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Le jeu du Champ de Bataille

3ème Episode

 

Contrairement à ce que tous les humanoïdes ou presque s'imaginent, c'est quand l'univers est ressenti comme un absolu mystère, sans cause ni but, qu'il renseigne avec prodigalité sur ce qu'il est vraiment. Ce n'est pas à nous de lui assigner son sens. En renonçant à l'inventer, en butant des années sur la fin dernière de la Manifestation, nous redevenons passifs comme les minéraux et les plantes, et finissons par recevoir le Verbe, comme une fleur le soleil. Nous devons purger le péché de la séparation jusqu'à redevenir la moindre pierre et les étoiles, alors conjuguer devient un jeu qui jongle avec la lumière.

Almofik Haridour Zayev,
Sixième patriarche de l'Ordre des Nombres.


—  Messieurs, s'écria le nouveau venu, je viens vous arrêter!

—  Quelle bonne surprise, fis-je, presque sincère, ce genre d'incidents comble le manque de l'espace, quand je ne voyage pas.

J'envoyai un signe à Altaïr pour qu'il nous laisse et prévienne nos supérieurs qu'il se passait quelque chose d'étrange.

—  Et sous quel motif ? rugit Boox, qui venait de sauter pieds joints sur la table pour arriver à la poitrine du géant.

—  Ah! Parce que c'est à moi de vous l'apprendre, vous ne manquez pas de culot, Olytar!

Le mépris semblait sortit de cet Arcturien comme une nuée de mouches d'un vieux cadavre décomposé.

—  Je trouve assez déplacé d'appeler par son prénom intime une personne que l'on met aux arrêts, susurra mon compagnon, sur un ton détaché qui jetait une distance glaciale.

—  C'est de l'humour sadique, mon cher, nous en raffolons sur notre monde, avez-vous quelque chose contre les exportations ?

Notre bourreau exultait, comme si nous étions ses choses. Boox reprit, très calme:

—  Par le premier alphabet de la galaxie, je vous mets au défi de transformer votre accusation en délit, sherpa, et excusez-moi de ne pas vous nommer, votre nom est imprononçable, sinon, croyez bien que j'aurais manifesté le respect de vous saluer.

L'escogriffe ricana en feignant de s'amuser.

—  Je ne m'étonne guère qu'après dix générations d'ancêtres au service du Pouvoir, vous soyez né, mon cher Olatyr, avec le bluff dans le sang ! A quel âge vous êtes-vous donc exercé au jeu parfait ?

—  A dix ans, si vous voulez tout savoir, mais figurez-vous que je n'ai infligé qu'une petite blessure narcissique, à un petit nabab de Fomalhaut qui cherchait à acheter mon père en réclamant davantage que ce qui lui était dû. Je lui ai fait croire qu'il avait obtenu son visa résidentiel, ce qui était hors de question, et je le fis arrêter pour usage de faux, une bonne journée. Il m'a d'ailleurs félicité pour la pertinence de mon attaque, et s'est rendu compte qu'il était un frimeur. Il voulait montrer ce visa aux femmes pour les impressioner. Tous les mêmes !

—  Chez nous, reprit le sherpa, gourmand, la moindre égratignure se transforme en blessure narcissique grave, et nous aimons gratter la croûte dès qu'elle apparaît pour refermer la plaie, afin de nous faire saigner à nouveau, célébrer l'offense et préparer une vengeance décuplée.

Il prit un air entendu et supérieur.

— C'est peut-être pour cela que nous ne sommes plus les proies du jeu parfait. Notre revanche est plutôt de l'ordre des représailles...

—  A chacun ses coutumes, lançai-je d'un air guilleret, car l'air devenait irrespirable. Alors quel crime avons-nous perpétré, sherpa ?

—  Eh bien messieurs, en tant qu'Arcturien, vous savez que je ne fais rien à moitié. J'ai consulté juristes et avocats, tous assermentés au Sceau de la Ligue, et il en ressort que je peux vous traîner en justice pour avoir utilisé le Savitar sans ordre de mission.

Il claqua sa langue dans sa bouche, c'était désagréable, d'autant que cette physionomie particuilière rappelle un peu le varan.

—  C'est de ma faute, lançai-je, convaincu. Laissez Boox en-dehors de ça, par pitié, il a par complaisance fait signer l'autorisation de décollage à l'empereur, parmi d'autres papiers, et il ne s'en souvient peut-être pas. Je me suis pris d'une amitié farouche pour l'hybride Olytar, sherpa, et il a compris mon souhait: revoir Vega avant de mourir, les jours me sont donéravant comptés...

—  Pourquoi donc ? En tant que médaillé de l'Etoile unique, je dois pouvoir vous obtenir un nouveau traitement de longévité, mon cher Banistar.

—  Appelez-moi Joko, Arcturien, seuls mes plus proches intimes m'appellent Banistar!

—  Vous êtes bouché ma parole, puisque je vous dis que c'est de l'humour sadique, seriez-vous raciste ? Trouveriez-vous les Arcturiens d'une espèce inférieure, Joko ? Et je suis sérieux, je dois pouvoir vous obtenir cinquante nouvelles années de rabiot.

—  Je n'irai pas jusqu'à vous soupçonner de vouloir m'acheter, sherpa, et d'ailleurs je n'ai pas besoin de cette pensée, puisque je ne veux plus bénéficier de ce privilège. Il y a suffisamment d'inégéalités dans la Manisfestation pour que je ne renchérisse plus. Le grand Indicible pourrait en prendre ombrage.

—  Comme vous voudrez ! Avez-vous pressenti qui que ce fût pour écrire votre oraison funèbre, et la ferez-vous rectifier ? Voulez-vous que je m'en charge?

—  Allez-vous faire foutre, sherpa, meugla Boox. Parions. Nous verrons bien lequel de nous deux sera destitué.

—  Me destituer ! Ce sera difficile mon cher. L'empereur-président vient de créer un nouveau titre spécialement pour moi, figurez-vous. Je viens d'être nommé sherpa Major!

—  C'est contraire à la loi! S'indigna Boox à la seconde. Le chef des chefs doit pouvoir consulter sept intelligences sur le même plan hiérarchique, afin de tirer ses décisions de plusieurs sons de cloches égaux. C'est anticonstitutionnel.

—  Il est vrai, mais c'est comme ça. Le mouvement est l'âme de la vie, mes amis!

—  Et la trahison en fait partie ?

—  Bien entendu, c'est le sel de la chose. Le Mensonge est notre maître à tous. Pour le combattre, encore-faut-il qu'il existe, n'est-ce pas, mes chers bigots!

—  Eh bien, où est donc votre mandat d'arrêt, sherpa Major ? Demandai-je à voix basse, pour en finir.

—  Je l'ai oublié.

—  Quel marché voulez-vous ? S'exclama Boox, qui faisait les cents pas avec son poinçon.

—  Dites-moi vraiment ce que vous êtes allé faire sur Vega, et je passerai l'éponge.

—  Je suis allé parler aux perroquets blancs, dis-je sans me démonter. Ce sont des animaux, les ashtalors, qui ont un petit mental très bien organisé, et comme me l'a révélé notre éminence ici présente, une partie du vocabulaire Vegan provient de leurs onomatopées. Je voulais vérifier cela par moi-même, et voir si je pouvais les aider à améliorer leurs performances. J'aime assister à la croissance du Verbe, c'est un de mes passe-temps favoris, et je voulais leur apprendre le verbe être.

—  Les perroquets de ma Terre constituent un de mes plats préférés, susurra le géant olivâtre, étrangement il faut les laisser mourir de faim pour trouver cette petite acidité merveilleuse dans leur chair qui en fait un mets incomparable; hum, je vois que vous croyez que je suis né dans un chou, comment pourrai-je gober une histoire pareille... Contracter l'espace-temps pour parler à des oiseaux!

—  C'est de l'humour de Régulus, sherpa Major.

—  Régulus! Oui, bien sûr, vous avez bien du mérite pour un régulien, Amiral, vous êtes en bas de l'échelle, dans le classement des étoiles habitées, bien du mérite, sans rire, ce Joko Narak.

—  Vous n'êtes pas au sommet, s'emporta Boox. Les Arcturiens ont la réputation d'être les plus fieffés coquins de la galaxie, et vos prouesse technologiques n'y changeront rien. Vous êtes infâmes.

Nouveau ricanement quelque peu bestial.

—  Certes, mais tout près du Pouvoir. C'est logique. Et l'infâmie et le pouvoir sont deux vieux amants qui ne parviennent jamais vraiment à se séparer. Ils remettent le couvert. Alors, que faisiez-vous sur Vega, Joko?

—  Appelez-moi Banistar, nous sommes intimes désormais.

Le comploteur éclata d'un rire jaune, qu'il voulait menaçant et distingué.

—  Vous n'êtes pas maître des Nombres pour rien ! Mais si vous voulez jouer avec moi à renverser les situations, nous allons nous régaler, les joutes mentales m'ont toujours passionné, et je ne serais pas parvenu au sommet si je ne savais clouer le bec aux meilleurs orateurs. Hum, au fait, non, je crois bien qu'il est dans ma poche, ce mandat d'arrestation.

Il prit un air gourmand et désinvolte et nous regarda chacun à notre tour, comme si nous étions des insectes qu'il allait laper.

— A cette heure-ci, vous finiriez au dépôt, il parait qu'on y attrape des maladies mentales. A force que toutes sortes d'humanoïdes s'y rongent les sangs depuis trois siècles, l'atmosphère y serait infestée de miasmes contagieux, qui résisteraient aux ravalements successifs.

—  Je me ferai un plaisir de nettoyer ces excréments psychologiques, dis-je en souriant à notre inquisiteur, avec la voix de pouvoir féminine, indétéctable.

Il se mit à blêmir, à tousser. Je sus que nos soupçons étaient fondés à ce moment-là. Boox s'approcha de lui, désinvolte en parlant, et d'un coup très rapide, bondit pour le piquer sur la main. Il avait déclenché le mécanisme de la seringue dissimulée dans son poinçon, remplie de venin de monsanto, le serpent le plus vénimeux de la galaxie. Le géant s'affala derechef. Nous bénéficiames de la complicité des hautes autorités du centre pour nous débarasser du corps, non sans avoir révélé au patriarche l'objet de notre voyage sur Véga. Olatyr m'épata encore une fois. Il se glissa dans l'armure arcturienne à prothèses, dans ce déguisement avec lequel il était arrivé, et je me rendis compte alors avec admiration que c'était le sosie du sherpa. Il se fit reconduire par ses affidés, postés à la sortie, qui ne se doutèrent de rien, puisqu'il évita de parler tout en ayant saisi tous les tics de sa victime, quand elle donnait des ordres. Il lui avait dérobé son trousseau de clés, et décida de prendre sa place quelques heures. Olytar avait tout prévu. Arrivé chez le mort, le Président, endormi, semblait l'attendre.


L'hybride ne joua pas avec le feu longtemps. Il se fit voir dans son armure aux points stratégiques, pour mettre hors de cause le siège de mon cercle, et fit disparaître la cuirasse. Les services secrets épièrent le logement du sherpa quinze jours sans résultat. Aucun Arcturien n'était venu s'enquérir de la disparition de l'éminence, personne ne venait voir sur place s'il lui était arrivé quelque chose. Cela nous confirma dans l'habileté du complot. Une brigade vint enlever l'artefact, au milieu de la nuit, et l'emporta dans un faux réfrigérateur. Nous déballâmes chez le Président cet étrange colis. La machine possédait une petite élasticité. Cela avait bien l'air d'un humanoïde. Mais c'était un hologramme en volumes, qui possédait la densité et la masse du corps humain. Nous fûmes tous les trois très en colère, ainsi que deux témoins.

— Comment ces pixels peuvent-ils ne pas se décomposer et avoir du poids ? C'est insensé, rugit le professeur Lakof Tuban Raï, président du cercle des Quarante.

—  Ne pas avoir déclaré cette invention, qui serait d'emblée entré au patrimoine galactique des avancées technologiques, est un crime, affirma le Président, solennel.

Boox éclata:

— Cela veut dire qu'il y en a peut-être partout, dans toute la Confédération, prêts à se substituer à chaque Président, au même moment, pour annoncer des fariboles, les nouvelles règles du jeu des Arcturiens. Mille fois soient bénis mes ancêtres, sans lesquels aucun soupçon ne m'aurait traversé sur ce sherpa !

—  Je sais ce que vous devez penser de moi, fit contrit le chef de tous les mondes, car non seulement je faisais confiance à Lucifax Axzakwaktyaz Tyzawikaj, mais je venais de le promouvoir ! Quelle honte.

—  Cher Président, se lança le second temoin, il est presque établi que cet imposteur était un subjugueur. Il aura franchi vos défenses, voilà tout.

—  Mais alors pourquoi cela ne lui a-t-il pas suffi, j'allais finir par lui manger dans la main!

—  Non, m'écriai-je, le renversement du principe aurait opéré, un jour ou l'autre, vous auriez quand même trouvé un peu gros ce qu'il vous aurait demandé, et vous l'auriez démasqué. L'hologramme était beaucoup plus sûr, il déclarait à point nommé je ne sais quel décret inconcevable en multimédia, et vous disparaissiez tous les deux peu après. Et il aurait fallu que tous les mondes s'alignassent sur votre soi-disant dernière décision, et l'exécutassent ! Ce sosie aurait été indétectable!

—  En tout cas, reprit l'éminence Boox, je suis convaincu qu'un subjugueur aurait été repéré au cours de sa candidature pour ce poste. Si Lucifax et j'en passe a appris le contrôle insidieux, il s'y est collé après sa nomination, et s'y est acharné. On ne s'empare pas du libre arbitre en quelques séances seulement. Cet Arcturien devait être particulièrement doué pour la chose.

—  Président, continuai-je, ne croyez pas que je veuille vous influencer, c'est vous la Tête. Voilà l'avis d'un homme qui a fait le tour de tous les mondes habités, qui a plus de deux cents ans, et qui n'a plus rien à perdre à livrer son cœur. Je serais Empereur-Président, j'obligerais Arcturus à sortir de la Confédération!

—  Bien dit, dit Boox, virons ces reptiles malfaisants.

—  Quoi, mais c'est anticonstitutionnel, on n'entre pas dans le saint des saints pour en sortir.

—  Oui, c'est comme le mariage, grinca Lakof, on ne divorce jamais, il n'est pas fait pour ça.

—  C'est anticonstitutionnel, reprit avec force le Président, qui fit front à ses quatre interlocuteurs.

— Ce ne sont que des bouts de papier la constitution, m'écriai-je, vous n'avez donc pas réalisé, votre Excellence, que ce simualcre (je désignai du doigt la marionnette électronique qui tenait debout d'elle-même à quelques pas de nous) allait prendre votre place, pour annoncer n'importe quoi, je ne sais pas moi, une guerre nécessaire contre Sirius ou l'éradication de Véga, trop marginale, ou le monopole des voyages accordé à Arcturus ! Cela ne vous suffit-il donc pas !!!

—  Je ne suis pas un maître des Nombres, pleurnicha le Président. Je ne sais pas faire face à l'hétérogène. Comme tous les non-initiés, je le rabote et le déforme pour le faire entrer dans l'homogène de force, afin de ne pas changer grand chose, pour faire comme si de rien n'était. Ce complot est le phénomène le plus hétérogène de mon mandat, messieurs, comment ne pas en affaiblir la portée par fidélité au passé ?

—  Eh bien, nous sommes là pour vous aider, pontifia Boox, par l'hémoglobine et la chlorophylle, nos mères primitives, par le rouge du sang des martyrs et par le vert de l'espérance des prairies immortelles qui verront des félins végétariens jouer avec de tendres antilopes aux yeux d'étoiles, nous déclarons ne pas avoir peur de virer Arcturus de la Confédération.

—  Mais ils se vengeront, peut-être qu'ils voudront détruire Galactée!

—  Justement, dis-je, nous allons enfin amortir le budget de l'armée, qui ne sert à presque rien depuis belle lurette. Entre laisser des millions de vies périr dans un conflit ouvert avec des batailles sidérales, ou laisser phagocyter la Confédération pendant des siècles par un ténia prospérant dans son cerveau, il n'y a pas à hésiter ! Les parasites sont la plaie de la Nature, que je sache. Arcturus gouvernant les Mondes à travers des hologrammes, sans que nul ne s'en doute, je n'en veux pas. Je suis prêt à diriger l'armée céleste impériale dès l'aube, votre Excellence, et à mourir au combat. Je fais toujours partie de l'Etat-Major, même si je n'exerce plus, et peux servir d'intermédaire car le temps presse.

—  Ne nous emballons pas, dit le second témoin, un précognitif d'apparence quelconque et déjà âgé, que ses dons obligeaient à ne strictement rien faire, pour rester à l'écoute du cosmos. C'était Navikar Gusti Lol, qui surveillait en douce les sherpas, en faisant partie de leur groupe. Il n'était pas galactéen, mais comme il avait sauvé sa planète d'origine de plusieurs désastres naturels, en devinant tsunamis et éruptions volcaniques, le Gouvernement lui avait aménagé un vie très agréable pour faire passer sa réquisition pour un honneur, et néanmoins il se considérait comme un exilé, et n'attirait pas la sympathie. Il aurait préféré vivre sur Ganymède, une des dernières petites étoiles à gagner la Confédération. Je l'avais rencontré une seule fois au cours d'un dîner chez un oligarque, et nous avions longtemps parlé des bifurcations quantiques, et de l'effarante lenteur de l'Evolution. Il prétendait que l'entropie appartenait à L'Espace-Temps, mais qu'il y avait une autre réalité qui lui échappait, à partir de laquelle nous pouvions changer le cours des choses. Je le tenais en haute estime, car il n'avait pas d'ego. Tout juste était-il capable de s'identifier à son nom, quand on s'adressait à lui.

—  Oui, ne nous emballons pas. Je vais consacrer mon esprit à Arcturus, en prenant soin de ne pas oublier quelques antidotes mantriques, naturellement, et tandis que l'éminence Boox enquêtera sur le terrain, je sonderai les sphères astrales pour évaluer le complot. Avec un peu de chance, il ne proviendra que d'une frange dissidente, sinon, eh bien le Pouvoir y est compromis ! Enfin, si Le pouvoir y participe, il sacrifiera les fusibles et niera toute implication, évidemment. Comme le disait mon maître, Akritaf Golophyr Kilitog, auquel je dois de pratiquer la paresse transcendantale avec succès, «l'épaisseur d'un cheveu est une montagne pour le pou de la puce.» Ce sera très difficile d'obtenir le diagnostic exact dans cette affaire, monsieur le Président, messieurs les officiels. Je signale en passant que je me méfiai de Lucifax, mais que je ne savais pas comment aborder la question de peur d'avoir raison et de disparaître empoisonné. Notre Président n'aurait pas toléré que je m'y attaquasse, et tous mes collègues n'étaient pas prêts à m'entendre. La nouvelle situation est loin d'être pire que l'ancienne. «Que l'aveugle se réjouisse de devenir borgne», comme le disait encore mon excellent maître, «au lieu de se plaindre de l'oeil qui lui manque».

Puis il s'endormit sur son fauteuil.

—  L'impossible est ma loi, déclara mon ami hybride en se levant, ce qui faisait peu de différence, mais il nous donna à tous le courage d'affronter la situation, sans voir se dessiner l'alternative de l'échec.




Mourir n'est pas plus grave que de naître. Entre les deux, l'univers nous mesure. Il rapetisse ceux qui l'ignorent et grandit ceux qui l'aiment.

Alshatoun Honifsta Mokol
Fondateur de l'ordre des Aïshkafels.



Bien qu'il possédât un permis de tuer en bonne et dûe forme, le président fit témoigner Boox devant une assemblée d'une dizaine de hauts fonctionnaires, pour qu'il se justifiât. J'étais convoqué comme témoin du crime. Nous pûmes obtenir de ne pas révéler le lieu du meurtre de haute lutte. L'assassin demandait cette faveur en échange de la révélation qu'il allait faire. Il fit amener la pièce à conviction, et déballa lui-même le paquet. Il fit se tenir l'hologramme à densité incorporée debout, et l'assistance poussa un cri, tandis qu'avec des effets de manches, il lança: «voilà ce que j'ai trouvé chez l'homme que j'ai fait disparaître de la surface de notre capitale bien-aimée». Profitant de son avantage, il demanda au président de s'approcher, et tout le monde fut alors horrifié, il n'y avait aucune différence entre les deux, qui se tenaient côte à côte, le simulacre étant habillé d'un costume identique, étant donné que le chef des chefs possédait plusieurs jeux du même vêtement, et qu'il apparaissait toujours dans la même tenue. C'était un trois-pièces dont le gilet était vert bronze, pour symboliser la constance, dont le pantalon était d'un pourpre foncé, pour indiquer l'enracinement, et dont la veste, par ailleurs sophistiquée avec plusieurs catégories de poches plus symboliques que réelles, était d'un bel anthracite à reflets moirés, pour témoigner de la profondeur, du pouvoir, et de la sobriété qui doivent accompagner une telle fonction.




Puis Olatyr appela un technicien qui découpa le sosie au laser, et nous découvrîmes tous en même temps, à la place des organes, des sortes de volumes radiants qui étaient sans doute capable de créer un champ de gravité. D'étranges treillis minuscules qui clignotaient apparurent à la place des os. Le laser tranchait dans les pixels presque avec difficulté, enfin le clou du spectacle fut constitué par les agressions infligées au robot. Du sang sembla couler d'une coupure sur le bras, les pixels rouges se mettant à dégouliner et donnant l'impression d'être un véritable liquide. Ce détail couture nous effraya tous. Il dénotait un perfectionnisme hallucinant, révélait une race qui avait fait du mimétisme une religion, délibérement, alors que les souples octogones des mers et les caméléons aboricoles étaient bien incapables de renchérir sur leurs dons de dissimulation, et se contentaient de ce que Dieu leur avait donné. Si tout un peuple dévéloppait le génie du mensonge, et passait son temps à déclarer vrai ce qui était faux et faux ce qui était vrai, tout devait y être fondé sur l'intrigue et le faux semblant, la mauvaise foi et l'intoxication, la manipulation. Je sentis l'urgence arriver, et un plan se dessina dans mon esprit, tandis que Boox était acquitté et confirmé dans ses fonctions.




Je demandai une audience au Président suprême pour le lendemain, et annonçai mon projet au ministre des basses œuvres. Il me suivit, et le Président également, qui me reçut avec beaucoup d'attention. J'embarquai mon équipe sur le Savitar. Elle se composait bien sûr de Boox auquel s'ajoutait Navikar Gusti Lol, la précognitive à la peau transparente, qui avait fini de nous mettre sur la voie du complot, et l'hyper réceptif maître des nombres, qui m'avait accompagné sur Vega, Altaïr, et avait séduit malgré lui la prêtresse des Chiffres. Il nous fallait un interprète, et nous demandâmes à l'Arcturien loyal qui le premier nous avait mis en garde, de faire partie de notre groupe. Comme chacun voulait goûter à la contraction de l'espace-temps, ils considérèrent que cette aventure pouvait bien contenir quelques risques qui allaient avec, et tout le monde accepta. Le but était bien entendu de savoir rapidement à quelle échelle du Gouvernement se situait le complot, ou bien s'il était fomenté par une dissidence qui, en prenant le pouvoir sur Galactée, atteindrait ainsi Arcturus pour s'en emparer. Seuls des précognitifs hors pair pourraient déceler parmi les autorités concernées celles qui jouaient franc-jeu. Soupçonner à tout va ne mènerait à rien, et je les briefai donc, non pas pour découvrir d'emblée les comploteurs, mais pour identifier ceux qui ne l'étaient pas, et sur lesquels nous pourrions compter en temps utile, si nous leur apprenions qu'ils étaient menacés. A cela s'ajoutait la tactique inverse, visant les coupables, mais l'une autant que l'autre étaient nécessaires pour aboutir, et clore l'histoire. Il restait à trouver le motif de notre déplacement et de notre volonté de rencontrer de nombreux hauts responsables. Il fallait aussi obtenir que toute notre équipe fût accueillie en même temps pour que les trois devins agissent de concert et joignent leurs efforts pour découvrir la vérité. Ils n'approchaient pas les faits exactement de la même manière et pouvaient donc se complèter pour établir des déductions infaillibles. Je ne pus résister non plus à l'idée de jouer au champ de bataille avec un maître, pendant la traversée, et j'invitai donc Malshak Piz Arbolam, originaire comme moi de Régulus. Il s'agit d'un jeu dans lequel la symètrie possède le pouvoir absolu, avec autant de pièces blanches que de noires se déplaçant sur un carré de soixante-quatre cases, dont le mouvement est régi par des règles précises. Le but est d'immobiliser le roi adverse. C'est très amusant, et même un excellent joueur n'est encore qu'un débutant par rapport aux champions intermondiaux. Cela permet de comprendre in visu la puissance du principe de renversement, car il n'est pas rare que des parties qui semblent gagnées jusqu'au quatre cinquièmes de leur durée, annoncent une défaîte rapide, qui peut même paraître imprévue. C'est cette pratique qui m'enseigna la prudence, enfin, apprendre ce jeu est le seul remède plausible que je connaisse contre l'orgueil. Ses combinaisons infinies ne peuvent être mémorisées et bien des joueurs, qui s'imaginent de grands conquérants, sont parfois défaits par des adversaires qui semblent ne rien faire et jouer distraitement. Nous travaillerions tous pendant la traversée à prévoir les obstacles.




Elle se passa agréablement, et nous ne pouvions pas nous ennuyer. Un tournoi nous permettait de changer d'adversaire au champ de bataille, et pendant les parties, des flashs jaillissaient pour notre mission que nous partagions avec amour. Navikar avait décidé de jouer de l'argent contre le maître, et doublait chaque fois la mise. Comme il perdait, cela finit par faire beaucoup. Quand il annonça pour la prochaine partie une surenchère, récupérer le double de ce qu'il avait perdu en cas de victoire, ou doubler encore ce qu'il devait déjà s'il perdait, Omlapur Fussawaï de Kavor envoya une oeillade de ses yeux mauves hypnotiques à Altaïr, et celui-ci me la répercuta, atterré. Nous soupçonnions le Ganymédien d'avoir fait exprès de perdre jusque-là. Peut-être voulait-il s'adonner au jeu parfait ? Je convoquai mon frère d'étoile, et lui fis part de mes soupçons. Il éclata de rire.

— Pourquoi donc voulez-vous que je commence à perdre, Amiral ?

Parce que vous êtes certain de gagner, vous vous êtes habitué à la victoire, et vous ne vous méfierez pas assez la prochaine fois.

—  Allons donc, Navikar est richissime, car il fait fructifier son salaire en carrédors depuis des lustres, et il n'y touche pas. Perdre une fortune doit sans doute alimenter quelque bénéfice secondaire, il ne sait pas quoi faire de son argent, en en possédant moins, son usage ne le torturera plus.

—  Avez-vous oublié la légende fondatrice, Malshak, mon frère exilé ?

—  Oui, sans doute.

—  L'empereur Xaltol Hish, septième du nom, avait hérité de la moitié de Régulus, que ses ancêtres avaient conquise et administré depuis dix siècles. Quand il apprit que le royaume de Tzoukal voulait s'emparer de sa terre, il prit cela de haut, et s'en amusa. Son armée était estimée comme dix fois plus nombreuse que celle de son adversaire, et il se voyait déjà l'humilier en prenant sa plus jeune épouse pour concubine, tout en le reléguant aux travaux de récurage des fosses de ses appartements, d'où le pauvre prisonnier aurait entendu son ancienne épouse se donner au vainqueur. Mal lui en prit de sous-estimer son rival, qui par ailleurs voulait conquérir pour instaurer plus de justice dans cet immense contrée. Car le roi de Tzoukal, Ijin Tokol le huitième, le grand Unificateur, avait rêvé du moyen de vaincre dans ce plan subtil que les morts occupent. Connaissant sa terrible infériorité en nombre, il savait que seule la ruse lui permettrait de faire jeu égal. Il sacrifia une escouade dans la prairie, des volontaires, et tandis qu'elle résistait le plus longtemps possible, tout en sachant qu'elle allait mourir, le reste de ses troupes arriva dans les mêmes armures que celles de l'empereur, aux quatre coins du champ de bataille, et fut donc prise pour du renfort par l'armée la plus nombreuse. Les Tzoukaliens commencèrent à massacrer proprement, tout en adoptant une avancée qui les dispenserait de se tromper et de s'éliminer entre eux. Quand les troupes de l'empereur se virent attaqués par les leurs, elles n'y comprirent plus rien. Les combattants les plus peureux, pris par la panique, commencèrent à s'en prendre à leurs propres frères d'armes. Et plus la peur gagna du terrain, plus les semblables se détruisirent entre eux, tandis que les Tzoukaliens, qui savaient se reconnaître, continuaient au milieu de la mêlée, à vaillamment percer ceux du même bord qui ne s'entretuaient pas déjà.

—  Et alors, en quoi cela me concerne-t-il, Commandant, cela date d'il y a trois mille ans ?

—  Eh bien, comme l'empereur orgueilleux n'avait pas prévu la ruse de son adversaire, vous n'avez peut-être pas deviné que Navikar faisait semblant d'être moins fort que vous.

—  La somme que je peux gagner me fait rêver, elle me permettrait de m'installer sur Cosmo, sans faire l'aumône aux égophiles, qui me convoquent juste pour pouvoir dire qu'ils jouent contre moi, de manière à faire accroire qu'ils sont d'excellents joueurs... alors qu'en général seize coups me suffisent à les vaincre... Et certains, même, ne paient pas les honoraires convenus, sachant que je ne les attaquerai jamais... C'est fou le prestige de l'échiquier, chez les grands de ce monde...

—  Navikar peut gagner, ami, les deux autres précognitifs le sentent encore mieux que moi. Déclinez cette offre.

—  Si je perds, il ne me restera rien, même pas de quoi revenir sur Régulus et y cultiver des légumes.

—  Refusez! Vous avez déjà gagné énormément !

—  Vous savez très bien comme moi que c'est impossible, nous croyons jouer au champ de bataille, mais c'est lui qui nous possède corps et âme.




Nous organisâmes donc le tournoi, dont chacun connaissait l'enjeu, et le silence fut décrété. Nous y assistâmes tous, le cœur battant. La partie dura une semaine, à raison de deux heures par soirée. Altaïr et Omlapur conseillaient le Ganymédien, et moi je calculai des variantes avec mon frère d'étoile. Boox se tenait à l'écart, rongeant son frein, et se cachant avec notre complicité pour fumer deux mortdélices par jour. Au soixante-dixième coup, Malshak voulut échanger son fou contre le cavalier de son adversaire, mais celui-ci s'y refusa. Les autres pièces puissantes avaient disparu et le maître de Régulus semblait avoir l'avantage de deux pions, destinés à devenir des pièces toutes puissantes en touchant une case du fond. Mais le cavalier se déroba à l'échange et il empêcha in extremis, dans les quinze derniers coups, les pions adverses de toucher le fond du jeu, à travers des acrobaties compliquées. Le fou, lui, ne servait plus à rien, car assigné à la seule couleur noire en diagonale, il ne put empêcher le seul pion de Ganymède, soutenu par le roi, de devenir la reine qui l'emporterait après avoir traversé toutes les lignes. Tout n'avait tenu qu'à un fil, et nous sentîmes tous que la mission allait être de cet acabit, par le jeu fractal de la réalité une, car nous étions, — en tant que dépositaires des congrégations des maîtres des Nombres et des prêtresses des Chiffres, les jongleurs des contraires. Nous savions à quel point ils s'équilibrent dans la Manifestation, et passent leur temps à se déloger, ce que les non-initiés ignorent en dépit de l'effarante persistance de l'Histoire à ne faire triompher ni le bien ni le mal, tandis que leurs formes s'évanouïssent et renaissent sans relâche, leur nouveauté abusant les esprits superficiels. Les trois précognitifs devraient bientôt, sur la planète du faux-semblant, faire pencher la balance en notre faveur, en s'appropriant le hasard et ses indices infinitésimaux. L'hybride inimitable devait nous faire gagner car il ne croyait pas à l'échec, mais chez lui, ce n'était ni de la vanité ni de l'orgueil, mais une ascèse de la volonté qui se demande toujours davantage. Nous tâcherions également d'utiliser Malchak, en annonçant qu'il défierait les joueurs d'Arcturus répandus dans les hautes Sphères. Le champ de bataille, comme le jeu parfait, avait conquis tous les mondes. Certains prétendaient qu'ils étaient la seule démonstration d'intelligence de la planète bleue, dont il serait originaire. Bien avant le surfeur de tsunami, des infiltrés avaient visité ce monde cocasse, où, comme sur Arcturus, les mots font la loi sans être suivis des actes correspondants, tandis que c'est avec une grande conviction que tout le monde ment, sans même s'en rendre compte, tant ils préfèrent interpréter les choses que les voir et les améliorer.


Après cette partie inoubliable, la situation se dégrada car Malchak irradiait la noirceur, s'en voulant d'avoir perdu, et ponctuant les repas de ses regrets. Il prétendit que s'il avait, au trente-sixième coup, préféré prendre un pion que faire échec, il aurait gagné. De sa petite voix flûtée et presque absente, le Ganymédien lui certifia que son dix-neuvième coup, déjà, était mauvais. Comme mon compatriote allait s'emporter, Boox tapa du poing sur la table:

— Messieurs, rien ne dit que les jeux d'argent soient tolérés sur le vaisseau le plus rapide des galaxies connues. Lol, vous feriez bien de faire cadeau de sa dette au maître régulien, en échange de quoi il entrera dans notre équipe, nous lui trouverons du travail, il nous aidera, j'en suis certain. Branchez tous vos antennes pour attribuer un rôle décisif à Malchak, il infiltrera d'une part, et d'autre part, je suis convaincu que c'est celui d'entre nous qui manie le mieux la logique, il cherchera des convergences dans les indices, il récoltera les données de la journée et fera des recoupements.

— Je ne demande pas mieux, s'écria l'expert en champ de bataille.

— Eh bien ne nous emballons pas, cria Navikar de sa voix frêle, j'allais moi-même faire cette proposition, et je la laissai mûrir. Comme le dit mon cher maître, si une femme a deux seins, c'est pour nous tenter par la raison et par l'intuition, si l'une refuse l'autre cèdera. Oui, un logicien pur, nous en avons besoin, bien sûr.

— Mais comment avez-vous fait pour gagner ? s'exclama Omlapur.

Et là, j'entendis une phrase historique, que je me remémore souvent.

— Je n'ai pas gagné, c'est lui qui a perdu.

—  Bravo, applaudit Olatyr, vous êtes un honneur pour Ganymède, précognitif Lol. Et maintenant, voici notre stratégie. Nous allons abreuver ces serpents de mille informations, ils vont adorer ça, la simplicité les déroute, et ils pourraient nous bouder. Ce sera une mission panoramique et prétentieuse, qui jettera de la poudre aux yeux. Nous venons pour resserrer nos liens dans tous les secteurs. Le Ganymédien sera présenté comme un expert financier, voulant améliorer les performances commerciales de nos échanges, Altaïr le Siriusien sera censé renforcer les liens culturels, les échanges linguistiques et tutti quanti, Omlapur, notre chère amie transparente et supérieure de l'ordre des Chiffres, sera chargée d'examiner les liens entre notre ambassade et le Gouvernement, en vue d'une coopération encore améliorée, Malchak prétendra que le chef de tous les mondes est son ami, et qu'ils jouent souvent ensemble. Peut-être certains tenteront-ils de lui tirer les vers du nez, et se dévoileront. Quant à notre Arcturien, notre interprète, lui aussi fera accroire qu'il est au plus près du Pouvoir, et connaît tout des influences Arcturiennes sur Cosmo. Enfin, l'Amiral, notre commandant, sera censé lancer l'idée de la composition d'une flotte commune d'exploration vers les confins de la galaxie, laissant entendre que d'autres Savitars pourraient voir le jour, équipés par les Arcturiens. Voilà pour la stratégie, mes braves!

—  Pour la tactique, déclara Omlapur, la voici. Nous tâchons toujours de rester ensemble, et lançons des conversations. Monsieur Lol émane sa vibration d'harmonie en se concentrant et dès qu'il sent que l'atmosphère est détendue, il nous fait signe, par exemple en toussotant, et l'un de nous, celui qui le sent le mieux, devance les autres, et lance: à propos, nous regrettons que Lucifax, (vous devrez apprendre son nom par cœur) ne soit pas avec nous. Il devait faire partie de l'équipage, mais ne s'est pas présenté à l'embarquement. Cela sera traduit immédiatement par notre loyal interprète, qui prendra un ton détaché. Tous autant que nous sommes, évaluerons les réactions gestuelles et émotionnelles, et tâcherons de mesurer l'aura de nos interlocuteurs. Si nous détectons en plus de l'étonnement, de la peur, ce sera sans doute que nous serons en train d'identifier la source du complot, ou bien qu'elle n'est plus loin... Quant à ceux qui émaneraient une vibration de soulagement à l'évocation de son absence, nous les repérerons aussi, à toutes fins utiles, et tâcherons d'obtenir leur confiance. Le sherpa major devait être très connu avant même sa nomination sur Cosmo, et il faudra découvrir ses réseaux.

—  Vous sentez-vous tous capables de mentir ? Implora Altaïr, qui ne se sentait pas à la hauteur.

—  Je vous apprendrai, lui susurra la belle voyante aux yeux mauves de Draco, qui faisait une cour discrète à mon lieutenant, tout en sachant que le moment était mal venu pour se lancer dans un amour.

—  Nous jouons la comédie, c'est tout, et l'enjeu est de taille, mes braves, j'ai confiance en vous tous, conclut Boox, qui nous gratifia de sa reconnaissance rare, mais ponctuelle et adaptée aux circonstances.




 

Je ne m'habitue pas au succès, qui rend vaniteux et méprisant. Qui ne sait pas tomber n'a jamais humé le sang de la Terre, et sa délicieuse offrande au soleil. Le jeu de cartes universel possède autant de fortune que d'infortune, et au-delà d'une certaine proportion entre les deux, nous ne jouons plus le jeu. Ceux qui sont épargnés par la souffrance sont autant à plaindre que ceux qui ne connaissent pas une seconde de répit. Laissons-le grand Mystère tricoter la réalité avec le blanc, le gris, le noir et l'invisible. Les Anciens savaient l'ultime secret. Quatre contient le Multiple, deux le combine, et Un le produit. Dès que le cinq éclate, la discorde arrive avec la liberté. Six caractérise l'espace, et c'est déjà l'empire de la forme. Mais celui qui sait la voit pendre de l'arbre des principes comme son fruit parfait, et alors seulement Sept s'abat sur lui, et le noie dans l'illumination qui rend toutes choses égales, et révèle l'arc-en-ciel, le sacrifice de la lumière dans la Manifestation, le sacrifice de l'Unité dans le Nombre. Plus loin encore, le temps s'arrête tandis qu'il continue de couler. Les fondateurs vivaient dans cette dimension, et pourtant, on les prenait pour des hommes ordinaires. Ils avaient fait le nécessaire pour ça. Quand ils affichaient leur différence, quelques-uns les suivaient avant de les condamner pour prendre frauduleusement leur place. La guerre provient du besoin d'usurper, et le mensonge, de la jalousie.


Alkam Golof Kobaskal,
Sixième Patriarche de Régulus,
Dans comment la défaîte mène à la victoire,
Bréviaire des novices de l'Ordre des Nombres.




L'affaire se présenta comme prévu. Pendant une semaine, nous rencontrâmes toutes sortes de dirigeants, épatés par notre théâtre, mais nous n'avancions pas. La mention du sherpa félon n'éveillait rien de particulier. C'est alors que nous fûmes convoqués par le Président. Il s'avéra franc et loyal, ce qui nous surprit.

—  Ainsi, entre la dix-sptième et ving-cinquième minute, vous évoquez systématiquement l'absence de l'éminence Lucifax à votre embarquement. Vous jetez votre hameçon, et je vous en félicite. J'avais prévu avec cet escroc une opération. Remplacer le Président de tous les mondes par un hologramme le temps d'une allocution qui décrêterait le blocus de Fomalhaut. Je voulais voir à genoux toute cette racaille qui abuse la galaxie entière, ne cesse de changer d'avis, et ne respecte rien. C'est que je m'étais entiché de trois jeunes filles de cette race maudite, absolument éblouissantes. Elles avaient un plan. L'une se rapprochait de moi, m'admirait, me servait et m'adulait, et puis soudain elle entrait dans une rage folle, m'accusait de différents crimes jusqu'à m'abattre. Elle m'envoyait alors une de ses amies, qui me consolait, se donnait avec fougue, me jurait un amour éternel, obtenait des cadeux de grande valeur, avant de me traîner dans la boue, et de me démolir. Je me rabattais alors sur la troisième, qui procédait de la même manière. C'était à celle qui tirerait davantage de profit de mes attachements à leurs charmantes personnes, toujours gaies et vives, sensuelles et légères, mais sans aucune suite dans les idées, sauf celle de me ruiner. Bref, après une sévère dépression, je menais mon enquête sur les expatriés de cette race, pour me rendre compte qu'ils trempaient tous, ou presque, dans des trafics. Leur mafia s'était emparé des jeux d'argent, qui est d'ailleurs leur propre religion, et c'est alors que je résolus d'abattre cette maudite engeance par un blocus obligatoire de leur terre d'origine, car chaque nouvelle information noircissait le tableau. Ils avaient d'ailleurs corrompu différentes polices de surveillance, soit par de l'argent, soit par des sortes de promesses, et pour les plus habiles, par une amitié «sincère», car ils sont si charismatiques qu'on se sent obligé de les aimer, et qu'on ne cesse, sans même s'en rendre compte, de rechercher leur approbation. Ils sont aussi très habiles pour voler le fisc, abuser de la confiance des personnes seules. Ils enjolent, rassurent et réconfortent, mais c'est pour mieux vous jeter sur la paille, et nous les laissions faire depuis quarante ans. Ah ! Nous allions bien voir ce qu'ils deviendraient, une fois livrés à eux-mêmes... Enfin, le problème est résolu puisque mon agent a disparu.




Un tel aveu était forcément suspect et je fus le premier à réagir.

—  Votre excellence, permettez-moi de douter que ce soit de votre intérêt de nous révéler cette affaire, continuez à vous livrer, je vous prie, nous sommes mandatés par Cosmo, et comme aucune action n'a découlé de votre intention de mener ce complot, nous ne révèlerons même pas cet accident de parcours... Votre franchise vous garantit l'impunité, l'intention n'ayant pas été suivie par des actes correspondants.

—  Mais nous nous doutons bien, continua Boox, sur un ton militaire, que vous ne nous avez pas fait venir pour nous faire part de votre echec, votre Excellence !

—  Si nous en venions au fait, conclut Omlapur, d'un ton sans réplique.




Le président se sentit encerclé, mais c'est ce qu'il attendait pour reprendre en main la situation. Il claqua dans ses doigts. Quatre soldats apportèrent une sorte de cercueil, et s'emparèrent d'un objet qu'ils firent tenir debout. C'était un hologramme à densité, le sosie du chef d'Arcturus. Nous ne savions pas quoi penser. Du haut de son trône, le comploteur reprit avec de l'ironie dans la voix, pour faire accroire qu'il était bon joueur.

—  C'est la fameuse histoire de l'arroseur arrosé, mes chers délégués plénipotentiares. J'ai trouvé cette marionnette, presque par hasard, mais bon, elle est là. J'ai des soupçons et je vous convoque demain. Par sa similitude, je considère que cette affaire est la même que celle qui vous a dépêché ici, et qu'elle vous revient. Je vous fournirai les indices dès demain. Il s'agit du même crime que celui que je voulais perpétrer moi-même, possédé par la vengeance. Usurpation d'identité politique. Qu'allait bien pouvoir dire à ma place cette effigie semblable ? Se rebeller contre le Pouvoir central, non, je ne crois pas. Je pense avoir flairé le mobile. Doubler les impôts afin d'obtenir une révolution. Mon adversaire politique aurait eu alors beau jeu de prendre le pouvoir après avoir écrasé la piétaille, tout en revenant à des taxes ordinaires, en épargnant les riches... Oui, il y a de fortes chances qu'il s'agisse de cela... Je compte sur vous. Messieurs, madame, je vous libère, à demain dix heures, sans faute. J'ai besoin de vous. Vous êtes très compétents. Félicitations.


Nous partîmes dans un drôle d'état. L'adage selon lequel seul l'Imprévu règne,

le cœur de l'enseignement que nous subissons pour nous former à ressentir l'âme du jour et non pas les catégories qui rangent les faits attendus dans les conquêtes, et les faits gênants dans la non-existence, ressortait avec une vive actualité. Nous nous attendions à tout, sauf à ça. Chacun de nous était abasourdi. Nous devions tenir conseil. Omlapur demanda l'autorisation d'utiliser de l'épice, et je lui accordai. Notre interprète avait prévu le coup, et nous offrit l'alcool le plus réputé de son monde, un vin obtenu par la fermentation d'une sève d'arbres sauvages et fragiles, qui ne supportent pas la transplantation et ne poussent que près des glaciers d'une certaine montagne, lointaine et vierge. Le Xalaxwif avait un étrange goût de miel, avec des arômes d'abricots et de violette. Cela nous apaisa tout de suite. Olatyr fuma sa mortdélice pendant le conseil, ce qui nous atteignit tous quelque peu. Nous avions l'impression de former une famille.



C'est alors que le coup de tonnerre dans le ciel bleu retentit. Navikar Gusti Lol se leva, solennel, et nous dit qu'il allait faire une déclaration fracassante.

—  Je vous ai déjà surpris en gagnant Malchak sur son propre terrain, mais là, je ne sais pas si je ne vais pas trop vous en demander.

—  Voyons voyons, lui lança Altaïr, ne craignez rien, nous ne nous emballerons pas.

—  Dans ce cas, mes chers confrères, sachez que la première partie du discours était vraie, authentique, mais que la seconde était du mensonge mélangé à de l'imposture, avec en arrière-goût, un calcul d'une subtilité à faire pâlir d'envie les meilleurs joueurs du champ de bataille.

—  Accouchez, mon brave, accouchez, par les saintes douleurs des femmes privées d'enfantement, accouchez ! Boox cria, mais comme d'habitude, cela pouvait être du troisième degré, une simple invitation à parler.

—  Eh bien, l'artefact, c'est lui qui compte l'utiliser, voilà tout.

Nous restâmes stupéfaits, nous demandant si Lol pouvait se tromper, et si non, quelles conséquences cela pouvait-il avoir sur le lendemain...

—  Mais encore, supplia Altaïr, qui était déjà ivre, avec un petit verre.

—  Peu importe ! Un alibi par exemple. L'hologramme passe pour lui, et il fait autre chose pendant ce temps-là, ou bien il le présente à sa place dans les lieux dangereux en espérant qu'un attentat se produise, ou n'importe quoi d'autre... Avoir un double à disposition, pour un Président, c'est une garantie.


L'heure me parut extrêmement grave.

—  Amis, dis-je avec force, dans un quart d'heure, nous ferons un tour de table, et chacun se prononcera sur ce qu'il pense être la meilleure marche à suivre. Nous délibèrerons ensuite, toute la nuit s'il le faut. J'ordonnai le silence. Le temps nous laissa plus de temps, comme s'il coopérait. Nous avions eu l'impression de passer plus d'une heure à réfléchir, ce que nous nous avouâmes par la suite, sur le retour. Malchak fut le premier à mesurer le délai et il prit la parole:

—  Moi, Malchak, régulien d'origine, expert du champ de bataille, met à la disposition de mes chers collaborateurs mon analyse. Le Président se rend compte que son adversaire est de taille, qu'il a une technique d'approche, le fameux leitmotif sur l'absence de Lucifax, il voit son adversaire déterminé, et sent qu'il ne pourra le vaincre qu'en usant d'une stratégie particulièrement habile. Avouer son échec, voilà le gambit. Le gambit consiste à offrir une pièce à l'adversaire, qui, gourmand, s'en emparera, alors que sa perte est un calcul qui mène à la victoire pour celui qui l'offre. L'Arcturien nous tend un piège avec son aveu. Il nous inspire confiance, et s'appuie sur elle quand il nous désarçonne en faisant montrer l'artefact à son effigie. Décontenancés, nous continuons de croire à sa sincérité et il est alors en mesure de nous manipuler et de nous emmener là où il veut, c'est-à-dire nous faire arrêter des innocents sans se compromettre lui-même. Messieurs, c'est du très grand art. Nous allons immanquablement vers la partie nulle. C'est inutile de continuer.

Tout le monde soupira, personne ne semblait vouloir prendre la suite. Je toisai Altaïr:

—  Je suis ce que je suis et je l'exprime. Qu'on en tienne compte ou non, peu importe, mon sentiment est que nous devons déguerpir. Oui, déguerpir.

Omlapur battit des cils langoureusement, et cela révéla davantage la beauté de ses yeux mauves dans lesquels bien des hommes voulaient se noyer.

—  Je parle aussi bien en mon nom qu'en celui des prêtresses des Chiffres. Je ne peux garantir que l'artefact soit bien à la disposition du Président, je ne l'ai pas vu, mais en revanche j'affirme sans le moindre doute possible, que l'intention du chef de cette étoile est de nous conduire sur une fausse piste. Or, nous ne pourrons pas y échapper. Ce serait inutile, voire dangereux, de nous présenter demain. C'est dit, par l'oriflame du premier temple, par l'étincelle du premier mot, par le feu du premier soleil.

—  Moi qui suis Arcturien, je veux vous confier mes amis, que j'ai été repéré par les miens comme étant fidèle à Cosmo. Je ne survivrai pas plus d'une semaine ici même, que je sois éliminé, par un fonctionnaire zélé, un indépendantiste, ou un magicien des origines pures, ces esprtis rétrogrades qui sévissent encore, parce qu'on les laisse faire le ménage. Ce sont eux qui suppriment, en douce, les thuriféraires de la Confédération, et j'y suis assimilé. Cela a été un honneur pour moi d'être votre interprète.

—  Et bien, moi, Olatyr Boox, modeste soldat de la Confédération galactique, humble serviteur des interêts des mondes réunis, dépositaire du savoir ancestral de la dynastie des Boox, qui fut toujours le fidèle compagnon des rêves les plus élevés qu'une créature puisse suivre pour monter vers le soleil de l'Etre sans second, je vous avoue, mes braves soldats, que je préférerais aller jusqu'au bout, mais il n'est plus de mon ressort d'imposer mes décisions, sous prétexte que je suis chargé de mission, et le plus élevé dans la hiérarchie de notre groupe. Deux avis doivent être encore récoltés, et même si c'est à regret que nous devons renoncer, je m'y plierai, par la beauté des graines endormies, qui finiront par percer la nescience originelle, et deviendront les arbres du Verbe enchanteur. Que mon impatience se taise, que le présent souverain m'adombre, que le destin s'accomplisse.

—  Eh bien, moi, Navikar Gusti Lol, né avec le pouvoir infaillible de déceler le mensonge même sans le vouloir, moi qui suis par la même occasion, innocent de mes prédictions salvatrices, moi qui accepte mon sort avec toute l'intelligence qui m'a été donnée pour que je sois utile à l'ensemble des êtres, je déclare qu'il vaut mieux abandonner tout de suite, que compliquer la partie, qui sera nulle dans le meilleur des cas. Il faut peut-être même ne pas trop tarder.

—  Décoller sans autorisation, dis-je, une pointe d'étonnement dans la voix.

—  Oui, oui, il vaut mieux s'écria Omlapur, ils pourraient même nous éliminer au décollage, si nous leur laissons le temps de réaliser que nous partons, vite partons, Altaïr a raison, c'est urgent.

—  Eh bien aux commandes, Amiral, hurla Boox, et foncez vers le haut, tant pis si l'astroport devient un cratère, nous nous arrachons à ce monde de serpents assez vite pour éviter les missiles. On supportera les 4 G, on en a vu d'autres.


Nous «déguerpîmes», et le retour fut joyeux. Chaque soir, l'un d'entre nous devait charmer l'auditoire en racontant un conte ou une fable. Le meilleur récit serait récompensé, et c'est Omlapur qui gagna le sitolapor le plus exquis des mondes habités, et je vous raconterai bientôt... Quant à moi, je comprenais à présent les règles strictes de la Confrérie des Nombres. A chaque passage d'un dan, l'authenticité du candidat est mise à l'épreuve. Cela est nécessaire, car bien des imposteurs se faufilent dans l'Ordre pour tenter de prendre le pouvoir au bout de quelques années. La chose fut théorisée sous le vocable mystérieux de «l'entrelacement». Ou comment mettre la vérité au service du Pouvoir... Les experts du mensonge s'appuient toujours sur le véridique et l'exact pour officier. Ils commencent ainsi: en se fondant dans les règles, et même, en les faisant respecter avec un zèle violent. Une fois la confiance gagnée, ils ne pensent qu'à trahir les principes pour affirmer leur propre autorité, et leur emprise augmente sur les naïfs, qui ne soupçonnent pas le mal. Voilà le fruit de ma longue expérience: Certains utilisent le renversement du principe pour assujettir, d'autres pour se libérer des dualités — les «forges entropiques», selon la parole de mon bien-aimé maître Végan. La différence entre le bien et le mal... ce sont les deux sens d'une même ligne. Le mal met la vérité au service du mensonge, le bien met le mensonge, — le faux pas, l'erreur, la faute et le repentir, le péché donc — au service de la vérité.


Comme le disait aussi Navikar Gusti Lol, il n'y a qu'une chose mais elle avance et elle recule, et il vaut mieux ne pas confondre la marche avant et la marche arrière. Le ganymédien nous a initiés à voir les choses en-dehors de soi, au-delà de ce qu'elles représentent pour nos propres prérogatives, et ce fut très intéressant, — une fois passé le sentiment étrange de n'être plus personne. Olatyr renchérissait, avec les citations de ses ancêtres. Omlapur continua à faire les yeux doux à Altaïr, et cette cour lui donnait confiance en lui. Malchak fut félicité de toutes parts pour son analyse, qui ouvrit la séance favorable à notre départ précipité qui sans doute nous sauva, et il nous permit de faire des progrès décisifs au jeu du champ de bataille. Il harcela Lol jusqu'à ce qu'il lui révélât comment il avait gagné. En débarquant et faisant ses adieux, le ganymédien lui prit les mains et lui avoua: Je sentais ce que vous auriez fait à ma place. Il n'y avait qu'un seul joueur, il ne pouvait pas perdre.


Navikar nous demanda d'intercéder, et que le gouvernement le laisse enfin rentrer chez lui. Ce serait une perte sans doute, mais chaque homme n'a-t-il pas le droit de vivre selon ses propres désirs, ses propres lois, ses propres aspirations ? L'innocent nous surpassait tous et même cela, il l'ignorait. Mais on ne le laissa pas partir comme ça, le Président jugea que notre expédition était un succès, et voulut y adjoindre des conséquences. Avant de regagner son monde, l'innocent ganymédien fonda, avec Altaïr Bor et La supérieure Fussawaï de Kavor, l'Ordre des Oracles. A Cosmo, et l'on y réunirait des précognitifs des deux sexes et de toutes origines. On y prendrait soin de tous les natifs remarqués pour leur aptitude à se placer aux birfurcations quantiques, là même où l'immense flot du passé ne peut plus continuer à tout avaler en droite ligne, car tombe du futur le décret évolutif, qui change les écluses de la réalité, et l'oblige à dévier de son cours.