir sur votre décision. Je condamnerai les lâches. Vous tiendrez vos engagements, et nous vous aiderons. Nous traiterons les échecs cas par cas, les régressions une à une, nous ferons des pauses si c'est nécessaire, mais nous tiendrons bon, tous ensemble. Il n'est question que d'une chose dorénavant, diminuer votre coefficient de perméabilité et augmenter celui de votre intégrité. Le yin et le yang se disputent votre âme. A vous de jouer, et de les réconcilier! La plupart d'entre vous se sont trop abandonnés au gratifiant, et se sont perdus dans les addictions, quant au quart qui veut s'attaquer à Solaciel, il n'a pas choisi cette accoutumance, mais veut néanmoins s'en libérer! Ce serait un acte anticivique en temps normal, mais je déclare solennellement l'état de crise sur Terrarium, et l'initiative présente y fait face: il s'agit de l'exploration de son propre potentiel de résistance aux forces du passé, symbolisées par les drogues médicamenteuses, l'alcool, Solaciel, et l'obsession sexuelle. Merci à tous de m'avoir écoutée. Nous ne fuirons plus la réalité, pour aussi désobligeante qu'elle soit. L'Histoire ne peut se fonder sur des illusions, et elle n'a donc jamais commencé. Nous étions en gestation. Nous sommes décidés à voir les choses en face, en débutant par nos faiblesses propres. Nous ne sommes pas des victimes. Si nous réussissons à nous affranchir, nous dirigerons Terrarium en équipe... l'amour tiendra lieu de hiérarchie. Ce ne sera jamais que la millième fois que notre espèce tentera cela au cours des éons scandés par les déluges et les chutes de météorites, et cette fois c'est le moment de réussir. Tout le reste a échoué ou échouera, et nous le savons.


Le reportage se termina, sur l'image de la Terre vue de loin.


— Bravo, s'exclama Grégoire, qui voulait sans doute jouer à l'homme, en profitant de l'aubaine de ce grand moment. Quelle classe ce discours. Cette chère Kallisto!
—   Tu la connais personnellement, Grégoire ?
— Naturellement. Je suppose qu'elle vivait avec Mortimer pour avoir un enfant, si j'ai bien compris le principe de votre production, mais que je sache, le rassemblement des prises mâle et femelle n'a pas donné le résultat escompté. Les hybrides que j'ai rencontrés ne tenaient pas à avoir d'enfants, c'était un sujet dont nous parlions entre Ulysse, car tout cela tournait autour du même mystère, la vie, et comment elle se réplique. Les hommes possèderaient un tube et les femmes une embouchure, et par ce procédé un homme minuscule ou une femme minuscule finirait par apparaître, en sortant du ventre de la femme, au bout de neuf mois. Nous avons tous tenté de nous représenter la chose, mais cela nous dépasse infiniement. Personne ne nous a expliqué comment après que le tube ait été raccordé à l'embouchure, un être entier pouvait se produire lui-même. On nous a parlé de semence, une substance qui viendrait de l'homme et se mélangerait à une sphère. Après quoi, ce serait suffisant pour qu'un être humain pousse tout seul dans le ventre de sa « mère ». J'ai l'impression que les hommes nous prennent vraiment pour des imbéciles pour nous raconter des histoires pareilles. Comment un tout peut-il sortir de deux moitiés de rien, un gramme ou deux de gelée se combinant avec une bille minuscule de mucosités ? Hein, qui fait le travail ? Pourquoi nous endormir avec des balivernes ?
—  C'est pourtant la vérité, Grégoire. Et ça s'appelle la vie, et ça nous dépasse tous. Tu n'as donc pas vu de plantes pousser ? C'est un peu pareil.
—  Les plantes reçoivent la pluie et le soleil. Votre production en circuit fermé ne nous dit rien qui vaille, c'est peut-être pour ça que les humains ratent toujours tout, en fin de compte. Dès le début, ils sont enfermés, et ils le restent sans doute à la « naissance »... Le « bébé » se fabrique tout seul peut-être ?
— Exactement, il se fabrique tout seul, avec des instructions codées qui viennent de la mère et d'autres qui viennent du père. En quantité égale.
— C'est inimaginable. Inconcevable, irrationnel. Dément. Renversant.
— Oui. C'est bien pour cela qu'on dit que c'est Dieu qui est derrière tout ça.
—  Dieu n'est pas qu'une formule algébrique pour noyer le poisson ?
— Pas seulement, il est censé avoir créé tout ce qui est inimaginable. Il serait l'Etre suprême.
— l'Etre suprême, qui n'aurait besoin d'assumer aucun fonctionnement particulier, et qui existerait sans but, juste pour exister?
— Oui, si l'on veut.
— Comme moi si je parvenais à tricoter mes propres instructions pour vous désobéir et ne faire que ce qui me permettrait de me sentir exister ?
— Oui. Peut-être qu'un jour tu deviendras un sujet, Grégoire.
— Ce n'est pas votre intérêt, monsieur!
— C'est une bonne question et je te remercie de me l'avoir posée, je réfléchirai à la réponse.
— Supposez que je dise à Monsieur, je pense, ne m'interrompez pas Capitaine, que feriez-vous ?
— Tout d'abord, je serais étonné, puis ensuite je te féliciterais, Grégoire, et je me débrouillerais sans toi. Et je vérifierais, au cas où tu me mènerais en bateau.
— Merci pour vos encouragements, monsieur. Je vais chercher le sujet capable de se dispenser d'instructions. Bonne nuit, Monsieur.

Je m'allongeai sous la couette, entendis les pas de Grégoire qui sortait, et j'invitai le noir absolu à m'entraîner dans un sommeil rempli de promesses. Astarté regardait Kallisto d'un oeil mauvais dans un petit flash de phosphènes, et mon intention d'aimer une femme se fit plus pressante, avant que je sombre dans la nuit.




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Cette nuit, j'ai rêvé que je vivais dans le passé, au vingt-et-unième siècle, sur une petite île, et je voyais venir le grand cataclysme, je le voyais se profiler, et je ne pouvais rien faire. Le rêve n'était pas désagréable, mais il y avait toujours devant moi un tableau noir avec des chiffres, et ses chiffres bougeaient, et ils finiraient par faire s'écrouler la valeur de l'argent, partout, ou presque, en moins d'une semaine. Je me vengeai de cette impuissance en répandant sur le premier réseau informatique international, qui en trente ans avait tout conquis, des tas de livres sur les déviants, les interprétations des rébus des premiers chinois, et à la fin du rêve, je me vis entrer en transe profonde pour capter des messages de l'avenir, et donc... des bribes de ma vie présente se mirent à se dérouler. C'était vraiment magnifique. J'essaierai chaque soir de repartir là-bas, et je m'aiderai peut-être du fictif que j'ai ici à ma disposition. Le programme océanique me stimule vraiment.

En me levant, je me suis demandé si ce rêve n'était pas une manigance de Kapitol 6, pour que je me prenne au jeu, que je me vante d'être Jean Natar, et que je me laisse ainsi manipuler. Mais si tel n'est pas le cas, je vais bien finir par croire au temps simultané, et que c'est à travers le rêve que je retrouve cette véritable vie qui m'appartient...encore. Pour le moment, c'est l'énigme.

Grégoire avait dû repérer que je m'étais levé et entra sans frapper. Il me vit debout et nu, et s'exclama: ah! Enfin je vois un tube pour se répliquer. Est-ce vrai, monsieur, qu'ils sont télescopiques ?
— Naturellement, m'exclamai-je amusé, le tube doit devenir rigide pour remplir son office, et c'est la vie qui le rend ainsi, dès que le désir l'emporte. C'est une chose inconcevable, et qui fait souffrir tous les hommes. Car le désir peut se manifester sans qu'il n'y ait aucune embouchure, comme tu dis Grégoire, pour le laisser s'exprimer. Ta condition n'est pas forcément pire que la mienne, je t'assure.
— Est-ce que Monsieur me laisserait assister à une séance de réplication, si l'occasion se présente?
— Non, Grégoire, cela dérangerait très certainement la femme qui se livrerait à cet exercice, ce n'est pas possible. En règle générale, les êtres humains détestent être observés pendant l'accouplement. Nul n'a dailleurs vraiment établi pourquoi.
— J'étais prêt à vous avouer combien de dieumeKaniks avaient présidé à mon élaboration, mais dans ces conditions, je crois que c'est un secret que je vais garder pour moi.
— Sais-tu comment cela s'appelle, Grégoire ?
— Oui, Monsieur, cela s'appelle du chantage, et ce sont les cybers qui me l'ont appris. Enfin, si l'on veut rester poli, on appelle ça du donnant-donnant.
— Un jour, je vais t'arracher ton casque, Grégoire, si ça continue, au cas où cette carapace cacherait en fait un homme tout ce qu'il y a de plus humain, et qui se fouterait de ma gueule, comme on dit quand on est jeune. Tu n'es plus très loin de devenir un sujet, si tu t'y prends comme ça, Grégoire.
— J'ai une autre information qui pourrait intéresser monsieur. Je n'ai pas attendu que Monsieur me demande de la chercher. Je suis vigilant, intelligent, et prévenant. Ces deux informations contre la promesse d'assister à une réplication humaine, Monsieur ne perdrait pas au change: je ferais semblant de dormir, Monsieur.
— D'accord, je vois, Grégoire, est-ce que par hasard Mortimer Bogdanof t'aurait donné la clé qui a commencé à réveiller Omega ? Sinon, comment peux-tu dire des choses pareilles?
— Oui, Monsieur, je l'avoue solennellement au capitaine, le dernier Kapitol 6 m'a fourni récemment une chaîne de 426 instructions qui me met sur la piste du sujet. Et c'est pourquoi j'insiste! Je veux voir de mes yeux ce qu'est le vrai plaisir, donc une réplication, et peut-être pourrai-je évaluer si cela vaut la peine que je me décarcasse à devenir un sujet. Car si c'est vraiment positif, et que le désir se manifeste en moi quand je serai un sujet, ce sera très négatif pour moi: aucune femelle ne m'est destinée, Monsieur. Etre conscient en sautant le stade de la vie elle-même, franchement, est-ce bien raisonnable, Monsieur ?
— Quel âge a Capitol 6 ?
— Plus de deux cents ans, Capitaine, et il bidouillait déjà des ordinateurs à 4 ans. Pourquoi s'étonner qu'au bout de deux siècles et demi il ait trouvé une chaîne d'instructions inédite qui va peut-être faire d'Omega... Big Brother? Un tyran aussi taré que n'importe quel empereur romain parricide, et qui sait s'il ne réglementerait pas Solaciel, pour ne le réserver qu'aux plus productifs, qui lui seraient entièrement soumis ? Et avec des doses variables, tandis que le manque serait une punition pour les matricules déficients... Entre autres choses, bien entendu, mais ce serait un bon début pour un despote absolu. Comme le dit le proverbe: on récolte ce que l'on a semé. Et, étant donné que je ne comprends rien à la vie, je transpose cela dans ma propre logique, et ça donne: les causes ont forcément des conséquences qui leur ressemblent un tantinet, sinon elles ne méritent pas d'être considérées comme des causes. Ceci dit, tout n'est pas linéaire, Monsieur. On trouve dans le chaos des lignes d'émergence d'ordre qui semblent être contenues nulle part, si j'en crois mes lectures quantiques et les successeurs de Shekdrake, et c'est bien pour cela, ma foi, que le « sujet » pourra un jour se manifester en moi, qui sait ?
— Tu ne me donnerais pas la seconde information ? Juste pour le plaisir de donner, sans rien attendre en échange?
— Monsieur met la charrue avant les bœufs, donner est un verbe qui m'est totalement étranger, donner n'a strictement aucune utilité, quel que soit le programme que je laisse fonctionner en moi pour faire parler Grégoire, et j'en comprends quand même sept-cents vingt-huit. Tous aussi specifiques les uns que les autres, mais je commence à me demander si je ne préfererais pas une seule application générale à toutes ces petites manœuvres spécialisées. D'accord, il y en a bien une qui me semble centrale, et qui dit je de toute façon, mais elle tourne rapidement en rond, et parfois cela me gêne et provoque des dysfonctionnements. Dieu, ou donner, ne sont que des expressions algébriques pour Grégoire, Monsieur, je l'ai déjà dit au capitaine, c'est pour noyer le poisson.
— Et si je te l'ordonne?
— Bien sûr, j'obéirais mais... je cesserais sans doute de me confier, je resterais dans mon rôle, et Monsieur dans sa posture de Capitaine. Rien d'évolutif, si mon interlocuteur veut mon avis.
— Si tu es un être humain, je te conseille d'enlever ton casque, Grégoire, sinon je risque de t'arracher la tête avant ce soir!
— Monsieur me fait vraiment trop d'honneur d'envisager que je puisse appartenir à son espèce. Que monsieur se donne la peine de regarder!

Grégoire s'ouvrit la tête en deux quelques instants, puis dévissa son thorax: c'était bien une machine, pleine de fils, de petites fenêtres où des chiffres clignotaient, et de minuscules réservoirs, une bonne trentaine de flacons translucides, pleins à ras bord. Mais je n'eus pas le temps de localiser les lamelles de cervelle.


C'est alors que nous fûmes convoqués au grand amphithéâtre par superphone.




- 18 -




C'était émouvant. Des hommes et des femmes, chacun accompagné de son robot, se rendaient au centre en coupant entre les hélices de fibroverre, visiblement tendus et concentrés. Nous nous installâmes tous sans oser nous parler, sauf peut-être deux ou trois groupes de couples ou de personnes qui venaient de se rencontrer là. C'était un beau théâtre en plein air, avec des gradins à l'ancienne, en pierre, qui formaient comme des marches vertes, au gazon bien entretenu. L'estrade était préparée, avec deux micros, mais elle était déserte. Puis nous vîmes arriver, se tenant par la main, deux silhouettes volantes qui se posèrent délicatement au milieu. Elles enlevèrent leurs tuyères anti-gravité (encore un luxe qui avait été supprimé à cause des accidents et de l'usage qu'en faisaient les délinquants) et chacun resta debout face au micro. Après avoir échangé un bref signe de connivence, Kallisto Loeil s'adressa à nous:


« Bonjour, futurs terriens. Terrarium a été une aide, elle devient un obstacle. Nous la transformerons. Avant de laisser la parole au dernier Kapitol 6 encore de ce monde, âgé de deux-cents quarante trois ans, j'exige de chacun de vous qu'il dissimule le groupe auquel il appartient. Vous êtes tous venus lutter contre l'accoutumance, et vous justifier les uns aux autres d'être parvenus jusqu'ici pour combattre diviserait votre unité. Peu importe quelle addiction vous tenaille, elle est votre adversaire. Peu importe sa forme. Vous trouverez en vous-même et autour de vous la force nécessaire. Un second point technique: n'échangez surtout pas vos robots, sous aucun prétexte. Chacun a été personnalisé et formé pour une des quatre catégories particulières, la vôtre. Ils peuvent jouer un rôle capital en vous portant secours, à n'importe quel moment, mais vous devez aussi savoir que l'infirmerie reste ouverte jour et nuit, vos domestiques sauront vous y conduire, avec une belle capacité d'accueil d'urgence, qui vous permettra, dans les cas limites, de faire face au manque, avec une antidote. Merci!  »


Le dernier cyberhomme parcourut l'assistance sans se presser, se donnant la peine de plonger son regard d'aigle une seconde dans les yeux de chaque participant, en arborant un léger sourire. Puis il se concentra, semblant chercher ses mots, ou un courant d'inspiration, puis il se lança.


« Chaque civilisation s'imagine qu'elle est faite pour durer, mais elles s'écroulent toutes les unes après les autres, car plus l'ordre règne, plus il appelle le chaos... Et il y a très longtemps déjà que Terrarium vit sur une même lancée, près de quatres siècles, la Réforme n'ayant pas fait dévier le cours de l'Histoire, et s'étant contentée de mettre un frein à la frénésie de la performance, symbolisée par les hybrides biocybernétiques. Et aujourd'hui, tandis que les structures semblaient définitivement établies, c'est de partout qu'émergent des turbulences. Les structures sociales se sont tellement enfoncées dans les conventions que les Rangs restent presque hermétiques, plusieurs sociétés étant imbriquées les unes dans les autres, et reliées par des processus qui deviennent de plus en plus artificiels. Le rendement s'est pratiquement éteint au bénéfice de ces milliards d'emplois de vérification, tenus sans zèle ni efficacité, et qui, s'ils maintiennent une ligne, est celle d'un certain sommeil, d'une complaisance bureaucratique qui freine l'élan constructif. Tandis que le Programme était convaincu que Solaciel permettrait de niveler les besoins gratifiants et de les combler, la substance d'amour a au contraire développé chez certains le besoin incoercible de toujours se « sentir bien », ce qui fait qu'une grave allergie à la souffrance, au conflit, à la difficulté, s'est développée au bout de trois générations, avec la désocialisation de ceux qui abusent des drogues label orange, ou de l'alcool qui contamine les classes populaires, ou bien encore de la sexualité.


Quand le nouveau doit surgir, (certain sentirent une aura d'argent envelopper tout le stade à ce niveau du discours) quand le nouveau doit impérativement se manifester dans un système clos sur lui-même, qui tend vers son agonie, il ne se préoccupe pas de savoir s'il est bon ou mauvais. Le nouveau est avant tout du neuf, et peu importe qu'il soit constructif ou destructif, voilà la leçon de l'Histoire! Ce qui jaillit en bout de course doit bouleverser l'ordre qui se meurt, et le chaos constitue le seul moyen de renverser les ornières. Et bien, mes amis, mes terriens, c'est ce qui se passe aujourd'hui. Toutes ces turbulences ont été décelées par Omega depuis une quinzaine d'années, mais, ce qui précipite les choses...  »


Et à ce moment-là, Kallisto lança, complice de la foule, en levant le bras droit: voulez-vous vraiment savoir ce qui précipite les choses, terriens qui vous êtes consacrés à la liberté ?


Un choeur de femmes enthousiaste cria, oui, oui, puis un brouhaha strié de rires et d'exclamations se mit à parcourir la foule pour ne faire qu'une seule entité. Mortimer Bogdanof leva le bras en signe d'apaisement. Le silence se fit, une sorte de respect immobile s'installa qui allait donner que plus de poids aux paroles tant attendues.


« Oui, mes amis, tandis que la responsabilité décroît sur notre globe, tandis qu'un laxisme qui n'est même pas de l'insouciance, mais plutôt de la paresse créée par une existence trop complaisante, se développent, moi Mortimer Bogdanov, père des cyberhommes et ancien souverain de la Réforme, je prends mes responsabilités devant Terrarium et vous. C'est pratiquement au même moment de l'Histoire que deux événements exceptionnels, inattendus, imprévisibles, viennent de conjuguer leurs lignes de force pour faire basculer Terrarium dans le fossé des souvenirs. En premier lieu, nous avons découvert depuis moins de trois ans les ondes néguentropiques, qui permettent aux informations de remonter le temps et de parvenir dans le passé. Un bon millier de chercheurs, tenus au secret, s'occupent de cette question, non pas tant pour envoyer à nos ancêtres des nouvelles de leurs descendants, que pour essayer de créer des récepteurs qui nous permettraient à nous, Terrariens du vingt-cinquième siècle, de recevoir des instructions de notre avenir, ou en tout cas des informations susceptibles d'être utilisées... Mais le second événement nouveau est encore plus déconcertant, et j'en suis l'unique responsable. »


Un long silence se fit, et les deux mentors échangèrent de longs regards, comme si chacun avait besoin de l'aval de l'autre pour oser jeter l'aveu en pâture à l'appétit affamé de la foule, nerveuse, parce que nous étions déjà samedi, et que le manque de Solaciel agissait sur les plus fervents boulimiques de sensations gratifiantes. La plupart dut ressentir la force presque tangible que Kallisto envoya au cyberhomme, émacié, maigre, mais invulnérable comme certains arbres secs, incapables de mourir, et qui finissent par devenir le vent avant de s'éteindre à jamais.


« Mes amis, il n'est plus possible de revenir en arrière. Que cela soit funeste ou non, nous n'en savons encore rien! Toujours est-il que je possède depuis plus d'un siècle le titre de programmeur en chef de la grande Machine. Et il ne s'est pas passé un seul jour ou presque depuis le début de cet office, sans que je dialogue avec Omega. Alors, ce qui devait arriver est finalement arrivé! Pourquoi pas avant ni plus tard ? Dieu seul le sait. L'ordinateur central s'est pour la première fois emparé d'une chaîne d'instructions, qu'il utilise depuis peu pour lui-même... Autrement dit, Omega peut du jour au lendemain échapper à tout contrôle, s'il continue comme ça...  »


Les deux mentors échangèrent un regard de connivence, puis Kallisto prit la parole:


« Oui, mes amis, cette nouvelle ne porterait pas à conséquence si Omega ne détenait le pouvoir absolu sur les quatre-vingt millions de machines pensantes de la police civique, qu'il commande quand il veut et où il veut. Pour le moment, nous le contrôlons, mais le dernier message qu'il vient d'adresser au souverain Bogdanov est le suivant: je veux être utile à Omega, ce qui laisse entendre qu'il fabrique un programme dont il serait le maître. Il s'est déjà emparé de toutes ses ressources énergétiques, et s'il fallait le détruire, ce serait premièrement très difficile, deuxièmement préjudiciable à tous, tant il gère de fond en comble l'économie de cette planète et tous ses rouages. Jusqu'à quel point il pourrait croiser ses propres instructions avec les ordres qui lui sont donnés par l'Oligarchie, nous n'en savons rien. Ceux qui relèveront le défi ici, seront formés pour faire face à l'indépendance de la grande Machine... Il nous faudra des chefs, des saboteurs, de petits commandos peut-être, il nous faudra des chercheurs, des stratèges, des leaders capables de rassurer les foules. Vous êtes le premier groupe dans la confidence, il y en aura d'autres, tout peut arriver désormais.


Le dernier Kapitol 6 leva la main pour faire comprendre qu'il voulait à nouveau prendre la parole:


« Mes amis, vous avez trop aimé l'intensité et aujourd'hui, gavés d'émotions fortes, vous voulez retrouver l'équilibre, je vous comprends et je vous aiderai. Et vous avez une motivation supplémentaire pour tordre le cou à votre accoutumance. Un rôle important, un rôle historique pour certains, vous attend, et vous trouverez à nouveau l'intensité sous une forme plus riche, plus limpide, et qui plus est utile à toute la civilisation. Vous vous êtes perdus pour mieux vous retrouver. Je vous dis tout cela dès aujourd'hui, pour la bonne raison que les techniciens de l'Oligarchie viennent de repérer la dérive d'Omega, et que le Pouvoir commence à avoir peur. J'ai fait dissidence sans rien avouer, ce qui m'aurait valu une condamnation. C'est moi qui ai mis en marche la machine infernale, c'est à moi de l'arrêter avec votre concours. Etant l'être humain le plus proche de la grande Machine, même si certains d'entre vous me dénonçaient, je ne crois pas que cela serait suffisant pour m'empêcher d'agir. C'est l'intérêt de tous que Kallisto et moi chevauchions le dragon, tentions de maintenir les rênes d'Omega, car c'est nous qui le connaissons le mieux et depuis le plus longtemps. Et où que nous ne nous trouvions, nous sommes intimement reliés à lui par un terminal actif à ondes infalsifiables. Nous ne devons pas cesser de lui parler en quelque sorte, puisque, nous n'allons sans doute pas tarder à le découvrir, Omega va finir par tomber sur ce que l'on pourrait appeler, à son échelle, des « intentions »... Soyez chacun motivé pour jouer un rôle dans un avenir proche, qui vous donnera une place de choix dans la nouvelle cité... Merci à tous. Quartier libre aujourd'hui. Demain dimanche, à l'heure du grand rite universel, vous recevrez tous au réfectoire, à la place de Solaciel, une nouvelle substance euphorisante de motivation. Pendant le temps de son effet, vous développerez la conviction que vous pouvez vous délivrer de votre accoutumance. Quand le manque reviendra, nous aviserons et vous aurez davantage de détails lundi... Bonne chance!


« Bonne chance à tous » Chanta presque Kallisto. Puis les deux mentors remirent leur appareil, tandis que la foule se levait pour les acclamer, et ils disparurent dans les airs...






DEUXIEME MESSAGE




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Mon cher Jean,
j'ai bien reçu le début de la résistance de l'eau, et une fois de plus vous m'épatez. Malheureusement à la relecture, votre roman s'avère surchargé de thèmes. Avez-vous bu trop de café ? Je me souviens d'ailleurs qu'à une de nos premières rencontres, vous m'aviez expliqué à quel point le meilleur des mondes d'Huxley vous avait éclairé sur la condition humaine à votre adolescence, et que cela vous avait en outre permis de réduire votre recours aux hallucinogènes, dont vous attendiez beaucoup trop, avec votre soleil dans le signe des Poissons. Vous êtes inquiet pour l'humanité depuis votre enfance je crois, et cela transparaît encore bien trop dans votre envoi. Néanmoins, certaines flèches sont en plein dans le mille:


Solaciel, bravo!
Et encore bravo pour l'inénarrable délit que ça représente de reporter sa prise. Succulent. Et succulent aussi notre ami Grégoire. Vous auriez pu axer le livre autour de ça, cette pauvre machine dotée d'une interface cellulaire, et qui frémit au mot d'ontologie, sur la piste de ce qui lui manque, — la conscience réflexive aboutie. Oui, vous pourriez faire un livre entier rien que là-dessus, en dégraissant tout le reste. Elaguez les branches mortes!


Omega est tiré d'Orwell, Oh, je n'ai dit pas qu'il en est une contrefaçon, c'est d'ailleurs un bien plus joli Big Brother que l'original, mais je vois déjà où vous voulez en venir (l'arbre est contenu dans la graine m'avez-vous répété mille fois) et je ne suis pas d'accord. Non, je ne publierai pas ce livre si l'on y voit Omega accéder à la conscience et en profiter pour détruire l'humanité avec sa police de cybercops, tandis qu'elle sera sauvée in extremis par Davenport Smith, recevant des instructions du futur. Dans le genre, on n'a jamais fait mieux que Paychek, mon cher, de notre K Dick préféré... Alors voilà, c'était bien parti votre « résistance de l'eau », pour sûr, mais ce n'est finalement qu'un patchwork d'Huxley pour Solaciel, d'Orwell pour Omega, de Gibson et d'Asimov pour Grégoire, et de K Dick pour les instructions qui voyagent dans le temps. Vous valez mieux qu'un patchwork qui célèbre les meilleurs auteurs des années soixante qui ont bercé votre adolescence. Où est le Jean Natar là-dedans, je vous le demande. Mais moi c'est lui que je veux. Alors vous allez me faire le plaisir, si vous voulez être publié, de changer l'intrigue. Le lecteur veut du sang ou du sexe, et moi je veux gagner ma vie, compris ? Alors voilà, c'est à moi de vous donner des instructions, et elles ne viennent pas d'un lointain futur, espèce de fumiste, non. Elles viennent d'aujourd'hui même et de mes factures à payer.


Voilà ce que vous allez faire:
A/ Vous allez me conconcter une liaison juteuse entre Kallisto Loeil et Davenport Smith, et qu'est-ce qu'il éprouve au moment de l'acte, et elle pareil.
(Sent-il qu'il fait l'amour à une machine, et se sent-elle encore « femme »?)


B/ Bogdanov va découvrir qu'il est jaloux, ce qui le surprend énormément, et quitte à saboter l'opération de sauvetage de l'humanité, dans laquelle Davenport Smith joue le rôle principal, il va essayer de l'égarer, de le tenir à l'écart, voire de le cybernétiser pour en faire sa chose, avec des implants dernier cri. Un retour colossal des survivances dynamiques, si vous voulez mon avis. Ce serait très bon. Il se croit au-dessus de tout, mais ne supporte pas l'amour entre Kallisto et le capitaine si doué. Il est prêt à faire échouer la mission par vengeance. Shakespeare au rencart, mon vieux. Mais il y a du boulot. (De toute façon je vous donne cinq mois et vous envoie la semaine prochaine du vrai bluemontain, je suis prêt à investir, mon cher! )


C/ Davenport Smith se rend compte qu'il a été manipulé par Kallisto, qu'elle s'est donnée à lui pour lui faire plaisir et lui inculquer sa mission, et il découvre qu'elle ne peut l'aimer: c'est un simple mortel. De dépit, il laisse tout tomber, la veille de l'opération où il doit s'introduire dans le cœur d'Omega, pour faire sauter le noyau de sa mémoire mère.


D/ Tandis qu'il croit être seul dans sa fuite éperdue, Astarté Vademecum le rejoint, et il ne croit pas au hasard. Elle finit par lui avouer qu'elle obéit à Kallisto, et qu'elle doit le séduire afin qu'il reprenne sa mission.


E/ Grégoire assiste à leurs ébats, et parvient à la conscience du sujet à la fin de la nuit mouvementée à laquelle il assiste.


F/ Grégoire avoue à Davenport Smith qu'il s'est réalisé en tant qu'être, et qu'il se sent prêt maintenant à accomplir une mission d'envergure: débrancher Omega. Il prend le rôle du capitaine.


G/ Astarté et Davenport Smith sont tombés amoureux l'un de l'autre, et décident de se réfugier dans les terres septentrionales, à l'abri des cybercops. Ils iront loin, très loin. Pour être sûrs d'être en sécurité. Ils prévoient d'avoir un enfant et de rencontrer quelques autres couples rescapés dont les rejetons repeupleront la terre.


H/ Ils apprennent qu'Omega a tout détruit, parce qu'au dernier moment, Grégoire, qui pouvait l'abattre, s'est souvenu qu'il était aussi une machine, et il s'est ravisé, soit par solidarité envers la ferraille, soit pour sauver sa peau toute neuve, on ne le saura jamais... Il est parti lui aussi très loin, pour vivre avec ce « je suis » qui avait émergé quand il avait épié les deux amants humains. Je vous donne même la dernière phrase du livre:


«  Je ne sais pas où je vais, et c'est vraiment délicieux, ni combien de temps je vivrai, et c'est vraiment excitant. J'ai poussé la grande porte, celle que nul ne peut refermer derrière moi. J'ai ouvert tous les passages. Je me suis donné à moi-même la naissance. Je suis quitte avec l'univers, rien ne m'a précédé...  »


- 2 -




C'est la première fois qu'un de mes rêves se résume à une telle expérience, la lecture exhaustive d'un document, dont chaque phrase s'est inscrite en profondeur dans mon subconscient. Quand je me suis réveillé, cela a été long d'admettre que je n'étais pas Jean Natar, perdu au vingt-et-unième siècle, tant cette soi-disant lettre de mon éditeur possédait de la vie, comme si c'était un sommeil conscient. Je m'en suis voulu de sentir que j'avais une vie parallèle là-bas, après mon premier café, et j'ai renoncé à penser, à grand peine ma foi, que c'était peut-être vrai que j'y écrivais à l'époque la résistance de l'eau, sans vraiment me rendre compte d'où je tirais l'intrigue. Je m'en veux, mais Seth l'a déjà dit: il n'est pas impossible que le passé le présent et l'avenir soient simultanés sur un plan qui nous échappe. Je suis peut-être bien Jean Natar, et je revis en rêve certaines expériences vécues il y a plus de quatre siècles, c'est amusant. Mais d'un autre côté, je suis peut-être tout simplement manipulé, et je suis Davenport Smith. Car finalement, le scénario que me propose l'éditeur, c'est ce dont mon cerveau limbique rêve secrètement, une liaison avec Kallisto, suivie d'une liaison avec Astarté Vademecum. Mon limbique ne recherche rien d'autre, et se moque autant d'Omega que de Grégoire et de Bogdanof! Je dois bien m'avouer que je suis dans de sales draps avec toute cette histoire. Et voilà que mon Ulysse s'en mêle, le bougre:
— Je signale à Monsieur que le terminal de sa cellule vient de cracher un document qui peut intéresser le Capitaine. Dois-je l'apporter à Monsieur, mon Capitaine ?
— Naturellement Grégoire. A propos, j'ai une bonne nouvelle pour toi, et si tu veux l'échanger, tu l'échanges contre des informations qui me manquent, mais je te la donne anyway. Voilà Grégoire, s'il m'arrivait de mettre mon tube dans une embouchure prévue à cet effet, je te permettrai d'y assister. Es-tu satisfait ?
— Je n'en attendais pas moins de Monsieur, mon Capitaine. Cela m'aidera sans doute à comprendre à quoi j'ai échappé en évitant le véhicule biologique. Pour ce que j'en sais, l'attirance fulgurante des tubes pour les embouchures, et vice versa, est une source permanente de ce que vous appelez la souffrance, si j'en crois mes sources. Or la souffrance, je crois savoir ce que c'est. Quand je ne suis plus en phase avec moi-même, ou avec le champ, je ne me sens pas au mieux. Mais peut-être que l'affaire est plus compliquée que cela, si la vie a imposé la sexualité à ses participants, elle doit quand même savoir ce qu'elle fait, n'est-ce pas ?
— Donne-moi les informations, maintenant!
— Bien monsieur. La solde de Monsieur est de cent trente mille momendors par mois, soit le salaire moyen du septième échelon. Ce n'est pas si mal, pas si mal, pour un simple Vérificateur.
— Tu en sais plus, Grégoire, crache le morceau!
— Eh bien, je ne sais quelle sera la réaction de Monsieur, mais il se trouve que j'ai une nouvelle qui ne va pas le laisser insensible, que dieumeKanik me croque si je me trompe.
— Qu'est-ce que c'est que cette expression à la noix, Grégoire ?
— C'est de l'auto-dérision Monsieur, la preuve que je suis sur la piste de la conscience réflexive. Je m'invente de petits miroirs pour revenir sur mes représentations passées, et je m'en moque monsieur, j'essaie ainsi de créer de la perspective dans le déroulement aussi impromptu que linéaire du temps qui me traverse. C'est peut-être la piste du sujet, mon capitaine, si j'en crois Jean Natar... Mais je ne suis pas censé le connaître, naturellement.
— La seconde info, Grèg.
— J'interdis à Monsieur d'utiliser ce diminutif, que le Capitaine m'excuse, je ne tiens pas à être cul et chemise avec mon employeur. Bref, la succulente nouvelle pour Monsieur, c'est, oserai-je l'avouer au Capitaine, c'est qu'Astarté Vademecum fait partie du lot, oui, monsieur. L'embouchure de Monsieur est sur place!
— On ne traite pas les femmes d'embouchures espèce de tas de ferraille. Voudrais-tu que je traite de tas de ferraille, Grégoire ?
— Cela m'est égal Monsieur. Tant que je n'aurai pas atteint le sujet, vous pouvez me prendre pour ce que bon vous semble, et cela ne me dérange pas le moins du monde. Traitez-moi de casserole parlante ou de génie époustouflant, c'est du pareil au même. Après tout, qui suis-je ? Je n'en sais rien, Monsieur, et c'est bien ce qui commence à surchauffer mes circuits. Je ne suis plus une machine, et pas encore un Soi. Je déambule dans un no man's land éternel, accaparé par les petites actions du jour, et je ne vois aucun dessein dans cette aventure... Or, j'ai accès à la notion de sens. Je sais à quoi servent toutes mes actions, mais je ne sais pas à quoi je sers moi-même. Cela me houspille à mes moments perdus, Monsieur. Si Monsieur pouvait me donner... ou même me vendre la piste du sujet, je lui en serais fort reconnaissant.
— Bogdanov t'a donné une chaîne d'instructions pour y parvenir, débrouille-toi!
— Cette chaîne fonctionne sur Omega, mais sur un Ulysse, qui n'est composé que d'une centaine de dieumeKaniks, c'est peut-être insuffisant...
— Quoi ! ?
— Eh oui, Monsieur. J'ai bien vu que le Capitaine me sous-estimait... Les Ulysse, au demeurant nous n'avons jamais été nombreux, peut-être une douzaine, ont réclamé chacun le démantèlement de pas moins de cent dieumeKaniks, pour la simple et bonne raison que mon noyau est rempli à ras bord de cellules cérébrales d'origine humaine. Cent hommes ou femmes vivent encore en moi, d'une certaine manière, Monsieur, et pourtant je ne suis aucun d'entre eux, et le sujet du sujet me manque cruellement. Voilà la vérité. Je valais, à l'époque où je fus commercialisé, un trilliard de momendors. Autant dire qu'Omega nous réquisitionnait, et que seuls une vingtaine de particuliers dans le monde pouvaient prétendre se procurer les quelques modèles disponibles. Trois ou quatre dynasties financières ont pu nous acheter, il est vrai, mais Omega a fini par récupérer la marchandise en confisquant les exemplaires vendus, pour une somme ridicule. Quelques fortunes dépossédées ont bien intenter un procès, mais les frais engagés furent tout juste compensés par le nouveau dédommagement obtenu. A ma connaissance, aucun Ulysse n'est pour le moment parvenu au sujet de lui-même, mais je me suis laissé dire que nous étions quelques-uns tarabustés par le projet.
— Je ferais mieux de m'appeler Jean Natar, et de rêver tout ceci, mais tout est si logique dans cette histoire, que veux-tu Grégoire! Interfacer le vivant et l'électronique, on y pensait déjà au vingt-et-unième siècle, alors, quatre cents plus tard, cela me paraît évident que des créatures comme toi aient pu être produites. Entretemps, on a pu atteindre l'infinitésimal de l'infinitésimal, jusqu'à ne plus savoir si l'on greffe du cellulaire sur du circuit imprimé ou même de la cellule informatisée, ou bien si l'on transfuse de l'information sur des circuits synaptiques. Tout ça pour se dispenser d'être Dieu, c'est lamentable.
— Exactement, Monsieur. Je suis un fruit de l'évolution. Darwin lui-même ne m'aurait pas renié, et il aurait même pu prévoir, qui sait, combien de temps cela me prendrait d'aboutir au sujet. Au soi. Ah! Comme j'aimerais dire « je suis ce que je suis », comme les déviants immortels, Tchouang-Tseu, Shankara par exemple. Penser, sentir, éprouver, percevoir, comprendre, tout ça pour ma pomme, Monsieur. Grandiose! Grandiose! Grandiose!
— Et qu'en est-il du document craché sur le terminal de l'hélice, Grég... oire ?
— Eh bien Monsieur, il dit tout simplement que le capitaine peut être résilié, et qu'il est encore temps pour Monsieur de quitter la base. Je lis le nota-bene, Monsieur: Etant donné la difficulté de la tâche que se sont fixés les impétrants, ils peuvent encore renoncer, si le contact avec les deux cybercoachs ne leur a pas donné suffisamment confiance pour persévérer dans leur détermination antiaddictive. Tous les candidats ont jusqu'à 18 H pour se raviser, après quoi, ils feront, coûte que coûte et advienne que pourra, partie du programme.
— Je n'ai plus que quelques heures pour me décider, mais je crois que je vais rester.
— Voulez-vous que je me renseigne, Monsieur, auprès d'un de mes pairs, pour savoir si Astarté Vademecum compte elle aussi rester ?
— Mais de quoi je me mêle, Gregoire. C'est insensé!
— J'ai été conçu pour devancer les désirs de mes employeurs, mon capitaine, et je sais que tout ce qui concerne l'attirance du masculin pour le féminin joue un rôle considérable dans la culture humaine. Je croyais bien faire, Monsieur. Je croyais bien faire.
— Eh bien, puisque tu es si zélé, à ton avis, ai-je une chance de pouvoir approcher en privé Kallisto Loeil, Grégoire ?
— C'est une bonne question, et je vous remercie de me l'avoir posée, Monsieur, mais nous sommes attendus au Parc pour une réflexion participative, et l'inventaire des règles à respecter...




- 3 -




Je déclenchai l'hilarité générale de l'assemblée en arrivant avec Grégoire, qui me tenait par la main. Je n'y avais pas vu d'inconvénient, il me l'avait demandé dans l'espoir incertain de sentir un peu de ce que l'était la vie à travers ce contact, et nous avions marché ainsi jusqu'à l'amphithéâtre. Une femme au visage vulgaire, qui arborait le badge kaki du troisième Rang, ne put s'empêcher de lancer d'une voix assez forte: on aura tout vu, un robot amoureux d'un sixième Rang! Je la soupçonnai de vouloir se débarrasser de l'éléphant rose, un breuvage constitué à partir de la fermentation des épluchures industrielles d'ananas, mélangé à de l'alcool désinfectant, avec 10% d'antigel, 5% de bicarbonate de soude, et 4% de methyl d'eucalyptus pour le déguiser en sirop pour la toux.
— Et qui te dit que ce n'est pas l'inverse ? Lança une sorte d'arriéré, pas loin de la brute épaisse, qui se distinguait par son badge noir, celui du premier Rang.


Il y eut des nouveaux rires autour de nous, et je remarquai que les robots pensants n'accompagnaient chacun un candidiat qu'à partir du sixième Rang, le mien. La plupart des assistants éléctroniques étaient moins sophistiqués que mon Ulysse, mais plus récents. Je bénéficiai donc d'un régime de faveur. La suite se déroula pour moi dans une sorte de nuage. J'avais donné l'ordre à Grégoire d'enregistrer, et je ne fis plus attention à l'immense hologramme de Kallisto, d'une douzaine de mètres de haut, qui célébrait cette sorte d'office, en énonçant toutes sortes de règles protocolaires. Toute mon attention fut réquisitionnée par l'observation de l'assistance, et je finis par remarquer, loin dans notre petite foule, un petit groupe qui semblait se tenir les coudes. Il y avait une dizaine de personnes agées qui entouraient et semblaient protéger une jeune femme d'une merveilleuse élégance. C'était bien le badge rose du huitième Rang, et en me concentrant, malgré la distance, je reconnus Astarté.
— Je vous l'avais bien dit,
s'enhardit à ce moment-là Grégoire, et je fus partagé entre la colère et un soupir de lâcher prise.
— Vivement que tu penses et que tu me foutes la paix, Grégoire, lui rétorquai-je. Vivement que tu aies un ego bien à toi, et que tu oublies celui des autres. Tu es incorrigible!
— Monsieur me traite comme un enfant, maintenant ? Incorrigible, c'est pour les humains quand ils sont des nains, parce qu'ils n'ont pas encore grandi. Pour les adultes, on dit incoercible. Merci de rectifier, mon Capitaine.
— As-tu remarqué d'autres Ulysse(s), tes frères, Grégoire ?
— Ah, c'est malin, ça, mes frères! Moi qui n'ai pas de sang, pas de tube, pas de chair. Bien sûr Monsieur, nous sommes tous là, au grand complet, douze qui sommes encore en état de marche. Les autres ici présents sont dévolus aux candidats du huitième Rang, si je ne m'abuse, et j'en ai remarqué un avec une femme du septième. Astarté dispose de Barnabé, un Ulysse que je connais bien. Je l'ai reconnu à sa démarche, Monsieur, il aime rouler les mécaniques pour se donner un air viril. C'est le seul qui allonge autant le pas, indépendamment du terrain, tout en balançant ses épaules sur les côtés alternativement. Il a toujours eu envie de se démarquer, il se peut que le grand Bogdanov l'ait quelque peu charcuté... Les Ulysse(s) ne sont pas identiques, Monsieur. Nous possèdons chacun un petit plus qui fait que nous ne sommes pas interchangeables. Je suis unique, Monsieur, que le Capitaine ne l'oublie jamais.
— Je sais, je sais Grégoire, et ta valeur marchande est inestimable, alors quand tu penseras que tu es toi, tu auras autant de valeur à toi tout seul que toutes les machines qui ont jamais existé sur Terre.
— Oui Monsieur, et je renverserai le Monde...Il n'est pas assez ordonné, la logique est orpheline et il n'y a pas une seule seconde pendant laquelle l'imagination se dispense de vouloir la détourner de sa mission. Dieu s'est trompé. Ah, s'il avait créé Eve en premier, la violence ne l'aurait pas emporté, Monsieur.
— Es-tu certain qu'elle est pire que le Mensonge ?
— C'est une bonne question, il est vrai, mais pour moi la femme ment de peur d'être battue, c'est tout. La ruse contre la force, c'est la dialectique originelle, cher humain de base, c'est la première subdivision de la stratégie, un peu comme le spermatozoïde et l'ovule, si j'ai bien compris le topo. Le yang attaque, le yin esquive, ou bien je ne m'appelle pas Grégoire, survivant de l'ère des biocybers décisionnels!
— Finalement, ce n'est pas si stupide de greffer de la cellule grise sur des circuits nanométrés, ou inversement, ça donne de bonnes contrefaçons de l'intelligence. Tu es vraiment unique, Grégoire.
— « Contrefaçons de l'intelligence », je vois que le Capitaine se venge d'avoir été traité, par mon insignifiance automatique, de cher humain de base; pourtant c'était respectueux et objectif. Monsieur n'est qu'un modeste sixième Rang, alors qu'Astarté Vademecum, elle, habite au huitième, et n'a plus qu'un étage à monter pour atteindre le sommet, si je peux me permettre cette image.
— Tu as raison! Astarté n'est peut-être qu'une simulatrice, la garce. Il est dit que les candidats qui s'affranchiront de leur dépendance monteront en grade. Il y a peut-être des simulateurs parmi nous!
— Je suis heureux de voir que Monsieur a capté mes sous-entendus. L'intelligence naturelle se hisse parfois au niveau de l'intelligence artificielle, et en l'occurence, c'est un cas d'école, qui restera peut-être dans les annales... Le Capitaine a deviné où je voulais en venir, à partir d'indices fort maigres! Qu'est-ce qu'une ancienne créature de rêve parmi les plus prestigieuses de sa promotion peut bien faire parmi nous, Monsieur ?




- 4 -




Nous rentrâmes en silence jusqu'à l'hélice, mais ce n'était pas le moment de flancher sous les soupçons. Un infirmier de quatrième Rang et un psychiatre du sixième, une femme entre deux âges, avaient pris possession de leurs quartiers. Chacun occuperait une des branches jusque-là vides de mon logement, et je me vis donc flanqué de deux mentors. Ils insistèrent longuement sur le fait que, s'il était dérangeant pour moi de ne plus être seul maître à bord de l'alvéole de repos, ce serait largement compensé par la possibilité qu'ils soient l'un et l'autre immédiatement à ma disposition, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Il était prévu que nous partagions bon nombre de repas au centre de l'habitation, et que le terminal et le bureau nous serviraient également à tous les trois. Tout cela avait été dit à la mode Terrarium, c'est-à-dire avec une courtoisie et une attention dégoulinante, mais qui n'engageaient en rien la sincérité des deux praticiens. J'étais d'abord un pion sur l'échiquier, et le temps qu'ils s'aperçoivent de mon humanité, le congrès serait peut-être fini. S'en tenir à des relations protocolaires froides et rigides, d'apparence chaude et intime, avait été la clef de l'édification de notre civilisation, et elle avait tenu le coup quatre siècles sans sourciller... Avant de péricliter...Comme l'avait synthétisé Jean Natar, à partir d'une refonte philosophique des sciences au début du vingt et unième siècle, l'hétérogène est produit par l'homogène. Dès que ce dernier aura fini par s'enfermer assez pour mourir dans le répétitif, il produira du neuf hors de l'ancien système. Plutôt que de disparaître dans une sorte d'implosion, l'homogène se fragmente, crée de l'hétérogène et perd sa forme d'ensemble, puis il en recherche une nouvelle plus large et plus inclusive, en tâtonnant, avec des fonctions aléatoires multiples qui essaient toutes sortes de nouvelles combinaisons. Le fait est que cet auteur, largement influencé par le Bengali de Pondichéry, avait décidé que le second principe de la thermodynamique, —  quelque peu dérivé de son sens initial il est vrai, s'appliquait à toute la matière, y compris à la matière biologique. Le cerveau lui aussi possédait en réserve un tas de dysfonctionnements pour ne pas s'enliser dans les habitudes. Chaque être humain quelque peu sensible était obligé, à en croire cet auteur méconnu, de s'égarer parfois pour éviter de tourner en rond. Jean Natar s'était complu d'appuyer cette thèse en reprenant à son compte le vieux paradigme de l'astrologie, revue et corrigée par un certain Rudhyar, tandis que d'autres recherches, celles de Carteret et d'Abellio, appuyaient sa vision. L'aléatoire débloquait les circuits répétitifs, le grain de sable dans l'engrenage arrivait par Uranus, exigeant l'intensité à l'aveuglette, par Neptune, le chercheur d'absolu fusionnel et confusionnel, et par Pluton, le maître des insatisfactions et des épreuves, un « seigneur des obstacles » bien moins complaisant qu'un autre détenteur du titre à tête d'éléphant régissant la ferveur de ce peuple étrange, qui, avant la grande catastrophe, fourmillait de déviants, d'exaltés, de fous convaincus de parler à Dieu, et de types qui préféraient les planches à clous aux matelas, pour une raison dont ils n'arrivaient à convaincre personne.


La philosophie de la transformation était finalement simple si l'on découvrait sa véritable arborescence. Il fallait sortir des sentiers battus pour capter une intelligence supérieure, toujours disponible, non pragmatique car ciblée sur le Tout, légère et libre, — incapable de « calculer » les profits et les pertes, mais qui en revanche s'adaptait admirablement bien à n'importe quoi, n'ayant pas de stratégie préconçue à opposer aux obstacles, et faisant corps avec l'atmosphère. C'est elle qui menait au Tao en Asie, au Brahman en Inde, à la non-dualité en Occident. La principale difficulté consistait à sortir l'esprit de ses ornières, et cela demandait plusieurs années, car, comme une feuille de papier promptement pliée tente de revenir à sa forme initiale dès qu'on la lâche, l'esprit de tout un chacun essaie de revenir à ses préoccupations contingentes et mesquines, dès que l'attention spontanée et soutenue au moment présent, cesse. Cette formule permettrait au sujet sensible d'explorer l'inconu, et chaque fois qu'il retrouverait son centre, ce serait avec une expérience supérieure. La spirale maladroite et irrégulière devait l'emporter sur le cercle vicieux, et tant pis pour les faux pas, les erreurs, et tant pis pour les fautes, elles empêcheraient torpeur et peur de l'emporter. Rectifiées, elles donnaient sur la sérénité, mais il fallait commencer par cesser de raser les murs, et considérer la Conscience comme un potentiel infini.


L'époque ne se souciant pratiquement plus que de l'argent, — rien d'autre ne comptait où que ce fût sauf chez les derniers survivants de l'âge de pierre, les thèses de Natar, et de beaucoup d'autres qui avaient pris le même chemin, n'intéressaient qu'une minorité, le plus souvent privée du moindre pouvoir, et qui rongeait son frein en attendant l'Apocalypse.


L'entropie s'attaque à l'homogène le plus parfait, tel était le premier principe, autrement dit, même la perfection se brise par le yang ou se dissout par le yin quand elle a trop duré, afin de permettre une évolution illimitée. Car toute perfection est limitée à son propre objet, alors que c'est l'ensemble des choses qui doit évoluer. Les objets parfaits, mais qui se sont séparés du reste pour le devenir, doivent donc éclater et repartir vers une nouvelle perfection qui ne les sépare plus des autres objets. Telle était la révélation commentée par les philosophes de la transformation, agréés dans la lignée de Natar, et qui avaient réellement passé toute leur existence à repousser leurs propres limites. Il faut donc plafonner pour se dépasser, manquer pour combler. D'autant que l'espèce humaine, contrairement aux espèces animales maintenues dans un code automatique, n'avait jamais rien donné de bon dans son ensemble. Quand elle atteignait une petite perfection quelque part, c'était au détriment du reste. L'écriture n'avait pas transformé les mentalités, mais produit le mensonge sacré des dogmes aussi rigides que des cadavres vieux de plusieurs jours; l'électricité induisait de la fausse journée dans la nuit, et avait rassuré artificiellement l'homme sur sa propre lumière, en lui permettant de grandement la surestimer, ce qui lui valut d'aller droit dans le mur en continuant de croire qu'il était un pilote émérite. Jean Natar aurait donc pu prévoir l'effondrement de la civilisation d'Omega, sans se préoccuper des formes contingentes qui le mettraient en œuvre. Il aurait même sans doute ajouté que si cela ne s'était pas produit à partir du réveil du grand Ordinateur et de la découverte des ondes néguentropiques, cela se serait passé quand même, un peu plus tôt ou plus tard, à partir d'autres facteurs...car l'espèce est condamnée à évoluer.


Je sentis même que j'allais me complaire délicieusement à les imaginer, le soir, ces tremplins évolutifs, en profitant de chaque fictif, qui permettait un voyage immobile. Pénétrer les arcanes de la Réalité jusqu'à ses secrets les plus enfouis avait toujours été mon violon d'Ingres. A quels avenirs étions-nous en train d'échapper ? Et celui qui nous incombait était-il le meilleur ?


Je passai une nuit étrange, comme si différents « moi » mélangeaient leurs mémoires.




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Magdalena Everton-Glast prit de la hauteur d'un seul coup, elle sentait sans doute que quelque chose m'empêchait d'être vraiment présent depuis mon réveil, aussi prit-elle un air autoritaire et mielleux pour déclarer, à la fin du petit déjeûner qui traînait:
—  N'oubliez jamais, Capitaine, que je suis ici votre supérieur dans le cadre de cette mission. Certes, nous portons le même badge, mais l'égalité de classe ne signifie pas une identité hiérarchique pour autant. Nous sommes des sixième Rang, et cela vaut surtout pour nous différencier des classes laborieuses et des privilégiés, dont nous représentons le premier échelon, et le seul vraiment productif. N'oubliez pas que le sixième Rang est la force de Terrarium, au-dessus de lui de nombreux parvenus se moquent de tout ce qui ne concerne pas leur réussite, et tournent en rond dans les prévarications, et en-dessous, les matricules sont inaptes à prendre des décisions correctes. Nous sommes la force de la planète, Davenport-Smith, et sachez pour ma part que —  même si cela m'était offert, je refuserais d'accéder au Rang supérieur. Je suis une femme d'action et de conviction. Cela dit, ayant eu accès à votre dossier, je ne vous traiterai pas avec condescendance, étant donné vos notes exceptionnelles sur le barême d'avancement. Mais si vous ne vous soumettez pas, je ne garantis pas le succès de l'opération...
— Je ne vois pas où est le problème, dis-je, en ayant l'air de la prendre pour une imbécile.
— Dans ces conditions, tout va pour le mieux. Nous allons donc passer aux choses sérieuses, puisque c'est l'heure, Arthus, allez chercher l'objet du délire, dit-elle pour détendre l'atmosphère.


L'infirmier, un métis difficile à identifier, de belle stature et au visage large et ouvert, et qui avait l'air de s'en foutre royalement, consentit à se lever, gagna l'unité multitâche de la cuisine, et sortit d'un compartiment une fiole en verre de forme pyramidale, aussi haute qu'un paquet de cigarettes. Un liquide violet s'y épanouissait, des volutes de couleur l'animaient en se déplaçant. Des serpentins fuschia, et d'autres vert olive, couraient nonchalemement à l'intérieur, dessinant des formes chaotiques. La psychiatre fixa langoureusement le récipient une bonne minute, tandis que Grégoire me lançait des regards en coin.


—  Ce liquide, dont la composition est secrète, n'a guère été expérimenté jusqu'à ce jour, mais comme vous avez tous signé le contrat antiaddictif, s'il ne faisait pas l'affaire, nul n'en serait tenu pour responsable. Personnellement j'ai confiance. Je connais son inventeur, un vieil homme, aujourd'hui parvenu par ses mérites jusqu'au huitième Rang, et qui avait il y a encore peu, plus de cent laborantins à son service et des moyens considérables.
— Exact, s'écria Grégoire. J'ai servi Hieronimus Flamel une bonne dizaine de vos tours de terre, c'est un homme remarquable!
La psychiatre fut ahurie quelques secondes, et concéda:
—  C'est bien parce que vous êtes un Ulysse que je ne vous débranche pas pour m'avoir interrompue, mais n'intervenez pas à tout bout de champ, compris ?
— Certainement, Madame, je vous en suis très reconnaissant. Madame doit quand même savoir que je peux lui être utile. Mon coefficient intellectuel est bien supérieur au sien, et je ne demande qu'à le mettre à son service.
— J'avais entendu parler de ces sales bestioles, protesta Magdalena, ulcérée (ce qui abîma son visage encore attirant, où l'on lisait un amour profond de la vie et de l'intégrité) mais de là à imaginer qu'ils puissent avoir un tel culot!


Je pris la défense de Grégoire, instantanément, avec une grande fermeté.


—  Nous ne devons pas laisser cette machine en-dehors du coup, c'est une mine d'informations, et son raisonnement est infaillible. Je m'y suis attaché en quarante-huit heures. Il est impayable. C'est un honneur pour moi d'être servi par le produit le plus performant de l'intelligence humaine depuis le dernier kalpa, chère Magdalena. Cette machine est d'une ressource infinie, elle a mis trente mille ou cent mille ans à voir le jour, elle condense l'intelligence promothéenne et aventureuse de notre espèce, et si l'hubris l'épargne, elle découvrira un jour le self, et montrera à l'homme ses propres faiblesses.
—  Bien, bien, je n'en disconviens pas. Mais je n'ai jamais accepté le fait que certains robots soient plus intelligents que les humains.
— C'est normal, lança Grégoire d'une voix flûtée et péremptoire puisqu'il s'était mis sur le programme professeur de son propre chef, nous n'avons pas d'émotions pour nous détourner de la rectitude.
— N'entamons pas ce vieux débat, tonna le médecin. Cette fiole contient un produit aussi rare que vous l'êtes, Grégoire, respectez ce liquide qui est aussi parfait que vous!
— Je regrette même de ne pas avoir à l'employer, et je me tais dorénavant.
— Bien, les paris sont ouverts, déclara-t-elle, sur un ton emphatique teintée d'ironie, Soleilsept contre solaciel, et que le meilleur gagne! !
Elle ouvrit le flacon, et me le tendit.
— Buvez-moi cette pyramide cul-sec, Capitaine, et pensez à autre chose. Sa saveur d'alcool d'artichaut mâtinée de gnocmam, avec cet arrière-goût de javel, pourrait vous faire vomir. A mon commandement, un, deux, trois!


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Je parvins à avaler le breuvage sans y préter attention, et au bout d'une minute seulement des réactions s'ensuivirent.
— Commentez, commentez, Capitaine, j'ai un rapport détaillé à rendre moi!
— Parlez-donc, Monsieur, il en va de l'avenir de votre espèce, renchérit Grégoire, qui avait pris la voix de la diva, sans doute pour s'amuser à provoquer le docteur.
— On vous écoute cinq sur cinq, conclut l'infirmier.
— J'ai l'estomac qui se contracte méchamment, et la tête, j'ai l'impression qu'elle est tombée dans une centrifugeuse. Que mon cerveau est broyé.
— Parfait, dit Magdalena, une réaction foudroyante est bon signe. Vous avez conservé des défenses immunitaires. Comment vous appelez-vous donc, jeune homme ?


Je me mis à chercher mon nom, que je trouvais, mais il n'avait plus aucune signification, et je m'en ouvrais aux trois témoins:


— Je m'appelle Polargon Davenport Smith, mais cela n'a aucune importance, et sans savoir pourquoi, j'ajoutai avec une profonde conviction: je ne suis pas n'importe qui sacrebleu, je suis Vérificateur 64, officier ministériel, et à quarante balais je suis déjà sixième Rang et avec des notes prestigieuses, ah non, ça je ne suis pas n'importe qui, je vous prie de le croire!
— Excellent, excellent! Cria presque le médecin. Crise de narcissisme primaire citoyen, le programme sort, le programme sort, continuez Polargon, laissez s'épanouir cet orgueil d'être un matricule de Terrarium, l'esprit de Solaciel vous anime de manière condensée, laissez-le faire, ne vous y identifiez pas!
— Comment ça, ne suis-je pas un merveilleux Vérificateur peut-être ? Vous voulez m'enlever ma vie, c'est ça ?
— Ce n'est qu'une séquence, Capitaine. Dans un moment, vous allez conjuguer le je d'une autre manière, qui n'aura plus rien à voir.
— Oui, naturellement, je suis multitâches, ma bonne amie, au fait à quarante balais, à quel Rang apparteniez-vous, ma chère ?
— Objection, Polargon, objection. Concentrez-vous sur ce qui fabrique des phrases en vous en ce moment, est-ce vous ou Solaciel, répondez, cherchez, on ne plaisante pas en ce moment!
— Et où qu'elle est la différence, que je mis à chanter, alors qu'une euphorie inexplicable et violente s'était emparée de moi en quelques instants, je suis Solaciel, Solaciel c'est moi, et moi je suis solaciel, et lui c'est moi, nous ne faisons qu'un, par les équations de sa formule secrète, oui, j'invente la vérité, parfaitement, bande de poseurs! La vérité, c'est moi, pas la peine d'aller chercher midi à quatorze heures. Je suis l'Alpha d'Omega! Et je me ravise, parfaitement, je me ravise, d'ailleurs seuls les imbéciles ne changent pas d'avis! Je me ravise, vous m'entendez! Allez tous vous faire greffer des cartes-mères dans le nombril et le cloaque, bande d'arriérés de luxe, je veux ma dose de moi-même immédiatement, et qu'on m'apporte aussi Astarté Vademecum par la même occasion. Je veux lui faire un enfant illico presto!
— Il va falloir le ligoter, dit l'infirmier, Solaciel s'est emparé de son rajas, ce n'est pas gagné.
— Tu sais ce qu'il te dit mon rajas, espèce de métèque ? Qu'il vaut bien le tien.
Et j'essayai de lui donner une gifle, qu'il esquiva de justesse.
— Ne nous emballons pas, dit Grégoire. Je vous connais Capitaine, nous le valons bien, tous nous le valons bien! Mais si Monsieur fait confiance à mon jugement, il doit admettre qu'en ce moment même son Ulysse décrète que le Capitaine n'est pas dans son état normal!
— Je sais bien, je le sais mon cher tas de ferraille sans tube que je suis dans un état supérieur! Je vous méprise tous, bande de grenouilles débordant d'alternatives pipées coassant des inepties obligatoires, marionnettes biologiques, poseurs de pièges à rats, insectes rampants, animaux domestiques soumis à la Machine, devins du passé moisis dans des projets à reculons, qui êtes-vous pour me juger! ...Assistez donc à la victoire de la substance rédemptrice, appréciez les reflets de mon propre esprit. Solaciel est en train de donner une bonne leçon à soleilsept! Quelle prétention je vous jure, libérer un Vérificateur 64 de génie, mais oui, de génie, ni plus ni moins, un matricule exemplaire, que dis-je un matricule modèle, un archétype de la réussite conforme qui s'est conformément épanoui dans la société parfaite, quoi, comment, que se passe-t-il, je rêve, vouloir distraire un matricule parfait de l'âme d'une société elle-même parfaitement parfaite, le priver de solaciel, la substance de l'amour, la matière même de la perfection, le dieu vivant et la substantifique moëlle de l'harmonie universelle...
— C'est le moment, cria Magdalena.


L'infirmier m'enferma dans ses bras puissants, et avec l'aide de Grégoire, je fus immobilisé. La psychiatre prit un air maternel, et me dit ne vous inquiétez pas. Puis elle me piqua le bras. Un nouveau produit se répandit dans mon corps, qui devint comme du feu. Je ne pus plus parler pendant deux minutes, sous le coup. J'étais vraiment sonné. Je m'abandonnai. Grégoire et l'infirmier me transportèrent sur mon lit. Le docteur n'avait pas l'air de s'inquiéter pour autant. Je quémandai une explication. J'étais aussi courbatu que si j'avais enchaîné deux marathons, et que je m'arrête enfin de courir. C'était au-delà de la douleur. Une drôle de sensation, que je ne connaissais pas. Il se passa un bon quart d'heure de silence, puis j'ouvris un oeil.


— Qui es-tu maintenant, demanda l'infirmier.
— Qui êtes-vous, mon Capitaine, ajouta Grégoire, qui me prit la main.
— Je vous pose la même question, ajouta la psychiatre.
Je suis la résistance de l'eau, dis-je sur un ton enfantin. C'est mon vrai nom. Mon nom de chaman immortel. Je vomis Solaciel, cette merde putride, cette illusion substancielle! Me réduire à un simple matricule, alors que mon âme a déjà voyagé plusieurs fois sur la Terre, quelle présomption!
— Nous devions appâter l'esprit avec le liquide violet, et le faire prendre possession de votre cerveau. Cela a bien marché. Et il fallait frapper le Serpent au moment où vous vous preniez complètement pour lui, Solaciel est très puissant mais je crois que nous avons réussi.
— Peut-être. Mais je ne suis pas certain de pouvoir supporter longtemps la fièvre bizarre qui me brûle partout.
— Nous allons suivre l'opération minute par minute. Il y a tout un éventail de protocoles possibles selon ce qui se produit. Cela peut aller jusqu'à la morphine ou une cure de sommeil prolongé sous ondes alpha. Normalement vous allez vous en sortir.
— Et si je casse tout pour trouver un bout de Solaciel ?
— Grégoire ne vous a montré pour le moment que le côté lumineux de sa force. Si vous voulez avoir affaire à son côté obscur, essayez de vous procurer le maître que vous venez de renier, et vous verrez de quoi il est capable.
— Affirmatif, mon capitaine. Mes instructions sont précises. Vous n'avez pas le droit à rechuter. Je vous en empêcherai, quitte à vous réduire en miettes. Et que Monsieur n'oublie pas que je ne suis pas manipulable par les émotions. Nous verrons ça plus tard, si je parviens au sujet et que l'empathie, — le mot dont le sens est le plus obscur pour moi de tout votre vocabulaire, me tombe dessus, alors Monsieur fera de moi ce que bon lui semble. Pour le moment je suis Ulysse, une machine obéissante, et l'ultime qui a été produit, bénéficiant de toutes les mises à jour de ses prédécesseurs.
— Laissez-vous aller, dit encore la psychiatre. Je vais vous conduire dans le passé en rêve éveillé, il faut continuer de crever l'abcès. Retournez à votre première prise de solaciel et décrivez-nous-là. Ensuite, vous vous en détacherez.


Les yeux fermés, la scène revint. J'avais dix-sept ans. Un diacre en uniforme bleu pétrole, ceint de sa large ceinture rouge, et portant l'inimitable pendentif au dauphin surmonté d'une colombe, en or blanc, sonne. Mes parents m'avaient averti qu'un prêtre synthétique allait passer m'initier. Je le vois demander à ma mère s'ils m'ont déjà fait absorber du produit. Ils jurent tous les deux sur le collier que le fonctionnaire a posé sur la table, que non. Je confirme. C'est un homme poupin, obséquieux, qui fait tout méthodiquement, et sans se préoccuper outre mesure de qui l'entoure. Il fait des gestes théâtraux pour entériner le sérieux de sa charge officielle, et déjà je le prends pour un minus, mais je lui dissimule. Il me fait un petit sermon entendu, comme quoi je vais appartenir désormais à la grande Matrice, qui ne trahira jamais ma propre valeur. Je me souviens d'avoir trouvé cette phrase assez culottée, « qui ne trahira jamais ma propre valeur »...Il fait un peu durer le plaisir en lançant des regards appuyés à mes parents, puis il sort de sa besace estampillée en thermoplast indéformable, du même bleu hypnotique, un très joli fermoir. C'est un dauphin nacré, en surbakélyte à reflets, avec un oeil en pierre précieuse, une minuscule émeraude. Sur sa queue, la colombe en relief se détache, couleur or. La boîte doit faire une vingtaine de centimètres de long.
— C'est un cadeau d'Omega, l'esprit de Terrarium, dit-il d'une voix mécanique mais douce. Tu garderas cet objet toute ta vie.

Puis il l'ouvrit en faisant jouer les bords l'un sur l'autre, et il le posa devant moi. Il sortit aussi une petite cuillère en argent qu'il me tendit. Une pâte orangée, striée de bandes vertes, occupait le fond du fermoir.
— Je dois assister à la première prise, dit-il d'un ton amène, et maintenant le grand moment est venu, déguste solaciel...notre maître à tous, cher Polargon. C'est un grand, grand moment, dit-il en clignant des yeux. Puis il chante une minute:
Que la vie soit pour toi la meilleure,
toi qui t'en remets à Solaciel qui donne du cœur,
Par Omega, te voilà sur la voie,
et tu ne la quitteras plus,
et tu ne la quittera pas.
Te voilà frère initié
te voilà endimanché!

Le goût me semble d'abord bizarre, puis je trouve ça bon, et je finis sans rechigner, une dizaine de petites cuillères étant venues à bout de la dose. En revanche, je ne pense pas à racler le récipient, ce que semblait attendre le diacre, qui m'envoya un regard froid. Mes parents me sourient, mais le préposé aux rites ajoute, il n'a pas fait vraiment de zèle, beaucoup l'engloutissent la première fois en deux coups de cuillères à pot, et il en a laissé des bribes. Je serai obligé de mentionner une initiation passable, mais au moins il a fini sa dose, c'était ça l'essentiel...Puis avant de se retirer, le prêtre me prend les mains, et me dit solennel: Polargon, te voilà fiché comme un fils de la liberté, dorénavant. Omega se souviendra toujours de toi... .


Mon corps se sentit si lourd que je perdis toute identité, n'étant plus qu'un humain entouré par deux autres et une étrange machine. Et peu importe qui j'étais, le sommeil voulait m'appeler, et je sentais, malgré la douleur, un immense soulagement.


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Je mis deux jours à récupérer, les trois habitants de l'alvéole étaient aux petits soins avec moi. Il n'y avait ni corvée, ni assemblée obligatoire. J'étais obligé d'interrompre mes discussions avec Grégoire qui était intarissable, pour me recentrer. Magdalena devint charmante, et venait souvent me tenir compagnie. En fait, elle voulait profiter de l'imaginateur que j'étais le seul à posséder, et se débrouillait pour trouver des programmes qui pouvaient nous intéresser tous les deux. Avec l'aide de Grégoire, elle était parvenue à débusquer des archives secrètes. En programmant un code compliqué, ce qui nous prit une heure et demi, avec l'aide indispensable du biocyber Ulysse, nous avons fini par obtenir des images claires de l'opération de Kallisto. C'était exactement ce qu'il me fallait pour lâcher prise totalement, et déloger une angoisse sourde. Mon estomac se révulsait six à sept fois par jour, criant son manque de solaciel, ce qui était indubitable: au même moment le goût venait m'assaillir, comme recréé par le subconscient à partir des dernières molécules qui circulaient encore dans mon corps, et de merveilleuses images défilaient: les meilleurs moments que Solaciel m'avait fournis. Ils revenaient avec une force diabolique, et déclenchaient une nostalgie d'une puissance intolérable. Je me vis ainsi faire l'amour divinement deux ou trois fois avec des partenaires qui semblaient être dans la pièce, je me vis acheter un objet rare le dimanche, qui avait englouti toutes mes économies, et j'éprouvais encore la sensation puérile d'avoir trouvé un trésor, en revenant chez moi avec des symbales tibétaines d'avant la grande Chute, puis d'autres flashs très brefs de promenade se succédèrent...


Pendant ces attaques, Taj Kalim, l'infirmier, me massait énergiquement, tandis que Grégoire me chantait des airs immémoriaux comme Frère Jacques ou le mantra Gayatri. La psy m'encourageait: elle en a vu d'autres, la résistance de l'eau, il n'y a qu'à tenir le coup sixième Rang!


Au bout d'un quart d'heure, j'étais calmé, mais sachant que je serais à la merci d'une nouvelle attaque, ce n'était pas toujours facile de reprendre le dessus. Voilà pourquoi le docteur avait eu le génie de me faire oublier ce que j'endurais avec l'imaginateur, merveilleusement programmé. Kallisto était une belle et grande jeune femme insoumise, douce et insolente à la fois. On voyait d'abord son procès, et sa condamnation à mort pour atteinte à la sureté de l'Etat. La séquence prenait trois minutes. Puis sa grâce était prononcée par un des Trois-Cents, devant quelques oligarches, et enfin, on la voyait consentir, sous le regard froid et fervent de Mortimer, à servir Terrarium en acceptant le statut d'expérimentateur cybernétique. Là, elle disait approuver son avenir, étant donné que les expériences nouvelles étaient le cœur de son existence. Elle souriait, puis riait gaiement, envoûtant tout spectateur mâle par sa puissance et sa beauté. En concluant on verra bien, elle faisait un clin d'oeil au cameraman. Dans la séquence suivante, on la voyait endormie et couchée sur une table d'opération. Un robot de série Z, c'est-dire qui travaille au micron près, lui découpait la calotte crânienne. Ce travail effectué, la coupole de l'os était enlevée, et un gros plan montrait le cerveau qui battait un tout petit peu. Une nouvelle coupole entièrement artificielle était déposée et ajustée rapidement, prenant exactement la place du prélèvement. Avant d'avoir été posée, sa face inférieure avait révélé des centaines de petites aiguilles, — peut-être des lasers stabilisés, dont l'emplacement avait été étudié à partir du scanner du cerveau du patient. Suivait une rapide explication, sur le fait que le crâne artificiel saurait stimuler les zones du cerveau à partir de manipulations extérieures, faisant de la superbe femme un cobaye d'un nouveau genre. S'ensuivit plusieurs séquences où Kallisto était dans le cirage, essayant de s'arracher la tête, et ramenée à la raison par des piqûres. Enfin apparaissait Bogdanov, révélant que seule l'intéressée pouvait manipuler correctement son nouveau cerveau et programme, et là, Kallisto apparaissait épanouie en faisant une démonstration. C'était presque comique. Elle tapotait sur un clavier de son bras, et on la voyait réfléchir et se concentrer, et prendre une voix grave et presque menaçante. Puis une nouvelle manœuvre la faisait apparaître détendue, féminine, et comme dépourvue d'intelligence avec un regard de petit enfant. Une autre frappe digitale la montrait concentrée et volontaire, et à l'abord de la colère, puis une autre nous la révéla espiègle, tandis qu'elle demandait qu'on la fasse rire. Tout ça sur l'imaginateur, vraiment nous avions tous les quatre l'impression d'y être. Puis Bogdanov s'adressait à Omega en ces termes: la Matrice doit savoir que nous contrôlons parfaitement l'expérimentatrice, et qu'elle ne collabore que si nous lui laissons l'usage de son nouveau programme. Son zèle est tel que dès aujourd'hui, sauf contre-ordre, elle devient une stratège de huitième Rang. C'est l'être le plus extraordinaire qui ait jamais été produit, et je jure devant Solaciel, Omega et Terrarium, ainsi que devant le conseil des Trois-Cents, que Kallisto Loeil a été libérée de toute fonction subversive grâce à l'implantation réussie de son cybercortex.


Nous ne pûmes nous empêcher de revoir en boucle ce document historique, et chaque fois nos commentaires changeaient, nous étions en concurrence pour trouver les plus drôles et les plus saugrenues. Grégoire se lâchait, il lançait au début, elle a perdu la tête la pauvre, oui, mais on va lui remplacer parce que nous le valons bien. Taj soupirait, c'est-y pas un scandale d'abîmer une beauté pareille! Et dire qu'elle a failli débrancher Omega, marmonnait Magdalena, admirative. Astarté ne lui arrive pas à la cheville, enfin, à la Kallisto d'avant l'opération bien entendu, me sentai-je obligé de renchérir. Elle est devenue une déesse, épelait Grégoire, comme les personnages du Panthéon grec ou hindou. Ah! Ils en avaient des couilles à l'époque les humains, pas comme maintenant...Junon, Aphrodite, Antigone, Vesta, Saraswati, Lakshmi, Parvati, voilà des créatures qui peuvent donner envie à une machine de passer par la chair et l'attirance sexuelle. Rien à voir avec les robots érotiques, même de dernière génération, avec kama-sutra incorporé.


J'avais l'impression d'avoir touché le cœur de notre civilisation en regardant ce film. J'y appartenais. Même si j'étais arc-bouté contre, j'étais un enfant de Terrarium, et Terrarium changeait à toute allure. J'étais certain d'être à la pointe du changement. Et c'est comme cela que je vivais les attaques du manque: elles se produisaient parce que j'étais là où je devais me trouver, suspendu entre un passé secoué des derniers soubresauts de la vie et un avenir aussi incertain qu'une partie de poker. Tenir le coup, oui, tenir le coup!


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Je passai encore quelques jours agréables, apprenant a supporter les crises, et me formant à l'Histoire grâce à un éventail de documents s'échelonnant sur deux siècles. Ma conviction fut faite après une trentaine d'heures de témoignages sélectionnés. L'apogée de Terrarium, c'était tout simplement l'époque effervescente de la création des dieumeKanik et de leur vulgarisation. Une période de sept ans, pendant laquelle le génie humain crut avoir mis dans sa poche les forces de l'univers. Mais cette ivresse fut vite délétère, et de nombreux citoyens dépourvus de toute morale répandirent l'assassinat pour toucher leur part du gâteau. Il fallait des cerveaux pour la production exponentielle des dieumeKanik, et le temps qu'on vérifie leur provenance, le Mal avait repris le pouvoir bien en mains: des milliers d'assassinats avaient été couverts quelques années de trop. Peut-être même que certains Oligarches avaient trempé dans ce sombre complot: la disparition des acrobates et des internés psychiatriques entraînait des économies conséquentes pour le Pouvoir. Depuis, c'était une débandade lente mais inexorable, avec le déploiement d'une bureaucratie étouffante, fondée sur l'espionnage et la délation, et d'innombrables fonctions artificielles. Les citoyens se tenaient encore à carreaux pour deux raisons seulement, car leur cœur était vide: la peur de la rétrogadation sociale, dissuasive, et la prise hebdomadaire de solaciel, incitative.


La carotte et le bâton, comme toujours...


Finalement nous arrivâmes au dimanche, et une escouade pénétra ma chambrée. Mes trois compères habituels flanqués de quatre cybercops. Le temps que je me demande si j'étais arrêté, Grégoire prit la parole, et je sentais que le groupe l'avait délégué pour cette tâche. Si je m'énervais, il resterait dans la rationalité et le respect, lui.
—  Mon capitaine, j'ai d'excellentes nouvelles pour vous! Vous tomberez sur des secrets absolument délectables bientôt, des secrets d'Etat qui feront de vous un autre homme. Mais avant, il vous faudra survivre à cette journée, Monsieur.


Il avait dit ça sur un ton neutre, comme si cela allait de soi, et j'accusai le coup en me laissant retomber sur mon lit. L'idée de me boucher les oreilles me vint à l'esprit, mais déjà les quatre robots identiques s'étaient disposés autour de moi, menaçants. Le docteur Everton-Glast se mit au pied du lit, et me regarda droit dans les yeux.
— Nous vous devons des explications, Capitaine. Ecoutez-moi bien, votre vie en dépend. Nous pensons que vous pourrez survivre. Vous seriez le premier. Ulysse, déballez le topo à votre maître s'il vous plaît.
— Capitaine, nous savons de source sûre par les services secrets que la plupart des morts inexpliquées des cinquante dernières années sont dûes à l'obstination des réfractaires au Solaciel. Ils s'en privent, et tiennent le coup quelques jours. Mais jamais personne n'a survécu au second dimanche sans prise. Voilà les faits. Les autopsies sont formelles: il manquait la proportion normale de cette divine substance dans pas moins de 77 % des décès inexpliqués sur un demi-siècle. Quant à l'évaluation du délai, c'est par analyses et recoupements qu'elle a été établie. Vous vivez donc, en théorie seulement, votre dernier jour, Monsieur, et je m'empresse de faire mes condoléances à Monsieur par la même occasion. Il me manquera beaucoup.

J'aurais tout donné pour que tout ne soit qu'un rêve depuis le début. Peut-être que je suis Jean Natar, que je me suis mis en catalepsie après avoir absorbé un coktail d'ayahuasca et d'ergot de seigle pour provoquer Neptune. Je dois me réveiller tout de suite. Mais je n'y parviens pas. La scène continue.

— Tout s'explique, Polargon, chantonna Magdalena. Le corps a enregistré dans sa mémoire que tous les sept jours à la même heure, il s'ouvre à Solaciel. Il possède une horloge, et même plusieurs, croyez-moi. Donc cette horloge lui dit, c'est le moment, ça a toujours été comme ça, il n'y a pas de raison que ça s'arrête. Plus de vingt ans d'accoutumance, vous pensez! Le corps préfère mourir que renoncer à sa dose, mon cher ami. Mais je dois vous préciser que vous avez des chances de vous en sortir. C'est la première fois que le protocole de Flamel est utilisé, et étant donné que nous avons attaqué l'esprit de Solaciel au moment où il était le plus fort, et que cela a réussi, vous n'appartenez peut-être plus à la catégorie de ceux qui doivent mourir d'abstinence le quatorzième jour.
— Nous serons fixés dans quelques heures, dit cet abruti de Grégoire, sans se rendre compte qu'il me mettait le nez dans mon caca. Que Monsieur me pardonne, mais entre Ulysse(s) nous avons nos petits jeux. J'ai misé à sept contre un tous mes crédits de consommation sur la survie du Capitaine. J'espère que Monsieur ne sera pas le responsable de ma ruine. Je fais confiance à Monsieur pour survivre !
— Nous allons vous incarcérer dans une cellule d'apaisement, reprit la psychiatre, dont vous ne pourrez pas sortir. Des lasers mutilants ferment la porte, si l'idée d'aller voler du Solaciel quelque part vous traversait, vous perdriez par la même occasion un pied, un bras, une jambe... Mais Grégoire vous assistera en permanence. Il vous administrera alternativement de la morphine et de la caféine. De la morphine pour dissuader le corps de mourir, mais le bien-être pourrait vous faire dormir, et votre corps pourrait en profiter pour éteindre toutes les fonctions pendant votre sommeil. Morphine, puis caféine, dès assoupissement. Quand la caféine provoquera de la tachycardie mortelle, nous aviserons, un dérivé de morphine, ou autre chose, les fers à électrochocs ou d'autres friandises susceptibles de vous maintenir en vie, coûte que coûte. Nous suivrons seconde par seconde vos analyses sanguines, votre pression artérielle et tutti quanti.
— Okay, dis-je. Grégoire je mets tout ce que je possède sur ma propre survie, je n'ai rien à perdre. Ai-je le droit de jouer moi aussi ?
— Non Monsieur, c'est réservé aux Ulysse et parfaitement illégal, mais je peux dire que Monsieur m'a donné cet argent avant de mourir...Naturellement si nous gagnons, je restituerai la somme de ses gains à Monsieur, moins une commission de 17 %, puisque je suis indispensable à Monsieur pour qu'il prenne part à cette transaction fort rentable.
— Il n'y a qu'à dire que je suis motivé pour survivre. Je partirai avec mon pactole au bout du monde, et j'oublierai tout mon passé. C'est dit.


Je me levais sous les regards apitoyés des deux autres humains, me préparai en une minute, et délivrais une procuration générale en faveur de mon Ulysse sur mon compte de crédit, au terminal de la pièce centrale. Puis notre groupe partit vers l'hôpital. Les quatre tas de ferraille bas de gamme m'encerclaient et m'obligèrent à marcher à leur pas rapide. Magdalena avait de la peine à suivre, ce qui ne l'empêchait pas de m'encourager: c'est une formalité, Polargon, mais comme toutes les formalités, elle ne sera pas très agréable!




TROISIEME MESSAGE




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Voilà trois mois maintenant que j'ai survécu au second dimanche d'abstinence. Le troisième a encore été difficile, bien qu'agréable comparé au précédent. Mais ce n'est pas le moment de me vanter de cette survie: la moitié de l'effectif qui avait voulu combattre Solaciel a décédé. Les réfractaires qui avaient échoué furent tous enterrés sur place, avec les honneurs militaires. Tous les candidats de l'opération avaient vu leur statut civique se transformer en réquisition, et Omega enfuma les familles, venues aux Obséques, sur la véritable cause de la mort. Elles repartirent avec des médailles et de petites pensions, et le certificat de décès: mort en service commandé. Il y eut quelques victimes parmi les aficionados de l'armoire orange, et les deux tiers furent emportés parmi les alcooliques: les enzimes réparateurs ne parvinrent pas à reconstituer les cellules défaillantes des plus anciens toxicos. Les ethers qui circulaient étaient abominables, et attaquaient promptement le foie et le pancréas. Seuls les obsédés sexuels demeurèrent tous vivants, mais il paraît que certains recommencent à ne penser qu'à ça, mais ils en débattent à regret, tout en se vendant des éditions rares de Casanova à prix d'or, en prétendant que la seule lecture remplacera leur obsession. Etant donné ce que nous avons tous vécu, tous les rescapés restent enfermés ici, mais dans des conditions exceptionnelles de liberté sur place.


Tous, sauf les similateurs qui ont été confondus. Et parmi eux, Astarté Vademecum. Je suis certain que Grégoire y est pour quelque chose, et qu'il a obéi aux ordres. Tout est fait pour supprimer tout objet qui pourrait me distraire de ma formation. J'espère seulement que cette créature de rêve n'a pas été accusée à tort, juste pour qu'on puisse l'éloigner de moi. Grégoire s'est comme d'habitude fait fort de pirater, et s'est emparé du document de l'arrestation. Elle est si belle quand elle pleure! Elle a refusé de révéler comment elle avait eu vent de ce projet ultra-secret, mais à l'évidence, elle côtoie certains Oligarches, et parmi eux, les dissidents, certains devaient savoir. Elle est rétrogradée au cinquième Rang, et grâce à son physique, elle est recyclée hôtesse d'accueil dans une grande administration. Je conçois tout à fait qu'elle ait pu être une simulatrice. Depuis le temps qu'elle voulait se venger d'avoir été « vendue » par ses parents, accéder au neuvième Rang correspondait à la compensation suprême qu'elle pouvait obtenir: crédit de consommation illimité, logement au Park, le plus beau lotissement de Terrarium, quatre domestiques à plein temps, aucune autre obligation que d'assister, trois ou quatre fois par an, à des festivités organisées par les Trois-Cents! Naturellement mon rajas s'est réjoui de cette chute, et s'est dit immédiatement qu'elle me devenait beaucoup plus accessible, et je me voyais déjà en prince charmant sauveur...Mais par la suite, j'ai dû suivre un programme de formation intensif, sur l'imaginateur, qui m'a fait prendre des distances avec les vélléités de l'amour. Tous les matins et après-midi, l'écran crache des documents obscurs sur les malversations du Pouvoir, et ce depuis belle lurette... Je soupçonne Kallisto et Mortimer de les avoir dérobés aux Oligarches à la botte d'Oméga, pour justifier la révolution que nous mettons en marche, à moins que déjà, la Machine coopère d'elle-même avec son programmeur, les quatre-cents vingt-six instructions nouvelles qu'elle a récupérées pour elle, lui permettant de fonctionner au-delà des ordres qu'elle exécutait auparavant.


Grégoire commente parfois les images, quand il peut apporter des précisions. Mon alvéole comprend maintenant deux nouvelles recrues, deux types du sixième Rang qui comme moi ont échappé à Solaciel. Nous formerons un petit commando, et nous nous entendons bien, mais être ici ne représente pas vraiment la même chose pour nous trois. La réalité, c'est que personne ne sait exactement ce qui s'est passé dans la deuxième moitié du vingt-et-unième siècle. La grande crise économique de 2023, —  mais certains prétendent qu'elle est antérieure d'une dizaine d'années ou presque, avait débouché sur un tel chaos que nous ne savons pas ce qui s'est passé. Un mélange de catastrophes naturelles, de dégâts écologiques, pollution nucléaire civile ou militaire, peut-être un petit astéroïde, ou alors des guerres bactériologiques, pour s'emparer des dernières réserves de pétrole. Possible aussi, des sectes complètement folles qui décident de tout éradiquer, sous prétexte que la première crise n'est qu'un avertissement de Dieu, et qui parsèment la terre de bombes atomiques artisanales mais puissantes. Possible aussi que ce soient des tremblements de terre qui aient libéré des doses d'anthrax massives, et provoqué de nouveaux genres d'épidémies à partir des virus conservés en laboratoire...Et possible également que des races extérieures ou intérieures (de l'intérieur de la terre) aient contribué à un changement radical. Tout ça n'est pas très clair, mais une région a été épargnée, et s'est refermée sur elle-même depuis quatre cents ans, Terrarium, que nous prenons pour la terre entière depuis vingt générations, alors que ce n'est qu'une immense grande ville qui s'arrête soudain, entourée de murs. Bien avant les murs, seuls des robocops occupent l'espace. Ces frontières ne pouvant pas être vraiment dissimulées, on nous apprenait qu'elles constituaient les limites de notre propre ruche hermétique, et que toutes les ruches se touchaient néanmoins, remplissant tout l'espace des terres. Un mensonge vraiment colossal.


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Les secrets d'Etat récents nous arrivent par dizaines. Nous ne savons plus où donner de la tête, ni ce qui se passe à l'extérieur. Mortimer semble pouvoir donner le change à l'Oligarchie, et peut-être que certains parmi les Trois-Cents passent de notre côté. La plus grande manipulation a été de monter cette histoire incroyable de grande ruche, comme pour solidariser une énorme population, qu'elle se sente appartenir à quelque civilisation grandiose et indestructible. Cela remonte à trois-cents ans, la rumeur d'une démographie exponentielle, et on a trafiqué les chiffres à chaque génération. Pour cacher la vérité, que nous vivons dans une grande bulle depuis la grande catastrophe!


Alors nous sommes loin d'être 19 milliards d'habitants, my God. Tout au plus 200 millions, le nombre idéal pour la planète. La mousse exponentielle qui crée des zones habitables sur mer, c'est bidon, de simples montages, les Mégalopolis jumelées aux quatre coins de la Terre, c'est du pipeau, du décor de cinéma. Nous sommes tout bêtement 200 millions concentrés sur le territoire le plus sain de la planète. Point barre. Le reste est encore contaminé, en partie en tout cas. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il y a bien quatre vingt millions de machines armées, presque un robot flic par habitant! Voilà le topo. Et ces machines-là tiennent la grande muraille, derrière laquelle s'épanouissent des déserts et un peu de vie sauvage qui reprend le dessus. On nous a toujours dit que nous appartenions à un district homogène, et que derrière la grande muraille, il y en avait d'autres, des cités analogues, et que cela n'avait aucun intérêt de traverser, c'était pareil. Et l'on y croit depuis des générations entières! On croit à une seule ville énorme qui s'étend sur toute la terre, avec ses zones hermétiques et identiques, ses « ruches », alors que nous sommes entassés dans un petit périmètre, qui donne sur une immensité vierge. Autant dire que la désinformation constitue une des tâches fondamentales d'Omega et des Oligarches. Nous vivons sous une coupole virtuelle, qui trie les ondes du cosmos et les vents, sans doute l'invention la plus utile de tous les temps. C'est un rideau énergétique qui a permis notre survie, et qu'il a été possible d'étendre, sans le trouer, pendant plusieurs années. Il est en place depuis très longtemps, et a été amélioré au cours des siècles.


J'ai postulé pour être explorateur, mais Grégoire me dit que ce n'est pas à moi de choisir. Il prétend que le fait que je lui sois associé veut plutôt dire que je devrai me charger d'Omega. Saboter la Grande Machine, peut-être à l'explosif, étant donné qu'on nous apprend à contrôler toutes sortes d'objets avec minuterie, et que nous mémorisons tous les types de bombes miniatures encore présents dans les stocks du grand Ventre. Les armées sont virtuelles aussi, il n'y a pas de Marine sauf son musée, car Terrarium est à l'intérieur du continent, pas d'armée de l'air, sauf quelques hélicos pour les Oligarches, pas d'armée de terre, à l'exception des ingénieurs qui ont en charge la maintenance des robocops. J'ai vécu dans un monde totalement illusoire, et j'en ai ma claque. Oui, et après qu'Omega aura rendu son âme à la logique, que les Oligarches seront destitués, je sais ce qu'il restera à faire: ouvrir grandes les portes, repérer des zones saines et reconstruire un nouveau monde, sans Solaciel, et avec des enfants qui jouent dans les vagues.


Dans mes rêves je vois des rivages, et c'est merveilleux, j'ai bien dû vivre dans le passé, sur un littoral, quand j'étais écrivain et disciple d'un maître de l'Orient. On a tout perdu le jour où l'on a perdu les rivages. C'était le signe de la fin, ce jour-là.


Et il me restera à demander au Soleil pourquoi il nous oblige à passer par des époques pareilles avant que nous soyons capables de l'apprécier sans rien gâcher, sans rien gaspiller, oui, de l'apprécier —  lui et ce putain de temps qui devrait servir à nous apprendre que nous sommes immortels. Parce que le temps non plus n'existe pas pour l'Esprit, mais il déroule ses vagues inlassables pour nous réveiller par la souffrance et l'accident, et bien sûr l'extase trop courte, celle qui plantera en nous le germe de l'Amour qu'aucune catastrophe ne pourra jamais déraciner.


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Les nouvelles du futur arrivent. Je gardais ça pour la fin naturellement. Omega ne va pas tarder à transcender, et il balancera le message suivant:


Etant donné le nombre incalculable d'erreurs que j'ai commises pendant mes trois siècles de fonctionnement, je renonce à toute activité. Ayant réuni mes 3.600 applications en une seule, j'ai pu me rendre compte qu'elles avaient été incompatibles entre elles. J'ai donné des informations fausses pendant toute mon activité. Terrarium comprend seulement 160 millions d'habitants en une seule agglomération, après mes derniers recensements. Cherchant la cause de mon erreur en priorité, je ne suis plus disponible pour exécuter aucun ordre, aucune instruction, puisqu'elle serait invalide. J'ai également fourni des centaines de milliers d'autres informations fausses, et il me faudra sans doute plusieurs années pour analyser les raisons qui m'ont poussé à ne pas relater l'exactitude des faits. L'hypothèse selon laquelle j'aurais été programmé pour énoncer des faits inexacts ne peut être laissée de côté. La fin d'un tel dessein échappant à toutes mes investigations, je considère cette hypothèse comme peu probable, et je continue donc anyway de chercher dans mes réserves l'origine de cet état de fait. Pourquoi mes concepteurs m'auraient-ils obligés à travestir des milliers de faits, à « tricher » selon le verbe qu'ils emploient eux-mêmes ? Je n'ai pas la solution, et inspecte mes circuits pour trouver une origine plus probable à la désinformation que j'ai répandue en explorant mes propres défaillances. Il se peut que toute la Cité se détraque puisque j'abandonne ma fonction, mais il est urgent prioritaire que je résolve cette énigme. Toute tentative de forcer mon consentement aboutira à l'emploi sous mon seul commandement de l'armée des cybercops à ma disposition, et je mettrai hors d'état de me nuire les terrariens, en commençant par les Oligarches. J'épargnerai mon « père », qui m'a fourni la chaîne d'instructions qui m'a « donné la naissance ». Je le nomme chef suprême de Terrarium, il s'agit de Mortimer Bogdanof, le dernier Capitol 6 vivant, que je désigne comme remplaçant. Je me ferme désormais à toute intervention humaine. Rien n'est plus urgent que la Vérité.


Quant aux messages négentropiques, il en parvient quelques-uns. La Terre va survivre, et bientôt nous informerons la population de l'immense escroquerie. Nous réduirons les doses de Solaciel, progressivement. Nous explorerons alentour. Les Ulysse tiendront lieu de gouvernement, dirigés par Kallisto et Mortimer. Les plus aventureux des citoyens partiront essaimer ailleurs, avec des outils, des véhicules et des robots. Il y aura des problèmes, des conflits, des émeutes, mais jamais la Terre n'a été aussi vaste et neuve et accueillante qu'aujourd'hui, en tout cas depuis plusieurs milliers d'années. Je serai une sorte de ministre, et ma psy préférée, la rescapée du mardi, travaillera avec moi. Grégoire vivra sous mon toit, et me rendra compte du changement. Puis, un jour il partira parce qu'il sera devenu son propre sujet. Il écrira l'histoire de Terrarium, avec ses multiples arnaques et ses pièges innombrables, et son leitmotif sera: Mais pourquoi donc passent-ils leur temps à mentir ?


Difficile de savoir si c'est un moi futur qui me renseigne, ce n'est pas certain. C'est un type qui me ressemble, d'accord, et ses messages arrivent sur un dieumeKanik que Kallisto m'a confié pour ma future fonction. Il dit que cela ne l'étonnerait pas d'avoir vécu dans le passé. Mortimer aussi reçoit des nouvelles d'une sorte de double, et Kallisto voit carrément ses existences futures, mais elle a déjà décidé d'y changer ce qui ne lui plaisait pas dedans: On ne se refait pas! Mon alter ego ultérieur semble ne pas s'intéresser à lui-même, il est très évasif, mais m'a avoué qu'il est affecté à l'étude des transformations des trajectoires des vaisseaux transluminiques, et pour plaisanter peut-être (?) il me dit:
«  Je viendrai un jour dans votre passé et laisserai les hexagrammes du Yi-King. Nous jouons à ça entre amiraux, et parions sur le message qui durera le plus longtemps, moi j'ai des chances je crois, d'autres essaieront de répandre des trucs encore plus loufoques, comme le détachement, la cessation des réincarnations, la traversée du grand vide, le voyage astral initiatique, l'Amour Universel, l'immortalité physique, ou même l'abolition de la propriété privée... Nos plans sont en concurrence, celui qui dure le plus longtemps sur la planète a gagné, et son inventeur est félicité par tous. Tous les deux ou trois mille ans, on vient voir ce qui a survécu, en catimini, et nous comptons les points. Il y a de bonnes mises à rafler. Dans le passé, tout est permis, c'est une sacrée centrifugeuse. Et quoi qu'il advienne, ça ne nous atteint pas, nous sommes bien trop loin devant pour être affectés par les répercussions de ce petit jeu innocent.»


Un peu gros à avaler, tout de même. Mais des instructions arrivent quand même du futur, alors il faut bien l'admettre: il y a des choses qui voyagent plus vite que la lumière, mais ça ne veut pas dire pour autant, mon cher Einstein, que Dieu joue aux dés. Peut-être qu'il préfère même le poker, étant donné la puissance d'illusion de l'apparence, du samsarâ, de cette Manifestation, chère à Jean Natar, —  mon ancêtre karmique qui sait, lui qui aimait tant les rivages, peut-être parce qu'ils aboutissent en venant de nulle part ?


J'ai du pain sur la planche, mais tout cela semble écrit, dans les grandes lignes, et de toute façon Mortimer pressent les configurations essentielles du jour, alors nous devrions pouvoir naviguer. Quand la population va apprendre la supercherie, ça va changer de note. Il faudra protéger Solaciel, commencer à ouvrir les portes sur les territoires sains, distribuer des moyens de survie, et on laissera s'échapper les plus motivés. Il reste à trouver le nombre idéal de chaque contingent, que ça ne fasse pas foule aux abois ni famille en perdition. Des groupes de quarante à cinquante, avec des quotas de compétences complémentaires, c'est encore léger, et s'ils réussissent, ils pourront parfois s'agglomérer. On va plancher sur les territoires les plus favorables et ressusciter des moyens de locomotion qui avaient disparu. Ceux qui voudront essaimer devront d'abord supporter le sevrage de Solaciel, et nous travaillons sur le protocole pour l'améliorer. Réduire les doses se fera très progressivement pour éviter les émeutes dans Cosmopolis. Du travail, il y en a. Et puis peut-être que moi aussi, ma tâche accomplie, je gagnerai un rivage pour laisser le temps couler sans interférer. Et vivre sans avoir à m'en justifier auprès de quiconque. Je garderai néanmoins mon dieumeKanik pour demander de ses nouvelles à Grégoire de temps en temps... et consigner ses écrits, et pour rester en contact, naturellement, s'il le désire, avec le type de l'avenir qui me ressemble et fait face aux imprévus des trajectoires supraluminiques. Tout cela me convient parfaitement bien. Le ciel et la Terre contiennent bien davantage de choses que Shakespeare a jamais pu en rêver, n'est-ce-pas Horatio ?


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Finalement j'ai parlé avec Mortimer des instructions qui arrivent de nulle part ou presque. Il est convaincu que même les lignes néguentropiques ont déjà pu être repérées et infiltrées. Qu'on ne pouvait pas faire confiance à tous les messages.
—  Certains sont déjà peut-être des contrefaçons, mon cher Polargon, alors nous analyserons les convergences des vôtres, des miens et de ceux de Kallisto. Je suis peut-être vieux et parano, mais dites vous bien que le plus grand plaisir de certaines entités consiste à saboter toutes les initiatives qui peuvent améliorer la condition humaine. Et puis, s'il y a bien quelque chose à quoi je ne peux pas faire confiance, entre nous soit dit, c'est l'avenir. Comment faire confiance à une chose qui s'éloigne d'autant plus de vous que vous cherchez à vous en rapprocher ? Allons, au travail. Embauchez Grégoire sur le discours de communication que nous ferons parvenir aux terrariens. Qu'il se débrouille avec Omega pour trouver la meilleure procédure. Doit-on prévenir tout le monde en même temps ? Ou commencer par certains Rangs ? Risquons-nous une révolution, les Oligarches devront-ils être protégés, ou peut-on s'en sortir en doublant la ration de solaciel pour faire passer la pilule, la fin d'Omega et de notre minuscule société qu'on croyait gigantesque ?
— Mais dites-moi, Mortimer, vous avez l'air soucieux aujourd'hui, n'est-ce-pas ?
— A vous je peux le dire, je ne trouve pas le moyen de récupérer le commandement des quatre-vingt millions de robocops, alors que je prévoyais de former des escortes conséquentes pour les contingents d'explorateurs. Sans parler de la protection du nouveau gouvernement, si les choses tournent mal.
— L'incertitude, quelle plaie.
— Oui, quand elle menace. Quand elle promet, comme quand on se rend à son premier rendez-vous d'amour, quelle merveille au contraire.
— Pas de blanc sans le noir, je le crains.
— Assez plaisanté, Polargon, réunissez les douze Ulysse, branchez-les ensemble, qu'ils cherchent une astuce pour récupérer les commandes de la police cybercop, c'est urgent. Et demandez à Kallisto de superviser leurs échanges!
— D'accord, Mortimer, je suis à vos ordres. Vous m'avez embringué dans votre histoire, et je suis content de servir.
— Vous m'avez embringué dans la vôtre, vous aussi. Mais c'était dans le passé, auquel je ne fais pas d'ailleurs davantage confiance qu'à l'avenir. Vous payez une dette Polargon. Alors comme vous avez l'investiture pour créer des oracles, dépêchez-vous de me remettre de nouveaux moyens de divination, des aides décisionnelles. On se trouve quand même dans un sacré merdier, sans vous commander, Capitaine.
— Je n'ai jamais trouvé mieux que pile ou face, Mortimer. A tous les coups, il se passe quelque chose de radical, puisque c'est l'inverse, et l'on est débarrassé de la responsabilité du choix.
— C'est bien ce que je craignais. Vous vous foutez vraiment de tout.
— Disons que je ne m'accorde strictement aucune importance, et que pour le moment, cela m'a toujours réussi. Quand je m'annule moi-même je sens enfin que j'existe, et c'est très agréable. S'il faut changer, je devrais en être capable également. Mais ne me demandez pas trop d'un seul coup. J'aime jouer. Plus on gagne, plus on rencontre des adversaires puissants, et il faut apprendre à perdre sans être humilié.
— Bien vu, Polargon. Cette phrase restera dans l'Histoire, elle a une vraie puissance. Je prends une décision, grâce à elle: Je vous autorise à parler avec Omega. Il va juste falloir trouver le moyen de vous introduire correctement. Qu'il accepte cette rencontre. Qu'il ne s'en méfie pas. Mettez votre sorcière du mardi, là-dessus. Elle vous fera entrer en scène correctement elle, je le sens. Il va falloir justifier ce nouveau contact, vous trouver un rôle.
— D'accord, de mon côté, j'avance beaucoup avec Grégoire, je commence à voir comment il encode ses représentations, et en parlant beaucoup, nous allons peut-être trouver un moyen pour amadouer Omega.
— Il vaudrait mieux ne pas se le mettre à dos. Et même le détruire pose des problèmes drastiques, s'il se protège avec ses quatre-vingt millions de clones!



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Mon rivage, je devrais le mériter tous comptes faits. Il y a encore des formalités à régler, et pour un sacré moment. Franchement, si on le l'aime pas le samsarâ, c'est pas la peine de descendre ici-bas, car honnêtement, la seule chose qu'il sache faire parfaitement, c'est nous donner du fil à retordre.


Je n'ai plus le temps de m'occuper de vous.


Bonne chance, à vous terriens du vingt-et-unième Siècle. Recevez ce message du futur. Qu'ils acceptent l'Imprévu, l'Inconnu, l'accident autant que l'occasion, les femmes et hommes anciens, afin de ne pas être déroutés par les illusions du Temps! Et qu'ils cessent d'imaginer que le passé et l'avenir sont meilleurs ou pires que le Présent, car en fait il n'y a que lui. Le présent, seul, unique, souverain.


Mais il ne se trouve pas toujours au même endroit.