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Le jeu liquide

2èmer Episode

1


S'il est besoin de croire, c'est que la chose n'est pas certaine, et si elle n'est pas certaine,
pourquoi lui octroyer de l'importance ?
Les faits ne suffisent-ils pas ?
Ils sont la réalité et notre esprit aussi est la réalité, mais leur mélange n'a jamais rien donné de décisif. Il faut les disjoindre, puis les examiner chacun séparément.
Leurs autorités respectives se combattent et elles aiment se déchirer l'une l'autre,
la guerre est leur éternelle blessure partagée.
Bilashtir Too Galawan
Maître des Nombres septième Dan, patriarche d'Alphacentaurus.



Quand j'ai vraiment compris que je finirais par mourir, comme tout le monde, n'ayant plus aucun recours pour bénéficier d'un nouveau traitement de longévité, j'ai décidé de rapporter mon activité de maître des Nombres, que j'avais toujours dissimulée, afin que sur tous les mondes l'on puisse apprendre que certains êtres creusent dans la réalité comme des taupes dans la terre obscure, et qu'ils finissent par la voir autrement, — peut-être même telle qu'elle est. Les maîtres de l'algèbre font partie de cette élite, et sont en général des individus qui ne s'attachent qu'à comprendre le fonctionnement de la conscience dans le but de l'améliorer. J'ai été pressenti pour entrer dans l'Ordre après avoir sauvé un empereur et son vaisseau d'une mort certaine. Il fut établi que le danger était si bien dissimulé (de faux astéroïdes parfaitement conformes aux vrais) que seul un prédestiné avait pu le déceler. Cette étiquette me fut affublée, à tort ou à raison, car l'empereur était si content d'être resté en vie qu'il ne cessa de parler de notre aventure commune. Il pensait secrètement peut-être que le fait de révéler qu'on en avait voulu à son existence, la rehaussait d'une qualité d'exception. Aussi l'affaire fit-elle grand bruit, et je devins le pilote le plus recherché de la galaxie, ce qui obligea mon chef d'Armée à me promouvoir rapidement, plusieurs fois, afin de ne pas me perdre. Le gouvernement central se veut en effet très libéral, et il est assez aisé, même dans la carrière militaire, de pouvoir s'en aller à condition d'avoir atteint un grade suffisamment élevé pour que cette décision ne passe pas pour de la désertion. Comme il était compatible pour moi d'être à la fois soldat et maître des Nombres, mon cantonnement jouxtant presque le Monastère central de l'Ordre en me déplaçant en taxi aérien, je fus finalement fidèle à l'armée stellaire, qui me permettait de passer de longs moments à terre pendant les années où je remplissais certains devoirs parmi les hommes en gris. La couleur de notre uniforme est à équi-distance du blanc et du noir.

Mais les épaulettes sont de couleur vive, et indiquent le grade, tandis que les ceintures, de beaux cordons — des tresses brillantes mêlant les fils d'une couleur dégradée, ne servent à rien d'autre qu'à indiquer l'ancienneté. L'année grise est très importante, nous portons alors une ceinture de la même teinte que l'habit, et cela veut dire que nous entrons dans une nouvelle catégorie, celle des endurants, qui ont « tenu le coup » douze ans . Beaucoup de départs s'effectuent la neuvième et dixième années, car tout est alors conçu pour que, selon l'expression consacrée, ça passe ou ça casse. Les supérieurs font semblant d'humilier les novices avec des réprimandes très sèches, et parfois même injustifiées, et ceux qui n'ont pas transformé l'émotionnel finissent en général par partir, soit en pleurant devant leur échec, soit en claquant la porte. Personnellement je ne risquais pas de tomber dans le panneau, car ma vie aventureuse m'avait confronté à de tels dangers, et à des épreuves si drastiques qu'aucun comportement ne pouvait plus me déstabiliser, d'autant qu'en tant que militaire, obéir — et faire taire mes impressions personnelles était une seconde nature. Quand j'obtins la ceinture rouge, — celle de la quinzième année, il me fut confié la gestion des koans pour les impétrants de quatrième année. Il s'agissait déjà d'individus aguerris, constants, de plusieurs souches planétaires différentes, et qui prenaient plaisir à dépasser leurs particularismes en se vouant à la cause de l'Ordre. La plupart avaient moins de trente ans, mais ils côtoyaient des vocations tardives, plus rares, en majorité des indigènes des mondes les plus éloignés de Galapolis. Tout ce petit groupe était exclusivement masculin, l'équivalent pour les femmes s'appelant l'Ordre des Chiffres, une institution moins répandue ou plus secrète.

Je recevais donc mes trente-deux élèves deux fois par semaine. Le jeu consistait à poser une question, et chacun enchaînait une réponse rapide, qui se devait naturellement d'être différente de toutes les autres. Ceux qui étaient interrogés vers la fin hésitaient parfois, et ils étaient éliminés. Si la réponse me paraissait trop éloignée de la question, je prononçais faux, si au contraire elle me paraissait excellente, je prononçais et avec ça. Un candide, novice de la première année, tenait le registre des extrêmes, et chacun pouvait aussi bien être félicité à la fin que réprouvé. Voilà par exemple le compte-rendu d'une séance.
L'Un se sépare-t-il ?
—Bien sûr que non.

 

—Il peut en avoir la volonté.
—Un divisé par un égale 1.
—L'Un devrait avoir un devenir pour se séparer, mais en possède-t-il un ?
—L'Un n'est pas la dualité. Il ne se sépare pas.
—L'Un n'intéresse que ceux qui souffrent de la dualité, et tel n'est pas mon cas (Et avec ça !)
—L'Un reste l'Un même en se séparant à l'Infini.
—L'Un n'est pas représentable, aussi la question ne se pose-t-elle pas (Et avec ça!).
—L'Un possède plusieurs aspects, donc oui, il peut se séparer.
—De quoi l'Un pourrait-il se séparer s'il est indivisible ?
—L'Un n'est qu'un fourre-tout pratique pour éviter de se confronter à la dualité (Et avec ça).
—L'Un est une invention pour noyer le poisson. Quand je pense l'Un, il y a déjà deux, pour le moment je ne suis pas l'Un, et je ne saurais donc dire s'Il se sépare ou non (Et avec ça)
—L'Un est forcément une somme, donc il est séparation (faux!).
—L'Un n'est différent de rien, il est probable qu'Il puisse autant se séparer de lui-même que se réunir.
—L'Un précédait l'espace-temps, et c'est ainsi qu'il se sépare (Et avec ça !)
—L'Un possède toutes les qualités, pourquoi pas celle de se séparer, mais alors Il ne s'appelle plus l'Un, évidemment (Et avec ça !)



Ce genre de joutes oratoires était passionnant pour tout le monde, d'autant que cela me permettait d'appéhender parfois par des éclairs la différence de constitution des psychologies planétaires. Certains, il n'est guère la peine de les nommer, avaient beaucoup de peine à ne pas prendre au sérieux ces questions, à cause d'une main-mise tyrannique de la raison dans leur esprit, tandis que d'autres sentaient, sans même que je les mette sur la voie, que les questions étaient tout bonnement insolubles ou possédaient tant de réponses possibles qu'elles étaient destinées à faire prendre conscience des limites du Mental, et non d'y répondre correctement. Il n'était donc pas question pour moi de laisser entendre que ces exercices étaient des jeux, et même des leurres. C'était aux impétrants de s'en rendre compte peu à peu, en se cassant chaque fois les dents sur l'énigme du jour. A force d'accumuler des séances, les meilleurs finissaient par se rendre compte qu'il y avait anguille sous roche, et demandaient un entretien particulier avec moi. Afin de ne pas créer d'intimité subjective, cette procèdure n'était pas recommandée et s'accompagnait de la part du plaignant d'un service supplémentaire à assumer dans la congrégation, qui prenait quelques heures très laborieuses. Mais les plus subtils finissaient par obtenir un rendez-vous, et ils n'y allaient pas par quatre chemins, prêts à exploser.

 

Mentor µ, je ne comprends pas votre rôle. Je suis complètement déboussolé. Nous passons des heures à travailler la concentration le reste du temps, et quand vous intervenez avec vos questions stupides, à entendre les autres dire tout et n'importe quoi, je perds le bénéfice de mon travail, et mon esprit se met à nouveau à tourner en rond. Si l'Ordre consiste à manipuler les esprits, ce que je suis en train de m'imaginer dans une crise de paranoïa, il m'appartient de le quitter sans tarder. Si l'on détruit d'un côté ce que l'on construit de l'autre, c'est pour nous maintenir en esclavage. Je vous prie de m'éclairer, sans quoi je démissionne, mentor µ.
—Mon cher moine, dis-je, afin de vérifier à qui j'avais affaire, tu trouves donc stupides les sentences interrogatives, toutes sans exception ?
—Peut-être pas, votre Bienveillance. Je reconnais qu'il m'est arrivé, une ou deux fois sur l'ensemble, c'est-à-dire une fois sur dix à peu près, de progresser dans l'absorption du Réel insécable grâce à une réponse, et étrangement, ce ne fut jamais la mienne qui venait faire tomber un pan d'obscurité qui limitait ma vision du Champ. Mais depuis peu, je sens que cet exercice devient répétitif, m'épuise, et brise mes progrès dans le silence intérieur.
—Combien de remarques as-tu recueillies depuis le début ?
—Douze faux, et sept avec ça.
—Je n'attribue pas la mention fausse au hasard. Pour une raison quelconque, ton esprit parfois passe à côté du sujet proposé, — il le manque autrement dit. Des trous dans la perception du Champ seront bientôt rhédibitoires, ne l'oublie pas. Et cette maigre performance n'est pas rachetée par les étincelles, puisqu'au nombre de sept elles ne compensent pas ton déficit. Voilà, de mon côté, comment les choses apparaissent.
—A vrai dire, mentor µ, je ne fonctionne plus comme avant. J'ai vécu une sorte de rupture d'avec le monde des représentations, et pour vous le confirmer, je vous ferai humblement remarquer que les mentions contraires ne sont pas entrelacées. Mes cinq dernières appréciations sont des avec ça, je n'ai plus fauté depuis plus de quatre mois, grâce à cette expérience sans doute, qui me fait considérer ces exercices comme superficiels...
—Voire une perte de temps ?
—Oui, d'un point de vue contingent, cela est pour moi une perte de temps, mais sachez bien que je ne suis pas là pour remettre en question votre parole, ni pour demander une dérogation, bien que j'ai ouïe dire par certains anciens qu'il était possible de l'obtenir.
—Crois-tu pouvoir affirmer que ton expérience récente, qui te donne autant de recul sur mon travail, correspond à l'obtention de la transparence sans objet ? As-tu bu à la source du présent sans second ? Jusqu'à quel point as-tu intégré que tu n'es plus personne de particulier ?
—Je sens que j'ai perdu toutes mes caractéristiques subjectives ou presque. Je suis l'Etant, je suis le Champ, mais je sens aussi que d'autres possibilités m'attendent.
—Et tu doutes que l'Ordre te mène plus loin ?
—Exactement !
—Tu as parfaitement raison. Notre confrérie n'annonce pas la couleur, nous travaillons de façon indirecte. C'est à chacun de comprendre, que dis-je, de vivre l'impuissance du Mental, mais si nous en faisions un but, ce serait le mental lui-même qui jouerait à se combattre, et cela nous savons que c'est impossible. L'ego ne détruira jamais l'ego, pas plus que le Soi sera jamais un agrégat. Tu es en train de démettre le mental avec autre chose, de plus profond, mais jamais ton mental n'aurait trouvé ce passage qui le voue à la destruction. La seule chose que je vois pour toi, c'est de te changer de centre. Tu ne pourrais pas rester ici avec le statut que je peux t'octroyer, en tant que mentor µ agréé.
—Vous voulez dire qu'en ce moment même je ne suis pas subversif ?
—Loin de là, trouveur. Les meilleurs passent par ce trou de souris. Ceux qui remettent en question la manœuvre interrogative pour de bonnes raisons, comme toi, — ce qui n'est pas toujours le cas évidemment, deviennent des récepteurs. C'est une catégorie supérieure, qui n'est d'ailleurs pas forcément dévoilée. Ce statut s'obtient généralement au cours de la neuvième année quand nous mettons les bouchées doubles pour pousser la pensée dans ses retranchements. Si la préparation a été bonne, le mental qui poursuit peut s'effondrer en quelques mois, de manière naturelle, donnant sur une sorte d'illumination progressive. En tout état de cause, si tu me confirmes avoir bu à la source impersonnelle, et il me semble bien que c'est le cas, je te mute en te faisant sauter quatre ceintures ! Réfléchis-y. Mais dorénavant tu es tenu au secret. Si tu dévoilais le pot aux roses, à savoir que les séances de koans ne servent strictement à rien d'autre que de voir de l'intérieur les limites étroites du Mental, tu serais extradé de cette planète, est-ce clair?



Voilà par exemple un épisode de ma vie, et comme j'ai reçu carte blanche pour parler de L'Ordre suite à l'extension de la paix dans la galaxie toute entière, je suis heureux de faire savoir au public multimondes que des natifs de tous horizons se réunissent pour percer l'unique secret de la conscience de l'univers, afin d'aborder de plus haut et avec des principes supérieurs les réalités contingentes qui éprouvent énormément de difficultés à évoluer rapidement. Autrement dit, la Confédération recrute parmi les septièmes Dan quelques maîtres des Nombres particulièrement dévoués à la tâche exponentielle, qui deviennent soit des ambassadeurs itinérants (mais aussi des espions chargés d'informer des menaces politiques), soit des sherpas pour le compte des quelques présidents hégémoniques, qui dirigent une planète entièrement unifiée, ce qui arrive forcément quand un monde habité parvient à ne pas s'autodétruire au cours de milliers d'années qui voient se former toutes sortes de complots contre la vie elle-même, souvent déjoués au dernier moment. Etant donné que je suis extrêmement vieux, j'ai pu suivre l'évolution de l'Ordre sur une période conséquente, et j'avoue que malgré tous nos efforts diplomatiques, l'Histoire des Mondes réunis nous donne régulièrement du fil à retordre. Les problèmes de violence individuelle ou collective ne sont pas encore résolus sur les deux-tiers des Sphères qui nous ont rejoints, ce qui montre bien que le progrès de la conscience n'accompagne pas le progrès scientifique. La planète Mère possède donc encore une base militaire aérospatiale, qu'elle préfererait ne jamais utiliser, mais le Mental d'expansion caractérise encore quelques civilisations en voie de développement, qui profitent de leur progrès technologiques pour s'imaginer conquérir d'autres mondes et les piller. Les impétrants de l'Ordre qui parviennent au cinquième Dan participent à la rédaction d'une constitution galactique toujours en mouvement, avec les sommités des derniers mondes annexés, mais il existe néanmoins tellement de différences patentes que notre gouvernement central ne sait jamais jusqu'à quel point une nouvelle Terre restera fidèle à la Confédération, essaiera de la voler ou de s'en affranchir. Comme nous ne cessons d'apprendre dans l'Ordre, quel que soit le grade atteint, nous finissons par devenir, à partir du sixième Dan qui est le mien, des spécialistes de l'entropie. Nous sommes chargés de déceler les signes avant-coureurs de désordre dans la galaxie, qui proviennent des planètes vassales, pas toujours à l'abri d'une félonie quelconque, surtout après quelques siècles de docilité, ou des mondes extérieurs lointains tout juste repérés, que nous décidons de ne pas encore intercepter, mais qui ont découvert notre existence. Notre Consistoire fait le point deux fois par an, un état des lieux géopolitique, destiné à prévenir les graves conflits, qu'il vaut mieux étouffer dans l'œuf que de laisser prospérer jusqu'à leur développement coercitif. Les meilleurs réceptifs sont délégués sur chacun des mondes, et flairent le présent comme des chiens, pour y déceler les auras de révolte, leur légitimité et la part d'inconscience qui entre dans de nombreux mouvements d'émancipation locale ou galactique. Il existe ainsi des mondes fort développés culturellement, où il est néanmoins impossible d'empêcher — sporadiquement, des massacres à grande échelle, tant la conscience du territoire y est archaïque et sombre, et tant le goût du Pouvoir y est sacro-saint. Nous devons bien admettre que l'évolution se déroule à la vitesse d'un pas de nain alors que notre esprit légitime, celui qui pressent un avenir meilleur que le passé, voudrait la voir courir à la vitesse d'un géant champion de course.


2




Vivre, cest prendre de bonnes décisions, et prende de bonnes décisions, c'est ne pas se tromper.
Le temps est irréversible. Faire deux fois la même erreur,
c'est cracher au visage de L'un,
et blesser le temps, qui se vengera.

Kolibar Bool Srigi, troisième Mentor général de l'Ordre.










Il m'est arrivé plusieurs fois de favoriser des adeptes, de leur faire sauter plusieurs ceintures, et j'ai suivi la carrière de la plupart d'entre eux. Les meilleurs devaient changer de centre souvent, pouvant sauter des années, mais pour ne pas déroger complètement, ils portaient néanmoins la ceinture grise au bout de douze ans de présence effective, ce qui était amusant, puisque certains étaient ainsi rétrogradés quelques mois. Mais ils en profitaient pour se rapprocher des moins avancés, et cherchaient à améliorer leurs prestations pédagogiques. C'est ainsi que Sat Hamsa, qui possédait déjà le septième Dan et la ceinture violette de la trentième année à quarante ans, décida de réformer une partie de l'enseignement, de l'alléger, tout en faisant davantage confiance à la créativité personnelle des adeptes. Il mit longtemps à faire valoir son opinion auprès du Collège suprême dont il était membre, mais finalement il eut gain de cause. Après avoir élagué certaines branches mortes de l'Ordre déjà ancien, il décida de cesser de s'en occuper, et de rencontrer les hommes et femmes les plus remarquables de la galaxie, en tant qu'ambassadeur — aussi bien de Galapolis que des maîtres des Nombres. Il obtint par son charisme que je devinsse le pilote de ses déplacements, ce qui obligea l'Armée à me changer de catégorie, car elle ne pouvait plus m'avoir sous la main, mais elle préféra ce compromis à me perdre, et je fus dès lors promu au plus haut grade, tout en étant détaché. C'est alors que je ne cessai de voyager. Nous venions juste d'apprendre à comprimer l'espace pour gagner du temps sans créer de perturbations dans le vide sidéral, ce qui nous avait pris quatre siècles standard, et nous en profitions pour supprimer les distances impunément, sans nous douter que la vitesse supraluminique (au-delà du transluminique) créerait une addiction profonde, qui finirait par nous rendre dépendants de ce que nous appelions, en ne riant qu'à moitié, l'éternité.


J'ai déjà mentionné que j'ai créé le jeu parfait en état de manque, pour essayer de remonter la pente. Je m'étais également arrêté de comprimer l'espace et de manger le temps, car je perdais mon identité — déjà bien maigre — à me trouver dans plusieurs endroits à la fois. Bien sûr, l'ivresse de voir qu'on laisse la lumière derrière soi constitue l'impression la plus profonde qu'un être incarné puisse éprouver, mais, constitués aussi par de la matière physique, Sat Hamsa et moi-même fîmes un jour le point, et nous sentîmes que nous ne pouvions pas continuer comme ça. Nous étions les premiers à avoir accompli un tour complet des vingt-deux mondes réunis par la Confédération, grâce à ce nouveau système de déplacement, qui relèguait le transluminique dans la préhistoire. A notre retour sur Galapolis, nous tombâmes l'un et l'autre dans un état épouvantable. Notre esprit était d'une lucidité insupportable pour les autres, nous étions la connaissance ni plus ni moins, et le réservoir de la vie en marche, mais en ce qui me concerne le cœur commença à avoir des ratés dès que je devais marcher quelques minutes, et Sat Hamsa eut des problèmes de vue, assez conséquents, dès qu'il devait lire quelque chose, ne serait-ce que le numéro de l'étage dans un ascenseur. Mais nous avions des souvenirs magnifiques en commun, et une vision d'ensemble des natifs de la Confédération. Sous des formes différentes, nous retrouvions à peu près les mêmes données. Nous partagions l'idée que seuls les Arcturiens et les Végans étaient impénétrables et que les Pégasiens étaient « étranges », tant ils s'étaient particularisés par rapport à la souche morphologique mentale qui semblait bien commune, en dépit des proportions du corps souvent différentes à cause des masses gravitationnelles variées des terres habitées.


Nous avions perdu l'habitude de nous inquiéter tant nous étions saturés d'expériences profondes, de dangers extravagants et de surprises insupportables, ce qui fit que nous acceptâmes sans broncher le décret du président de Galactée qui ordonna une mise en quarantaine dans la clinique la plus huppée de la galaxie. Un docte médecin nous expliqua que nous étions en train de créer un précédent, et qu'aucune méthode n'existait donc pour appréhender notre état consécutif à nos exploits concernant la contraction de l'espace pour réduire le temps à sa plus simple expression. Nous fûmes pendant des journées interminables, testés, auscultés, passés dans des machines à rayons, réduits à des centaines de cartes holographiques de couleur en relief, mais l'équipe ne trouva absolument rien d'anormal. Ce fut presque humilant de nous entendre dire que c'était notre esprit qui créait chez l'un un cœur capricieux et chez l'autre une vue intermittente, mais il était clair que pour des raisons de sécurité, malgré nos états de service, nous avions une chance sur deux ou trois de finir internés, et drogués du matin au soir. Il faut préciser que notre présence était insupportable. Nous étions comme des rocs vivants, des pierres fluides, des esprits solides comme du métal, et nous émettions des ondes d'une fréquence si élevée qu'il nous arrivait de provoquer des malaises physiques chez certains membres du personnel soignant. Nous étions capables de réveiller une peur viscérale enfouie, celle qui ne se manifeste que dans de grandes occasions, comme le sentiment de la mort immanente, ou une rencontre avec un humanoïde d'une autre souche, qui serait menaçant. Certains médecins refusaient notre présence, et même derrière la vitre en fibroglass indestructible, ils affichaient davantage que de la méfiance. La rumeur se développa donc que nous avions sans doute, — au cours de nos péripéties, été manipulés pour devenir autre chose que ce que nous prétendions être. Des espions dangereux. Ou bien nous étions attaqués par une maladie inconue, implantée consciemment ou non, qui pouvait, par des canaux encore non détectés, être contagieuse. Tout le monde tomba dans le panneau, et nous fûmes en moins de deux mois considérés comme des bombes à retardement qu'on ne savait plus par quel bout prendre.


Bien que chacun de nous deux éprouvât la jouissance exhaustive de chaque seconde comme indépendante des circonstances, il nous restait un peu de mental physique pour nous situer par rapport à la situation, et la situer par rapport à nous-mêmes. Nous voulions bien convenir que cela était absolument homogène dans l'Ordre insécable souverain. Nous avions nous-mêmes mis en place des facteurs hétérogènes pour la première fois dans la Galaxie, comme des compressions répétées de l'espace-temps, et nous avions tant soit peu dérangé la trame des cordes habituelles de la matière. Il fallait payer le tribut de nos audaces, et nous l'acceptions, mais nous savions bien que nous n'étions pas fous. Il nous fallait donc une stratégie pour nous évader, ou que nous fussions libérés sur ordre. Si le Président avait signé notre mise à l'écart, il était le seul à pouvoir ouvrir la porte de la prison. Nous essayâmes de sonder son souverain ego à distance, en obtenant par des subterfuges des images de ses interventions publiques, dont nous avions prétendu avoir absolument besoin pour notre prochaine mission, et nous passâmes des heures à le voir accomplir la fonction suprême. Nous nous concertâmes et nous fûmes du même avis. Il était un peu trop sec. Il prendrait mal le fait que nous le convoquassions ou demandassions un entretien, même si l'invitation venait du Mentor Général, ou du chef de toutes les Armées, chacun de nous pouvant obtenir de sa hiérarchie ce document. Même en les joignant, il s'avérait que le chef suprême pouvait ressentir comme un défi à son autorité cette demande, et il nous fallait supprimer cette hypothèse. Quant à ceux qui pouvaient avoir du poids auprès de l'homme le plus puissant du ciel habité, nous cherchions à les identifier afin de les amener à notre cause. Mais nous ne trouvâmes aucun coup à tenter et plutôt que de perdre une partie jouée d'avance, nous nous prîmes au jeu de créer une grammaire psychologique universelle, pour tuer le temps, qui regrouperait tous les aspects psychologiques communs aux vingt-deux espèces humanoïdes que nous avions croisées, ce qui nous demanda de labourer notre mémoire comme une terre agricole pour y jeter les graines d'Idées irréductibles.


Nous prîmes plaisir à travailler, à élucider ensemble des points obscurs sur certains comportements d'espèces nouvellement répertoriées, nous demandant si elles jouaient franc-jeu avec les « visiteurs de l'espace » qui venaient en toute liberté les observer sans vouloir en tirer quelque chose. Il était intéressant de refaire le parcours. D'un autre coté, nous envisagions toujours l'Ordre et son avenir, et il nous sembla que nous devions encore réfléchir à son amélioration, aussi nous passâmes en revue les ingrédients spirituels presque inconnus qui nous étaient parvenus des nouvelles Sphères évoluées, et nous nous demandions s'il ne fallait pas en opérer une synthèse qui permettrait de représenter toutes les démarches verticales des mondes habitées dans notre système, en tirant le meilleur de chacune.


Nous vîmes bientôt, quatre mois après notre incarcération médicale, que tous ceux qui devaient s'occuper de nous commençaient à s'énerver. Nous comprîmes que les médiateurs avaient dû avoir entendu parler de notre tour de la Confédération, repérer notre piste, et qu'ils devaient exercer des pressions sur l'établissement, soit pour nous rencontrer, soit pour obtenir un bulletin de santé officiel. Cette lassitude électrique dont nous observions chaque jour l'augmentation à de petits indices pouvait jouer en notre faveur, et nous décidâmes que ce serait une grave erreur de manifester la moindre impatience. Les responsables, inquiets de devoir rendre des comptes au Président, ne se mouilleraient pas à nous libérer et préféreraient nous sacrifier et nous enfermer plutôt que de subir les conséquences néfastes de notre libération, et ils devaient davantage en supposer de ce côté-ci que de celui de notre détention, qui, après quelques plaintes sans lendemain ou même des procès tenus secrets pour raison d'Etat, serait admise et justifiée, puis oubliée. Aussi, nous prîmes tous les réseaux impliqués dans notre situation à contrepied. Tandis qu'ils s'attendaient à une réaction d'animal en cage un jour ou l'autre, une explosion, une fureur, une colère qui finirait par confirmer leurs préjugés, — à savoir que nous représentions un danger (ce qui leur aurait permis d'en finir en nous internant), nous commençames à jouer une comédie dont nous étions convaincus qu'ils n'avaient pas pu la prévoir. Nous faisions désormais savoir, — du personnel de ménage aux sommités médicales les plus hautes, que nous étions fort reconnaissants d'être ici. Nous y étions heureux, bien traités, soignés et bien nourris. Nous proclamions avec entrain que ce lieu nous protégeait du monde extérieur. Cette attitude déstabilisa autant ceux qui voulaient nous garder sous surveillance ad vitam aeternam que les rares médecins qui laissaient entendre qu'on finirait par en sortir. Alors que tout le monde attendait qu'on fît des pieds et des mains pour protester et s'enfuir — ce qui aurait été suspect pour leur esprit conditionné par la panique sécuritaire, tout au contraire, en nous félicitant d'y vivre, nous étions devenus du jour au lendemain les coqueluches des six étages, et tout le monde voulut rencontrer « les voyageurs exceptionnels ». Enfin, il nous parut clair qu'il fallait entériner la ruse par une sorte de rituel. Nous fîmes savoir que nous voulions rencontrer le chef d'établissement pour le féliciter de son accueil. Quand il se présenta, nous lui certifiâmes que nous voulions nous installer chez lui, obtenir un meilleur logement que nous étions prêts à financer de notre poche, pour améliorer nos conditions de travail, que nous jugions d'ores et déjà remarquables. Il répartit avec l'idée que nous étions parfaitement sains, responsables, et qui plus est sympathiques. Nous étions certains que si l'idée de nous incruster venait de nous, et non pas du système médical, ils finiraient par avoir bien vite envie de nous expulser.


Vouloir sortir, de notre part, signifiant que nous devions rester incarcérés, vouloir rester pouvait indiquer — dans un cerveau binaire, qu'il était temps de nous relâcher. Tandis que nous étions de plus en plus à notre aise, l'ensemble du personnel, même radouci, éprouva une certaine gêne à notre égard. Nous en déduisîmes que nous étions au cœur des préoccupations du groupe, et que tous les participants devaient se chamailler sur le chapitre de notre santé mentale, de notre dangerosité, de notre retour au monde extérieur. Nous étions devenus le centre de l'établissement, sans rien faire, en six mois seulement. Les examens permanents ne recelant rien de nouveau, tandis que mon cœur tournait mieux car j'évitais de marcher, il était clair de mon côté que les symptômes s'amenuisaient. Sat Hamsa également voyait s'espacer ses obscurcissements visuels. Nous le fîmes constater par des spécialistes, en réclamant de nouvelles données. Un petit progrès fut enregistré et consigné sans doute possible. Quant à l'hypothèse d'une contamination invisible, après six mois d'isolement, elle ne pouvait plus tenir debout, face à la dernière série d'examens très poussés de tous les composants de notre métabolisme. Nous commençames à essayer de tester si les médecins en charge pouvaient communiquer notre dossier au Président, étant donné les nouveaux éléments, ou si un bureaucrate quelconque et mal informé voulait contrôler l'affaire et la mener selon sa gouverne personnelle. Nous devinâmes à demi-mot que c'était le chef des services secrets, et nul autre, qui pouvait prendre la décision d'informer le Président de notre évolution. Etait-il motivé ? N'avait-il pas intérêt à faire de l'ombre à deux esprits totalement libres, qui surplombaient les jeux de Pouvoir, et ne visitaient la galaxie que pour s'émerveiller des créatures produites à long terme par une explosion inoubliable qui semblait décider où aller, en inventant des merveilles comme la gravitation, l'équilibre physique, l'homéostasie organique, l'équilibre de la vie, le libre arbitre, l'équilibre des contraires dans la pensée ?


Ne nous soupçonnerait-il pas, en restant conforme à sa charge, d'être de possibles intrigants décisifs pour l'avenir de la Confédération, si nous révélions quelques secrets glanés pendant notre périple ? Ne devait-il pas conserver et consolider le fiable, et éviter tout risque de turbulence ? Ne se méfiait-il pas du pouvoir à moitié occulte des Maîtres des Nombres, qui avaient, à leur sommet, leur mot à dire dans l'équilibre géopolitique sidéral ? Si nous devenions des personnages publics, relatant notre tour des Mondes, des mots ne nous échapperaient-ils pas qui pourraient laisser entendre au plus grand nombre qu'il existe encore trop de dysfonctionnements dans l'économie générale des mondes réunis ? Qui avait peur de notre parole ? Serions-nous enfermés à vie ?


3



Remercie l'ennemi qui te vainc. Grâce à la défaîte qu'il t'inflige,
tu te battras mieux la prochaine fois.
Considère les victoires comme des cadeaux empoisonnés.
Celui qui te laisse les remporter en s'enfuyant à temps,
reviendra t'écraser par surprise,
car tu auras fait l'erreur de te croire le plus fort.
Et il t'achèvera en révélant ton orgueil.


Albok Kajaro Myxol,
Maître d'armes et mentor µ de Sat Hamsa,
Principal du centre originel.
« Sentence prononcée pour la remise des ceintures grises. »




Nous passâmes encore deux mois à modeler la grammaire, sans que rien de nouveau advienne, et nous commencions à avoir du mal à dissimuler notre besoin d'évasion, l'entropie routinière commençant à faire son office malgré notre entraînement. Nous venions de remplir une demande pour pouvoir recevoir les membres de l'Ordre, dont nous ne savions pas par quelles mains elle passerait pour être agréée, quand nous fûmes prévenus de la visite d'une éminence. Ce terme désignant n'importe quel haut fonctionnaire, nous sentîmes que le Pouvoir avançait masqué. Un homme d'une taille ridicule, au grand front, fit son entrée en brassant beaucoup de vent, comme pour nous faire sentir qu'il n'était pas vraiment n'importe qui, et qu'il nous tenait en son pouvoir. Il semblait vouloir nous écraser avec son regard, ce qui était étrange, car il devait monter les yeux sur nous. Il nous ordonna de nous asseoir, et lui resta debout, pour pouvoir nous fixer de haut. Son entrée en matière mérite de rester dans les Annales de la Confédération, tant elle est bouleversante de sincérité.

 

—J'espère que vous n'avez pas une dent contre les pervers narcissiques, car j'en suis un de la pire espèce !
Sat Hamsa étant rompu à toutes les excentricités de ceux qui sont possédés par le Mental, étant lui-même fils d'un ambassadeur dévoré par l'ambition, répondit du tac au tac:
—C'est peut-être ce que vous aimeriez être, Eminence, mais ceux dont vous vous réclamez ne peuvent en aucun cas monter aussi haut dans la hiérarchie... Je parie que vous êtes tendre comme un agneau.
Le petit homme fusilla du regard mon Supérieur, s'éclaircit la voix, fit mine de se détendre, puis reprit l'air de vouloir mordre.
—Allons droit au but, maîtres de l'Algèbre. Vous vous doutez bien qu'il y a des conditions à remplir pour qu'on vous fiche la paix, non ?
—Vous vous trompez, éminence, répliqua Sat sans la moindre hésitation, la mission de faire le tour des mondes habités nous a été confiée parce que nous sommes incoercibles. Aucun chantage, aucun marchandage n'est envisageable avec nous. Vous serez relégué à un poste subalterne par le Président lui-même.
—L'incoercibilité est-elle stipulée sur votre mandat d'ambassadeur itinérant ?
—Bien entendu, éminence. C'est une qualité attribuée d'office à partir du cinquième Dan chez les maîtres des Nombres, et nous sommes tous par définition agréés par le Pouvoir central à partir de cet échelon, en tant que possibles espions, ambassadeurs, ou pédagogues civiques de la Confédération.
—Et vous êtes ?
—Je suis septième Dan, et mon subalterne sixième. Nous sommes intouchables.
—Je vois que je suis un piètre juriste, se plaignit le petit homme, humilié, et il sortit un poinçon avec lequel il se piqua la paume jusqu'à faire apparaître du sang. Je ne peux pas me permettre de vous laisser filer dans la Nature, sans contrepartie, de quoi ça aurait l'air, hein ? J'adore négocier. Je n'ai pas l'intention de vous relâcher. Je tiens à profiter de la situation, une opportunité en or massif convenez-en, pour obtenir de vous quelque chose d'impossible ou presque. Donnant-donnant. Je ne suis pas un philanthrope. Vous devez bien posséder quelques informations qui me seraient utiles, et auxquelles je sens que vous n'attribuez aucune importance.
—Nous n'avons rien à vous offrir sinon des menaces, reprit Sat Hamsa, que vous semblez chercher à toute force.
—Vous ne savez même pas qui je suis, chers maîtres des Nombres. Et par définition vous avez des comptes à me rendre. Je suis un dieu, savez-vous. Tout passe par moi, ricana-t-il, en se passant la main dans les cheveux.
Mais ça n'y reste pas ! m'exclamai-je en éclatant de rire, et je décidai de regarder l'éminence droit dans les yeux, tout en lui signifiant qu'il ne m'impressionnait pas.
Le petit homme sembla apprécier que nous fissions front comme un seul homme.
—Bien bien ! Nous sommes tous les trois hyperspontanés, nous allons pouvoir nous entendre. D'abord, vous êtes en état d'arrestation pour ne pas avoir remis de rapport sur votre périple. Trois des Sphères vivantes que vous avez visitées posent des problèmes connus à la Confédération, et vous nous avez dissimulé les informations nécessaires à notre contrôle. C'est passible de la Cour Martiale, pour collusion avec l'ennemi, étant donné qu'une des trois, Strinium Alba, a déclaré entrer en dissidence. Vous êtes faits mes amis. Comme des rats. ( Il arbora une mine réjouie). Faute gravissime pour des incoercibles. Impardonnable !
Il pavoisait, tout en jouant au désinvolte qui ne faisait que son métier. Sat et moi échangeâmes un regard innocent, et je lançai : le pauvre, il n'est pas au courant !
—Au courant de quoi ! Glapit-il en commençant à faire les cent pas, tout en se permettant d'allumer une cigarette rouge, que nous avons reconnue pour être une mortdélice, sans doute une saisie des douanes, la drogue la plus recherchée de la galaxie. Un fumet d'encens se mit à envahir la pièce tout en agissant déjà sur notre esprit.
—Eh bien Strinium Alba s'est ravisée, déclara Sat.
—Et où est le document ?
—En lieu sûr, dis-je pour l'exaspérer.
—En lieu sûr ? Vous vous foutez de ma gueule, amiral ?
—Chère Eminence, reprit doucement Sat, vous semblez avoir oublié le dix-septième axiome technique, je trouve cela assez lamentable.
—Que viennent faire les axiomes techniques là-dedans, vous voulez me rouler dans la farine ?
—Sauriez-vous l'énoncer ? Ne l'avez-vous pas prononcé en prêtant serment ?
—Sans doute, mais je ne m'en souviens plus, figurez-vous, j'ai d'autres chats à fouetter, voyageur !
—C'est une grave erreur de votre part, un manquement même. Les 26 axiomes techniques grarantissent notre champ d'action et leurs limites. Quant à celui que j'évoque, je vais l'énoncer: Plus nous sommes prêts du Pouvoir, moins nous en avons, car nous devons gérer un tel espace du Champ que nous en méconnaissons des paramètres entiers par la force des choses. Pouvoir en connaissance de cause est un enjeu majeur, et un art difficile.
—Et où voulez-vous en venir... s'emporta-t-il.
—Que le document qui nous absout est arrivé dans un autre service, tout simplement.
—Comment ose-t-on passer par dessus ma tête ?
Le nain fulminait comme s'il n'était plus le maître du monde.
—Nous n'avons pas cherché à le faire, intervins-je. La langue des Striniumiens est si complexe que le document est consigné chez un Karcher agréé par la Confédération. Peut-être est-il arrivé directement chez les sherpas du président, mais nous n'avons pas pu suivre la procédure habituelle. Nous étions si heureux de ce revirement que nous avons concédé quelques points, autrement dit, les strinumiens feront à nouveau traduire dans leur espèce de langue l'accord conclu écrit en languemère. La méfiance est un de leurs traits de caractère majeurs, et nous n'y pouvons rien, et cela a retardé la procédure. C'est une espèce assez paranoïaque. Les choses vont lentement, mais c'est gagné.
—Félicitations, messieurs ! Et comment les avez-vous retournés ?
—Nous ne sommes pas là pour révéler des secrets d'Etat, éminence, se moqua Sat que l'arrogance horripilait, tandis que les effluves de la meilleure camelote de toutes les Sphères réunies l'avaient déjà défoncé sans qu'il s'en rende vraiment compte. Je me demandai dans quel état pouvait se trouver notre inquisiteur, étant donné qu'il n'avait pas peur de remplir ses poumons à fond, et qu'ensuite il restait en apnée le plus longtemps possible.
—Messieurs, voici mon accréditation. Il jubilait comme un gamin. Il nous présenta un hologramme, qu'il déclencha en se tapotant une dent tout en tendant le bras devant lui, et une carte d'un mètre carré se dessina à hauteur du bureau. Olatyr Hijaq Boox, délégué spécial du Gouvernement. S'ensuivait des états de service. C'était un véritable curriculum vitae, une fantaisie. Aucun mandat officiel n'est fait de cette sorte, mais le logo infalsifiable en quatre dimensions, était bien là. Une sphère bleue se changeant en carré doré et revenant à sa position initiale à chaque seconde. En laser froid, avec cette lumière qui ne brillait pas, dont aucune contrefaçon n'avait vu le jour. Nous passâmes les doigts au travers, et le mouvement s'interrompit, puis reprit dès que nous les eûmes retiré. C'était une preuve de l'authenticité.
—Vous nagez en eaux troubles, éminence, dit mon supérieur en plaisantant. Votre job est plutôt vague, non ? Sans agressivité, Sat voulait maintenir le lien, compromis par la montée de l'ivresse chez notre interlocuteur.
—C'est pour mieux noyer le poisson, mes braves. (Il était clair que la cigarette rouge elle aussi n'était pas une contrefaçon). La personna du petit homme venait de s'effondrer en quelques secondes révélant un être vulnérable et joueur, toujours à l'affût de se mettre en valeur. Il avait l'air d'être seulement un sale gosse gâté et hyperactif, totalement dépourvu du sens de sa propre identité, mais reconnaissant d'exister. Nous savions que le high tenait peu de temps, pas plus de dix minutes, et il fallait en profiter pour porter l'estocade. Nous nous concertâmes d'un regard, et Sat me laissa entendre qu'il me déléguait le commencement:
—Nous comprenons que votre posture vous pousse à une intransigeance extrême, et sachez bien, éminence (je faillis devenir obséquieux pour mieux jouer mon rôle à cause de l'odeur magique qui traînait et parvenait à mon cortex) que nous respectons cette position. Mais comme nous nous employons à vous le dire, nous sommes tous les deux considérés par le Président lui-même comme des diplomates compétents. Aussi, faites-moi l'honneur de penser que nous savons bien que tout se négocie, que l'échange est la base de la vie elle-même, et que nous ne demandons pas mieux que de collaborer avec vos services. Nous sommes tout ouïe pour vous faciliter n'importe quelle tâche, mais nous vous déclarons — sans vouloir vous offenser, qu'en ce qui nous concerne, toute forme d'intimidation passe à côté de la plaque, et pourrait même finir par se retourner contre vous. Je vous remercie de m'avoir écouté.
Sat enchaîna avec une douceur exaspérante qui pouvait passer pour une forme raffinée de condescendance:
—Que voulez-vous savoir au juste, et qu'êtes-vous censé obtenir ? Peut-être que les deux choses peuvent coïncider, éminence ?
Olatyr consentit à s'asseoir à moitié sur le bureau, car il commençait à être groggy. Son regard était toujours aussi perçant, mais un beau rouge entourait l'iris. L'agressivité avait disparu. Il restait parfaitement lucide, mais avec un certain détachement qu'il ne maîtrisait sans doute pas, et qui pourrait disparaître comme il était venu, par enchantement, quand « mortdélice » s'évaporerait.
—Jouons cartes sur tables et tombons les masques. La vérité, c'est que nous ne savons pas les retombées de l'annonce officielle de votre exploit, et que nous en craignons les conséquences. Voilà tout. Vous êtes des anges tous les deux, j'en conviens, et vous n'avez pas plus de malice qu'une fleur, mais vous êtes des exceptions. Le Président m'a brieffé trois heures, messieurs. Trois heures. (Il tapa du point sur la table, excédé, et mima le Suzerain absolu sur un ton de femmelette). « Et que va-t-on penser de la Confédération dans les Sphères satellites si on apprend qu'elle a assez de pouvoir et de savoir pour avoir fait le tour de tous les mondes en une seule fois, avec un seul équipage ? Qui croiera une chose pareille ? Combien de terres voudront nous voler ou nous acheter le principe de la contraction inoffensive de l'espace ? N'est-ce pas de la pure propagande ? Où sont les preuves d'un tel périple ? N'est-ce pas une intoxication de grande envergure pour symboliser une omnipotence politique destinée à affaiblir les Sphères satellites ? Dans quel but avons-nous bouclé ce tour des planètes vassales ? N'est-ce pas pour mieux les connaître, établir leurs particularismes, afin de les monter les unes contre les autres et de garder la main-mise sur l'ensemble ? N'allons-nous pas profiter de la découverte de la contraction de l'espace pour revoir à la hausse notre budget militaire et partir conquérir dans le ciel inconnu, en saignant les contribuables de tous les Mondes ? Ne pourrions-nous pas dériver le principe et en faire l'arme la plus dangereuse de tous les temps ? Certains ne vont-ils pas s'imaginer que si nous déplaçons l'espace, nous allons aussi pouvoir déplacer le temps, et les renvoyer dans le passé ?

L'éminence se remit à marcher nerveusement: « tout y est passé, des arguments stratégiques aux peurs les moins fondées, le Président me mettait sur le dos sans vergogne toute la responsabilité de l'affaire. J'avoue en avoir ma claque ! » Il était au bout du rouleau, et l'avouait toute honte bue. Il reprit, après avoir amoureusement écrasé son mégot sous sa botte, avant de le mâcher voluptueusement:
—Trois heures à se plaindre, entouré de ses conseillers muets, mais encouragé par le dernier sherpa recruté, un Arcturien, — à se demander comment il est arrivé là, qui ne m'inspire pas confiance. Car je suis odieux et je le reconnais. Une teigne, et je l'assume. Mais je vis pour la Confédération et rien que pour elle. Même si mes dents rayent le parquet, et c'est le cas bien sûr, c'est pour jouer un rôle consistant et consolider les acquis de notre vieux navire. La Confédération a aujourd'hui neuf cents ans locaux messieurs, trois mille ans standard, et on la sert dans ma famille depuis douze générations. Même mes gènes respirent le pouvoir. Je suis elle, elle est moi. C'est tout. Je veux bien admettre que d'autres vivent la même chose, et certainement que vous en faites partie vous-mêmes, en vous situant sur un autre plan. Mais je vous rappelle le troisième axiome technique, (montrant par là qu'il voulait nous prendre à notre propre jeu): la hiérarchie n'est qu'une apparence verticale, dans l'horizontalité, le chef ne serait rien sans les subalternes qui exécutent, qu'il les respecte donc comme il respecte ses supérieurs. Les quatre dimensions ne doivent pas nous leurrer, mais le fonctionnement sait rarement les prendre toutes en compte. Humilité est l'autre nom de compétence.

Une complicité venait de voir le jour, et sans vouloir complaire, Sat sentit qu'il pouvait se confier au petit homme survolté, et partager ses impressions.
—Votre éminence, nous sommes tout-à-fait prêts à profiler avec vous des espèces qui appartiennent à la Confédération, en mettant à jour les données sommaires de certaines, car l'entropie ne chôme pas, et il nous revient, à nous les plus haut gradés de l'Ordre, de lui tenir tête, afin de chevaucher les contraires dans leur stricte combinaison présente. Olatyr... (il risqua de crever ainsi la posture avant qu'elle n'apparaisse de nouveau) l'Ordre ne fait pas plus confiance que vous aux Arcturiens, ce qui est une donnée secrète que je vous révèle bien volontiers, puisqu'on la dénonce comme une simple rumeur pour ne pas alerter ceux qui en font les frais. Je vous approuve entièrement. Il est suspect qu'un sherpa de cet origine ait pu devenir l'oreille privilégiée de notre Président.

L'éminence, pour la première fois, esquissa un sourire, et nous regarda enfin comme autre chose que des adversaires.
—Messieurs, j'ai ce que je voulais savoir, car je sens que vous dites la vérité. L'habileté d'Arcturus est telle que dès que nous la soupçonnons, cette terre parvient à endormir nos soupçons, et elle fait ça depuis longtemps, croyez-moi. Le problème est que cet homme, dont le nom est quasi imprononçable, et que j'appellerai donc par son nom de code tout court, scorpion bleu, est la plus proche oreille du président. Mettre en garde le Décideur contre lui, nul ne peut le faire... Et un retour de manivelle serait désastreux, puisqu'il se sentirait démasqué. Il me semble que Jepeuxtout est déjà sous sa coupe... Mais, si nous nous n'en tenons qu'aux faits, — Boox redevint calme et confiant et distilla lentement ces paroles: disons que votre mission a été « psychologiquement » sabotée dans l'esprit du Souverain Unique. Car nous sommes plusieurs à penser, bien au contraire, que la Confédération pourrait en tirer partie, et c'était la position initiale du Grand Décideur, décida-t-il de railler.

Il nous regarda chacun tour à tour en silence, satisfait de nous et surtout de lui, avant de se diriger vers la porte... « Sur ce, je vous ferai savoir dans moins d'un mois de quoi il en retourne. Je vais signer un permis de sortie pour des périodes de vingt-quatre heures seulement. Vous serez surveillés. Ce n'est pas pour vous agréer, mais vous tiendrez lieu de chèvre dès ce soir. Nous espérons surprendre ceux qui pourraient vous suivre pour vous soutirer des renseignements. Si chacun de vous part de son côté, nous aurons plus de chances de réussir, aussi serait-il plus judicieux que vous vous sépariez pendant ce laps de temps. Pour éviter les média qui assiègent l'établissement, vous sortirez par l'issue la plus discrète de toutes, celle dont nous sommes certains qu'elle n'est pas repérée. Nous vous enfermerons chacun dans un sac poubelle et vous prendrez le toboggan des ordures. Vous serez recueillis dans un véhicule de transport des déchets, et libérés. C'est le seul moyen. Ensuite, nous ferons tout pour que vous soyez repérés, puisqu'il y a des fuites dans notre service et en profiterons pour pièger la taupe. Pour faire d'une pierre deux coups... N'ayez surtout pas l'air de vous méfier, nous mettons toute une équipe sur votre dos, et vous ne craignez absolument rien. »

Olatyr Boox prit congé avec un salut militaire (j'avais eu le temps de lire qu'il était commandant de réserve, sorti de l'Ecole Martiale, la meilleure référence), et il fit une petite courbette à mon supérieur. Bien que nous commencions à voir la fin du tunnel, le petit homme issu d'une longue lignée de serviteurs des Mondes Réunis, avait apporté de mauvaises nouvelles.




4



La langue principale, et maintenant quasi unique des Zolbadoriens, ne connait pas le verbe mentir.
Le problème est qu'ils ne disent jamais la vérité.

Imlac Kad Fu, mémoires d'un dilettante voyageur.


Nous suivîmes à la lettre les instructions, et après avoir changé de véhicule, nous fûmes accueillis dans un centre désert, où des vêtements nous attendaient, que nous pûmes revêtir après une douche. Chacun de nous avait deux gardes du corps banalisés, dont une jeune femme au profil de simple étudiante, qui pouvait passer pour une fille ou une maîtresse. L'homme ne payait pas de mine, et était sans doute un « invisible », un soldat spécialement formé à faire oublier sa présence, capable de l'effacer télépathiquement dans l'esprit de ceux qu'il pouvait croiser. La discrétion absolue. Nous devions maintenant annoncer notre itinéraire et nos intentions, afin de provoquer la fuite dans les services secrets. Sat décida de se rendre à l'Ordre, tandis que j'allais rendre visite à un ancien pilote, qui avait une bonne expérience d'Arcturus. Son adresse fut retrouvée rapidement par nos agents, et ils me permirent de l'appeler moi-même. Il ne m'apprit rien de nouveau quand il nous reçut, et j'en fus quelque peu déçu. En-dehors qu'il était établi que personne ne saurait jamais ce que pensait vraiment un Arcturien, nos soupçons n'avaient pas lieu ni de croître ni de diminuer. Nous fûmes agréablement hébergés, elle et moi, tandis que l'homme garda l'entrée et dormit sans doute caché dans une bouche d'aération ou un ascenseur bloqué à l'étage. Rien ne se passa de mon côté, mais une tentative d'enlèvement concerna Sat Hamsa, ce qui permit d'arrêter un agent infiltré...Nous n'en sûmes pas davantage. Chacun fut ramené sous escorte, et cet épisode de notre vie s'acheva brusquement. Nous fûmes libérés par Olytar dès le lendemain. Il n'y aurait pas d'annonce officielle de notre tour de la galaxie, qui avait duré cinquante sept ans standard. Les media pourraient raconter ce qu'ils veulent, aucun commentaire ne serait fait, et surtout pas un démenti, qui relancerait l'affaire. Nous restions libres, mais inquiets. Boox avait à l'oeil le sherpa étranger, mais qui était le plus habile?


Seul un Vénérable, un maître du jeu liquide, utilisant l'Oracle Absolu, pouvait rendre un verdict. Il n'en restait que sept sur Véga. Il était urgent de voir le meilleur. Sat ne m'accompagna pas, mais jugea la démarche indispensable. Altaïr Bor, cinquième Dan et réceptif exceptionnel, fut désigné par le Principal pour m'accompagner. J'obtenais de l'Armée, en échange de secrets de Polichinelle, un ordre de mission factice qui me permettait d'utiliser la contraction de l'espace pour rejoindre Vega, afin de gagner un temps précieux. Mais c'était insuffisant. Je fus obligé de me justifier auprès d'Olytar, qui me fit confiance, et me prodigua un visa exhaustif avec un passeport neuf. Il s'était débrouillé pour récupérer le document de la nouvelle alliance avec les Striniumiens, et croyant que Sat et moi y étions pour quelque chose dans leur nouvelle allégeance, il affecta une déférence qui me surprit. Je lui indiquai en échange une nouvelle piste. Les Arcturiens étaient très bien implantés sur cette Sphère, y jouissaient d'un prestige considérable, et maintenant que le sherpa présidentiel s'avérait peut-être noyauter le Pouvoir Central, plus rien n'empêchait de les soupçonner — pour une raison inconnue — de vouloir diviser la Confédération. Lors de notre visite, les Striniumiens avaient tenu à renouer avec nous des liens étroits, comme s'ils regrettaient de s'être lancés dans une dissidence, qui ne leur avait strictement rien apporté pendant les quarante années standard de sa mise en place. Si mon hypothèse était la bonne, les comploteurs croyaient avoir le temps devant eux pour faire de cette Sphère une colonie d'Arcturus. Mais le voyage par compression de l'espace avait tout changé, et nous y étions revenus un siècle avant ce qui était prévu pour reprendre les choses en main. Il devait y avoir un lien, mais lequel, entre la découverte du déplacement supraluminique, et la nouvelle attitude d'Arcturus. Ni plus ni moins qu'une jalousie obsessionnelle. Nous avions dû leur couper l'herbe sous les pieds. Eux qui étaient pratiquement les meilleurs dans toutes les techniques, venaient d'être devancés dans ce que le primate vertical pensant cherchait depuis toujours. Se jouer du temps. Le début d'une épopée qui durera sans doute des millénaires. L'entropie commençait à rendre gorge, c'était pour moi le signe que la conscience ne pourrait plus jamais régresser. Même à la vitesse d'un gastéropode paresseux, l'évolution avançait, avec l'éternité devant elle. Et finalement, à l'échelle des milliards de galaxies donnant sur autant d'antimondes, peut-être bien que son progrès était d'une extrême rapidité...


Je retrouvai l'espace avec plaisir, et quand je passai en mode de compression, l'éternité m'accueillit et sembla me reconnaître. Emu aux larmes, je doublai la lumière et la laissai presque sur place, comme un concurrent dans une course de vitesse qui abandonnerait. On ne se lasse pas de cette impression invraisemblable, alors que le corps devient une sorte d'élastique spongieux qui se demande bien ce qui lui arrive. L'estomac se retourne, mais comme de toute façon plus rien ne veut dire quoi que ce soit, qu'il y a seulement l'envers du décor, la réalité qui est peut-être la bonne, il se suffit de se laisser aller... Mais combien d'êtres vivants avaient-ils éprouvé ça ? Et comment pouvaient-ils en parler ? Le mot initiation sonnait creux, révélation aussi. Le mieux était de se taire et d'en profiter. Mon collègue lui aussi pleura, sentit qu'il venait d'entrer dans le saint des saints et que plus rien ne serait jamais pareil.


5



L'idée que le temps a commencé n'est pas plus absurde que celle qui voudrait le voir finir.
Mais avant qu'y avait-il, et après, qu'est-ce qui lui succèdera ? Même l'immobilité s'étend.
Et c'est sa mesure qui provoque le mouvement.

Ol Su Ji, inventeur de la contraction inoffensive de l'espace,
Membre honorifique du Conseil suprême.



Dès que l'on débarque sur Véga, on sent que rien n'y fonctionne comme ailleurs. Tout semble parler, et une fleur vous interpellerait que vous n'en seriez pas étonné. Et pourtant, c'est un monde qui ne paie pas vraiment de mine. L'espèce mentale s'y est manifestée, et les indigènes s'imaginent qu'elle s'est plusieurs fois détruite elle-même, sans l'aide de personne, même pas celle des cataclysmes. Cette conviction est très ancrée, et les habitants cette fois-ci, essaient de ne pas reproduire la même erreur. Depuis dix mille ans, ils ont développé une sagesse qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Ils savent s'arrêter avant d'aller trop loin. Ils ont une belle technologie qu'ils n'ont jamais poussée, ce qui épate toutes les autres Sphères. Ils ne sont jamais allés plus avant que le téléphone et la télévision, interdisent l'importation d'objets informatiques, et en revanche, ils se déplacent avec de merveilleux véhicules antigravité, de toutes les tailles. Leur médecine est extraordinaire, d'une efficacité déconcertante, mais là encore, ils n'ont pas besoin de beaucoup de machines, qu'ils réservent à la chirurgie et à la dentisterie. Au lieu de tourner des heures autour du pot, je dirais qu'ils « savent » avant d'analyser, ou qu'ils analysent à une telle vitesse, et sans faire de calcul, que rien ne leur échappe ou presque. Ils ne sortent pas de l'idée que la vie est un don précieux, et ils la respectent infiniement. Ils ont suffisamment de concupiscence pour se reproduire et considèrent la sexualité comme sacrée, mais l'esprit de lucre leur est totalement étranger. Personne n'y est vraiment riche, et les pauvres n'existent pas. Ils ont consenti à faire partie de la Confédération il y a trois siècles standard, à condition de ne recevoir des étrangers qu'en très faible quantité, et sans leur donner de longs visas de séjour. Sinon, toute la galaxie s'y serait installée et ce ne serait plus pareil. Ce sont eux qui ont fourni le pourcentage le plus élevé de Maîtres des Nombres, et l'on pourrait même croire que notre confrérie en est originaire. Mais comme ils vivent collectivement ce que nous destinons à une élite, même s'ils ne poussent pas aussi loin l'usage de la connaissance, ils n'ont guère besoin de ce genre d'institutions. Il existe l'équivalent sur place, avec moins de decorum, moins d'enjeux, moins d'examens, et Vega possède de nombreux prêtres pour les grandes cérémonies, et toutes sortes de guérisseurs. Ils ont la spiritualité dans la peau. Je suis heureux de revenir.


J'ai mis ma médaille à la boutonnière, ce qui nous a permis de traverser le bureau d'immigration sans être interrogés. Puis nous avons foncé à l'ambassade, où j'avais fait en sorte que nous soyons attendus, sous le prétexte d'une enquête ethnologique de grande importance. A la manière dont Altaïr m'envoie des regards en coin, je sens qu'il se pose la bonne question: « Mais comment donc vais-je pouvoir quitter cet endroit ? ». L'air que nous respirons semble nourrir notre intelligence, les poumons cherchent, semble-t-il, à devenir conscients. Nous n'y comprenons plus rien, et la végétation est magnifique. Le parc de l'Ambassade contient de nombreux arbres et des centaines d'oiseaux d'espèces différentes piaillent, mais on dirait qu'ils se parlent entre eux. Je ne sais pas pourquoi, mais me vient une image qui me fait sourire avec force. J'imagine Boox avec nous, allumant une cigarette rouge, et décidant d'en profiter pour vraiment mourir, les yeux rivés au ciel, au sommet du high. Mon alter ego est bouleversé, mais parvient à marcher normalement. Nous gravissons les marches du perron, puis l'ambassadeur se présente. Sans ma décoration, il aurait sans doute délégué un sous-fifre, mais là, c'était plus difficile. Altaïr me transmet ses impressions, car il est plus réceptif que moi. J'entends sa voix dans ma tête: c'est une corvée pour lui. Pourtant il n'y paraît pas. Le petit déjeuner est cordial, et j'obtiens un guide indigène en qui il a toute confiance, qui est son chargé de relations culturelles. Je suis obligé de mentir car l'ambassadeur ne me paraît pas fiable. Nous prétendons, Altaïr et moi, venir recueillir le témoignage d'un des derniers maîtres du jeu liquide, pour en incorporer l'enseignement dans la congrégation, s'il veut bien nous en transmettre les éléments.

 

—Vous avez raison, approuve le diplomate, ils sont en train de disparaître. Personnellement ces coutumes ne m'intéressent pas, mais il est vrai que ce sont des hommes extraordinaires. J'en ai croisé un sur ma route une seule fois, et il m'a fait forte impression. Il lisait en moi à livre ouvert, et bien que cela fût sans aucune mauvaise intention, j'ai quand même subi un viol psychologique, affirma-t-il avec détachement, pour qu'on ne le prenne pas pour une mauviette.
—Aucun Vegan n'a quoi que ce soit à cacher, intervint son attaché, sur un ton qui en disait long. Le terme de viol l'avait blessé, c'était un concept inconnu dans sa langue, mais il étudiait la languemère depuis son enfance, ses parents étant déjà ouverts aux contacts, même excessivement rares, avec d'autres humanoïdes. Ce que nous apprîmes plus tard, car il nous guida jusqu'au laïshkafel le plus agé.



L'ambassadeur avait l'air d'être satisfait de se débarrasser de nous. Il fut content de nous fournir un véhicule, notre guide, un pilote, et un médecin indigène. Il est courant de tomber malade en arrivant, mais c'est la plupart du temps le signe que le corps veut se débarrasser de ses toxines ou de son stress. C'est alors que nous survolâmes des paysages enchanteurs, envoûtants, d'une douceur à couper le souffle. Les fleurs s'incrustaient partout, même dans de magnifiques rochers irisés, de nombreux torrents chantaient, et quand nous demandions de ralentir pour déguster un site, nous parvenions à voir une variété étonnante d'insectes volants, papillons de la taille d'un oiseau, scarabées moirés paresseusement installés sur d'énormes fleurs jaunes, libellules irisées. Quand une senteur délicieuse se dégageait d'un lieu, nous ralentissions davantage, des milliers d'abeilles semblaient orchestrer des choeurs de vrombissement tandis que des myriades de fleurs minuscules, d'un vert tendre, paraissaient tendre un long pistil magenta vers elles, d'un seul élan. Nous croisâmes quelques mammifères herbivores au pelage beige et rose, de minsucules antilopes si nous les comparons, qui broutaient des sortes de mousses bleues sur de belles pierres débordant d'éclats cristallins. Avec leurs yeux immenses et sombres, d'une profondeur qui nous mit mal à l'aise, Altaïr et moi, elles nous dévisageaient avec... amour. J'appréciai tout cela plus que je ne peux le formuler, mais je sentais que mon jeune collègue était encore sous le charme écrasant de l'arrivée, et qu'une partie de lui-même cherchait déjà un moyen d'envisager sérieusement de ne pas repartir avec moi, la mission terminée. Il n'osait plus me regarder, oscillant entre un air héberlué, que je trouvais bien conforme à la situation, et une mine soucieuse, qui elle, devait venir de l'intérieur. Dans la douce chaleur, avec la brise du déplacement, nous avançames ainsi jusqu'à la tombée de la nuit, en mangeant sur le pouce sans nous arrêter, traversant des plaines rutilantes, grimpant des collines boisées aux parfums merveilleux, longeant parfois des rivières qui chuchotaient gaiement, tandis que de rares kolliatopys venaient s'y abreuver, des sortes de petits éléphants graciles et hauts sur pattes, d'un jaune éclatant, aux grandes oreilles mobiles, aux yeux en amande bleus, agitant une trompe atrophiée. Ils dégageaient une innocence massive qui nous arracha des larmes.


Nous descendîmes du véhicule au crépuscule, saturés de merveilles. Nous fûmes néanmoins tétanisés quand nous vîmes en marchant le soleil violet disparaître derrière une chaîne de montagnes, couronnée d'une neige bleue d'azur, qui étrangement semblait à portée de main, et qu'un écho lointain, et presque inaudible, parvint jusqu'à nos oreilles. Le son de la vie, sans doute. De belles maisons en bois doré, octogonales, couvertes d'immenses feuilles sèches superposées disposées en pente, nous attendaient. Les ouvertures ne comportaient pas de porte, et un côté sur deux était vide à partir de la moitié de la hauteur pour laisser entrer le jour. Les constructions étaient séparées les unes des autres par une bonne centaine de mètres, occupée par des potagers, des ruches, et des aménagements pour enfants, comportant des agrès et des balançoires. Après un accueil sommaire et sobre, sans simagrées mais bienveillant, nous fûmes installés dans une grande maison étroite, chacun disposant d'une chambre, et des fruits et légumes chauds nous furent apportés. Nous n'avions rien à dire, sinon assimiler, et nous préparer à la journée du lendemain qui serait sans conteste — quoi qu'il arrivât, un fleuron dans notre emploi du temps.

6




La Confédération est une unité galactique, et nombreux sont ceux qui pensent qu'elle ne sert à rien, dans toutes les ambassades des Sphères réunies, et dans certains gouvernements planétaires. Cette alliance de Mondes séparés par le Ciel est un phénomène naturel, dont nous nous féliciterons si des visiteurs proviennent un jour d'une autre galaxie. Car rien ne laisse supposer qu'ils viendront de si loin simplement pour nous aimer. Leur apparence nous semblera peut-être monstrueuse, leur mental indéchiffrable, et leurs intentions malsaines. L'univers étant immense et le temps sans limites, qui sait si ce que nous construisons aujourd'hui sans trop savoir s'y prendre, ne sera pas la source de notre survie dans quelques milliers d'années. Qui sommes-nous pour juger du processus d'ensemble, du développement, du fonctionnement global ! Agglomérons l'homogène et dissolvons l'hétérogène, de Sphère en Sphère, jusqu'à ne former qu'une seule espèce humanoïde, solidaire et solide, mais fluide et subtile, et qui renoncera autant au superflu qu'au périmé. La plupart des faux avenirs sont bâtis sur un socle dans lequel le passé tient trop de place. Brûlons les souvenirs de haine dans le feu de l'amour.


Noon Baltor Fiwa,
troisème Président de la Confédération.



Le matin à l'aube, nous fûmes réveillés, et emmenés tous les trois jusqu'à une maison hors du village. Il nous fallait un interprète. Le pilote ne fut pas convié, et le médecin ne voulait pas être indiscret. Un vieil homme, habillé d'un pagne multicolore, saluait le soleil tout en faisant des exercices, sur le pas de sa porte. L'attaché, Nalkilij, s'avança d'abord, et dut expliquer la cause de notre venue. Le laïshkafel nous sourit, et nous dévisagea longuement, en passant rapidement de mon subordonné à moi. Il parla en riant au traducteur, qui nous dit que c'était la première fois qu'il avait deux extraterrestres d'origine différente devant lui (Altaïr est siriusien). Puis il en conclut que l'affaire devait être très importante, et il sembla se concentrer. Il dit encore quelques mots et le guide nous expliqua qu'il était d'accord, mais que la procédure prendrait une journée entière. Nous devrions nous-mêmes en échange consacrer un jour à collecter quatre ruches dans les montagnes, selon ses instructions, avec des abeilles rouges, une variété rare, pour laquelle nous ramènerions aussi des graines d'une fleur spéciale qu'il nous dirait où trouver. Nous acceptâmes le marché. Nous le suivîmes alors sur un sentier flanqué de massifs de feurs, qui rattachait les champs à une forêt. A l'entrée de celle-ci, nous tombâmes sur une magnifique cabane de bois ouvragé, d'une vingtaine de mètres de diamètre, aux si grandes ouvertures qu'elle était en fait un dais végétal débordant de lumière. Nous y entrâmes, et le vieil homme sortit d'un coffre douze planchettes sculptées, aux symboles différents, dans un bois d'un ocre brillant, patiné depuis des siècles. Il nous laissa apprécier les objets, tout en commençant à les cirer, avec une belle pâte odorante provenant sans doute du travail des abeilles. Nous nous rendîmes compte assez vite que chaque planchette était unique. Chacune disposait de douze figures alignées dans l'ordre vertical. Le trait était esthétique, mais simple, parfaitement enfoncé, ce qui permettait au relief d'embellir les formes en les faisant briller. Il y avait des figures géométriques, bien sûr, des animaux, des fleurs, quatre visages fort différents, et enfin ce qui semblait bien être des mots, un amalgame de quatre ou cinq lettres serpentiformes, toujours en septième place. Nous prenant sans doute pour des personnages importants, le laïshkafel Ilkaju se proposa de nous expliquer en quoi consisterait la cérémonie:

 

—Nous croyons qu'il existe un ordre, et que tout ce que nous voyons n'est que le mélange des principes qui constituent cet ordre.
Il fit silence et se mit à rire doucement, et nous comprîmes qu'il connaissait les principes en question, à la façon dont il en parlait, avec joie et déférence.
—Nous croyons qu'il n'existe que cent quarante-quatre principes, dont n'importe lequel d'entre eux peut actionner chacun des autres.
Cet énoncé déclencha en lui un fou-rire de plusieurs minutes, qu'il mit à profit pour finir de raviver les planchettes avec la cire. Le réceptif qui m'accompagnait entra dans mon esprit et me dit que le vieux Végan passait en revue les 144 racines immatérielles pendant son émotion, car la cérémonie venait de commencer. Je le crus bien volontiers. Un homme entra en scène, qui se présenta comme son assistant, et son futur successeur. Il était entre deux âges, vêtu d'un seul pagne enrichi de fils irisés étincelants, sans doute réservé à ce genre d'activités. Il se mit à apostropher le traducteur, avec bienveillance mais fermeté, et il parla deux ou trois minutes. Notre guide nous dit que la matinée allait consister à attraper douze serpents, tout le village s'y mettrait, car par la suite ce sont eux qui détermineraient (en les lâchant dans le cercle circonscrit par les planchettes) l'ordre des douze colonnes, c'est-à-dire l'oracle. La première touchée par un animal serait à gauche, la seconde serait la deuxième, et ainsi de suite. Pendant cette occupation, nous devions nous entretenir avec l'officiant et lui demander ce que nous aimerions savoir. Le tirage de l'après-midi nous fournirait toutes les indications nécessaires. Mon subalterne m'envoya dans la tête une impulsion qui indiquait que je devais être direct, ne pas y aller par quatre chemins, et m'impliquer dans la question « comme si ma vie en dépendait ».



Je me tournais donc vers l'attaché d'ambassade que je regardais bien droit dans les yeux, pour lui signifier qu'il devait être attentif. « Dis à cet homme que je suis proche du Président de toutes les Sphères, et que je m'inquiète pour lui, à cause de l'influence qu'un Arcturien exerce sur lui, un conseiller qui est au plus près du Pouvoir.». Je regardai juste après l'énoncé mon compagnon de fortune qui, en acquiesçant, me fit savoir qu'il avait télépathiquement vérifié la traduction. Le laïshkafel se cacha les mains dans le visage, sans doute qu'il absorbait le choc de l'enjeu en question, se demandant à lui-même d'être à la hauteur. Puis il nous fixa avec un regard entendu. Nous sentîmes qu'il nous fournirait la bonne réponse. L'assistant nous demanda de regarder les symboles avec attention, et déclara que nous avions trois heures pour essayer de les retenir. « Vous êtes partie prenante, stipula-t-il sèchement, l'oracle ne fonctionnera que si les images des forces sont déjà en vous. Peu importe que vous ne sachiez pas ce que les figures représentent, votre esprit doit simplement reconnaître ces 144 moteurs, affirma-t-il selon notre attaché, — qui hésita sur le terme moteur...


Des femmes nous observaient depuis l'entrée et nous apportèrent des boissons chaudes et du pain au miel, avec une sorte de confiture de dattes. Le laïshkafel s'étendit et, après avoir prononcé quelques paroles chantantes, s'endormit au milieu des larges bâtons gravés qu'il avait disposés en cercle autour de lui. Je décidai de mémoriser les symboles par catégorie. Je commençai par les fleurs, qui n'avaient pas le même nombre de pétales, puis je passai aux animaux, il y avait des insectes, des reptiles, des oiseaux, des quadrupèdes, puis je continuais par les figures géométriques. Je me rendis compte qu'il fallait éviter de confondre un cercle, avec un autre pratiquement le même sur une autre planchette, mais avec un point minuscule au milieu. La plus complexe des figures était un dodécaèdre. Puis je distinguais les quatre visages, en fonction de leur âge car cette lecture pouvait s'y appliquer, même si c'était tiré par les cheveux. Enfin, ce fut les cinq indicateurs comportant une suite de signes, ou de lettres, qui me demandèrent le plus de travail, mais en récapitulant plusieurs fois, je fus convaincu à la fin de la matinée que les cent quarante-quatre garants de l'ordre universel avaient trouvé une étagère dans mon cerveau. Je ne doutais pas qu'Altaïr en fît autant, quant à notre guide, il était dispensé, et ne ferait que traduire la suite des événements.


Nous prîmes un repas léger au bout de ces heures d'effort, et c'est alors que nous assistâmes à quelque chose d'incroyable, après un petit son de cloche qui amena le silence. Tandis qu'il dormait encore, trois enfants ouvrirent des sacs dont le contenu tomba sur le vieillard allongé. Douze serpents (il y en avait de trois ou quatre espèces différentes), qui avoisinnaient tous la taille des planchettes — soit un mètre standard, atterrirent un par un sur le ventre du laïshkafel qui ne broncha pas pour autant. Les reptiles s'éloignant lentement, l'assistant, secondé par une petite troupe joyeuse, repéra dans quel ordre les bâtons de pouvoir furent touchés. Les participants laissaient parfois s'enfuir certains specimens, en se dégageant de leur passage tout en leur parlant gentiment, mais s'emparaient de ceux qui avaient évité les supports divinatoires pour les relancer au centre du jeu, ce qui se dessina vers la fin, puisque les planchettes « reconnues » étaient immédiatement retirées du site. Celles qui restaient étaient alors rapprochées en cercle autour du corps du vieillard, pour obliger les sinueux officiants à s'évader sans les éviter. Nous n'en crûmes pas nos yeux évidemment, et ne sûmes jamais si certains ophidés étaient vénimeux ou pas. La onzième gravure sur bois ayant été désignée par le passage paresseux d'une sorte de couleuvre blanche tachetée de bleu lapiz, l'assistant réveilla le devin en l'aspergeant d'une eau étrange, qui sembla s'évaporer dès qu'elle toucha son visage, ce qui fit éclater de rire les enfants présents, six ou sept. Le vieil homme afficha une innocence déconcertante, étant donné l'enjeu de la pratique et le nombre de spectateurs. D'où revenait-il ? Il nous congratula d'un regard bienveillant, et vérifia sans doute que nous parvenions à suivre la cérémonie sans trop d'étonnement, ce qui aurait pu falsifier notre jugement. J'en avais vu d'autres. Mais je lançai un regard pointu à mon jeune subordonné, pour qu'il assimile ce qui se passait comme si de rien n'était. Ce n'était pas le moment d'encombrer son esprit avec des réticences ou des questions.


Un signe distinctif se trouvait désormais près de chaque planchette, qui indiquait son ordre de reconnaissance par les chers petits animaux rampants, et le vieil homme agença l'oracle sans se presser. Toutefois, il eut une petite grimace malgré lui, qui ne nous échappa pas, et nous comprîmes que la succession des colonnes, à elle seule, ne présageait rien de bon. L'assistant se rapprocha du vieux maître et sembla boire ses paroles, quand celui-ci lui relata sans doute quelques oracles difficiles qui avaient été rendus avec la même disposition. Puis nous fûmes informés de la suite. Un dodécaèdre numéroté, dans un joli bois parfumé, qui tenait juste dans la main et que nous essayâmes, serait jeté douze fois par des personnes différentes, de la plus agée à la plus jeune, chacune d'elles tirant une seule fois, afin d'aller jusqu'au bout possible du jeu, si le 12 sortait douze fois de suite. Nous qui posions la question n'avions pas à faire partie du groupe des tireurs, notre peur ou notre attente pouvant piper le dé, selon une remarque gourmande que fit l'assistant en nous regardant par en-dessous à notre traducteur, pour bien nous faire comprendre que ni le devin ni lui n'étaient tombés de la dernière pluie, en dépit de leur apparence quasi primitive. Au terme des douze essais, primo, le chiffre qui serait sorti le moins, d'un à douze, appartiendrait forcément à la première rangée, et il indiquerait la nature de l'obstacle à vaincre ou déjouer. (S'il y en avait plusieurs, le plus éloigné du chiffre le plus souvent représenté ferait l'affaire). Secondo, la place correspondant au chiffre obtenu par la somme des douze coups donnerait le principe en action, et il suffirait de compter à partir du bas à gauche et de remonter les colonnes, pour la trouver. Tertio, un enfant approchant les deux ans, choisi au hasard, devrait envoyer le dé le plus loin possible après avoir été gendarmé pour le faire, et le nombre sorti désignerait la force capable de vaincre l'obstacle, compté sur une rangée si c'était une fille, sur une colonne si c'était un garçon, le chiffre restant le même que l'on compte verticalement ou horizontalement. L'ensemble s'appelle le jeu liquide, car l'oracle prend d'innombrables formes si l'on tient compte des trois sorts, et qu'il s'évapore dérechef si la mise en œuvre qu'il implique est discontinue ou ajournée. (D'entrèe de jeu, il est décrété que seul un engagement spirituel permet de réaliser le potentiel obtenu, ce qui distingue cette pratique des multiples formes de charlatanisme qui prétendent prédire un avenir indépendant des efforts du consultant pour l'obtenir). Je vous épargnerai les détails de la manœuvre, qui amusa une bonne vingtaine de personnes de tous âges, mais qui resta grave et sans solennité. Les Vegans ignorent « le drame » si cher à de nombreuses espèces humanoïdes.


Bref, le principe en action était le Mensonge, l'obstacle à vaincre « la machine », et l'énergie à appliquer, la patience (ou consolider l'appui, même faible, quand nous demandâmes des précisions). Nous fûmes convaincus que l'Arcturien, le nouveau sherpa, ne jouait pas franc-jeu. Nous nous en doutions, mais cet oracle sacré, qui reposait sur des fondations plus solides que certaines civilisations arrogantes, ne pouvait pas se tromper. Impossible, puisque l'approximation suffisait, et que c'était à nous de faire le nécessaire pour la rendre plus précise. Nous fûmes joyeusement reconnaissants et passâmes une excellente soirée au village, pendant laquelle nous dûmes répondre à de nombreuses questions par l'intermédiaire de notre guide. Le lendemain, ce fut enchanteur de partir à la recherche des ruches d'abeilles rouges. Le médecin était ravi, le pilote content et notre guide utilisa correctement les données. Nous dûmes acheter des vêtements chauds au passage. Le véhicule antigravité se déplaça vite et nous atteignîmes rapidement les contreforts des sommets enneigés. Les abeilles de cette espèce supportent le froid, mais s'habituent à des climats plus tempérés. Nous achetâmes les ruches en plusieurs points rapprochés, mais trouver les graines de bamindars cendrés nous prit du temps. Ces fleurs atteignent une taille supérieure, paraît-il, dans des conditions plus favorables, et le miel qui en est issu serait un des seuls luxes de l'île, à moins qu'il ne soit ingéré lors de cérémonies spéciales.


7




Il n'y a pas d'autre sens à la vie que l'authenticité avec laquelle la créature pensante aborde chaque instant. C'est ce qui se dégage d'une étude comparée des mentalités des Sphères recensées. Morale grossière, déontologie particularisée, éthique personnelle, don de soi en signe de reconnaissance pour jouir de la vie, et enfin mysticisme ouvert et rationnel sont autant de degrès de cette recherche. L'authentique est rare, et quand il se présente, le conserver est ardu. Les héros racontent cette histoire.

Hikjaka Hujkar Lamanatu
Maître d'ethonologie galactique au centre Intermondes de Galapolis.



Altaïr et moi sentîmes que nous avions vécu un rapprochement conséquent avec des humanoïdes différents de nous, dont la sagesse ne cessait de nous interpeller. Ils ne cherchaient pas à s'exclure du monde global, ils venaient de le prouver avec brio, mais étaient décidés à se protéger de la colossale mode matérialiste qui s'emparait de toutes les étoiles, à un moment donné ou à un autre et qui, si elle permettait à l'individu de « vivre sa vie » sans se sentir obligé d'obéir à des règles strictes, permettait aux plus forts de dominer les autres, dans des sociétés où tout semblait facile, et le plaisir roi, mais dans des milieux qui annonçaient des avenirs chaotiques, tels des chocs en retour d'une négligence accumulée. Tel était le profil de la Manifestation, et maintenir un cap sain, tel était l'enjeu que se fixaient les maîtres des Nombres, auxquels j'étais heureux d'appartenir. La raison secondaire de ma venue consistait dans le projet de rencontrer au moins un mutant solaire, dont j'avais eu le privilège de connaître l'un d'entre eux au cours d'une conférence au sommet déjà relatée dans ce livre. Encore plus avancés que les maîtres des Nombres du point de vue évolutif, ils affirment être en contact avec l'énergie originelle d'avant la création des dieux. Elle agirait dans leur corps physique, élargissant considérablement leur conscience, libérant des mémoires enfouies dans les cellules du corps, qui ainsi, retraçaient en venant à la surface l'histoire de l'humanité et de ses souffrances, et la contrainte de capituler devant la mort. Cette énergie produisait aussi une « connaissance par identité », au fur et à mesure qu'elle travaillait dans l'adepte, susceptible de le faire « être » ce qu'il percevait, reléguant ainsi le mental à un fossile. Pour ma part, ne mettant pas en doute l'Harmonie insécable, il était clair que ma dévotion au Grand Principe n'était pas encore assez puissante pour que je bénéficiasse d'une telle possibilité à mettre en œuvre, mais comme ma vie avait toujours été remplie d'une profonde gratitude, je trouvai mon sort des plus enviables déjà, tout en me demandant comment améliorer l'écoute qui ferait de moi, — sans doute dans une autre vie, un candidat à la mutation solaire. J'avais compris qu'elle était excessivement difficile à supporter, en dépit de merveilleuses découvertes, et des gains considérables quelle apportait sur le plan de la conscience individuelle, aussi je n'étais pas pressé de m'y atteler. Dans une autre vie sans doute.


Nous ne passâmes que deux jours à l'ambassade, traités comme des coqs en pâte, avec un ambassadeur faussement curieux et enjoué, mais qui en réalité voulait nous tirer les vers du nez... Il n'en était pas question. C'est comme si nous visualisions déjà le rapport qu'il ferait parvenir dans les plus brefs délais à un organisme quelconque, surveillé par les sherpas, et qui saperait notre entreprise. Deux Maîtres des Nombres ensemble, il faut les surveiller, et qui plus est guidés par un oracle infaillible. Autant dire qu'ils savent ce que les autres ignorent, et qu'il faut se méfier de l'usage qu'ils peuvent faire de ce surcroît. Heureusement, il était clair que notre guide ne tenait pas à nous trahir, d'abord pour rester fidèle à son peuple, et ensuite parce qu'il ne parvenait pas à estimer l'ambassadeur, qui pour lui était passé à côté des Vegans « sans nous voir alors que nous longeons la même route au même pas. » Connaissant bien l'espèce mentale même vegane, au risque de pratiquer une certaine corruption, nous fîmes des cadeaux conséquents au pilote et au médecin, qui auraient pu incidemment apprendre la question du cérémonial, en leur faisant comprendre qu'ils étaient sous le sceau du secret par la même occasion. Même si cette opération m'avait coûté, elle s'était imposée avec une telle évidente nécessité que je n'eus aucun scrupule à offrir à chacun un bibelot ancien de Galactée, des sculptures de la taille d'une main dans une pierre rare translucide et bleue représentant un dorkinam, ce petit quadrupède intelligent, aux allures espiègles — vieil emblème de la planète mère, que j'avais trouvées dans les bagages. Interrogeant Altaïr, il m'avoua que le Principal les avait lui-même apportées, en lui faisant un clin d'oeil: monnaie d'échange pour des secrets... Les deux récipiendaires sentirent qu'en cas de besoin ils pourraient monnayer au prix fort ces objets, le prix de leur silence étant inclus dans la transaction. Nous prîmes plaisir Altaïr et moi à noyer le poisson en improvisant au cours d'un dîner somptueux dont il était clair qu'il avait été préparé pour nous mettre en condition de parler. Je reconnus deux plats intermondiaux des plus snobs à défaut d'être les meilleurs, et des vins à se damner, dont le rutislak ambré de Pégase titrant dix-sept degrés d'alccol passant inaperçus dans une onctuosité inégalable, mais nous étions entraînés à résister à toutes sortes de tentations, et nous sûmes refuser quelques verres. La version officielle que nous fournîmes fut que nous avions consulté un laïshkafel simplement pour savoir s'il était probable qu'une nouvelle espèce humanoïde soit bientôt découverte. Je prétendis que c'était une intiative chapeautée par le conseil suprême des Anciens, sur un ton docte et emphatique pour feindre d'y croire moi-même. La réponse intéressait trop notre hôte pour qu'il fût libre de l'ignorer, et nous fûmes convaincus qu'il avait reçu des instructions. Je pris l'air assuré d'un expert qui sait de quoi il en retourne et lançai: peut-être que d'autres intelligences vont se manifester, mais cette fois cela ne dépendra pas de nous, notre flotte a assez affaire avec les Sphères recensées. Désormais, toute nouvelle Sphère devra nous rejoindre sans que nous allions à sa rencontre. Cette parole creuse sembla ouvrir des abîmes de réflexion aux convives, et nous trouvâmes cela fort drôle mais affligeant.


8




Nous trouvons partout les traces d'une différence entre exister et être. Ceux qui existent ne changent jamais rien à rien, et la plupart du temps ils persécutent ceux qui sont, qui ont remplacé les ambitions par des aspirations à une meilleure condition d'existence. Considérés comme traîtres, les étants sont rejetés avant de représenter des siècles plus tard, l'autorité. L'esprit humanoïde varie, mais dans le fond il est le même. Craintif, il finira par se soumettre au progrès même s'il ne le comprend pas, ce qui retarde le progrès suivant.

Imlac Kad Fu, précis d'ésotérisme galactique.


Tandis que je pilotais avec plaisir le déplaceur loué dans la capitale, mon esprit fut traversé par un éclair, suivi d'une sorte de grondement de tonnerre, comme l'amorce d'une colère sourde, ce que je n'avais pas connu depuis des lustres.  «  Par le cheval fou qui chevauche la mort, m'écria-je, nous avons dû passer pour de fieffés imbéciles! » Altaïr éclata de rire, et me demanda de préciser.

 

—Non, cherchez vous même Cinquième Dan, quelque chose de bizarre dans le tirage, vous ne voyez pas ?
—Je suis de Sirius, votre Bienveillance, je ne me départis jamais du sens de l'étiquette, c'est plus fort que moi.
—Qu'insinuez-vous ?
—Devinez vous-mêmes mentor µ, dit-il en riant.
—Si je comprends bien, même si j'allais droit dans le mur, vous ne m'en feriez pas part pour respecter la hiérarchie, c'est cela ?
—J'hésiterais votre Exellence, j'hésiterais. Alors que je suis votre subordonné, si je vous révèle un manquement quelconque de votre part, je vous mets en position d'infériorité, et tel n'est pas mon rôle. Sirius est guindé, je le reconnais, mais nous aimons que les choses soient à leur place et y restent — quitte à avancer lentement, sans audace comme le jour se lève en passant par l'aube puis par l'aurore, sans aveugler personne.
— Autrement dit, vous avez repéré une anomalie ?
— Quelque chose qui pose question, et je m'y suis mis, rassurez-vous.
Son visage s'éclaira.
—Sommes-nous d'accord ? Il s'agit bien du tirage de l'enfant ?
—Bravo, votre Bienveillance. Cela n'a aucune importance que ce soit un garçon ou une fille qui tire la force concluante, puisque le chiffre qui sort est à la fois celui de la colonne et celui de la rangée, étant donné que la grille est carrée.
—Exactement, quand le devin nous a montré le neuf, c'était en quelque sorte le neuf absolu dans la grille du jour, à sa place aussi bien horizontale que verticale, un neuf, occupant la même neuvième place dans les deux sens possibles de la lecture. Qu'on compte horizontalement ou verticalement, c'est du pareil au même !
—Oui, patience, ou consolider était représenté par un animal indigène qui doit être déterminé, têtu, obstiné, persévérant, ne lâchant jamais la proie pour l'ombre... et sans doute capable de guérir lui-même ses blessures, si j'ai compris l'intention du dessin, — puisque cettte bête au regard noble semblait lécher une patte dont le sang coulait, avec un air consentant.
—Nous aurions dû demander des explications, étais-je obligé de reconnaître en avouant mon erreur, le tirage aurait été plus performant, ne croyez-vous pas ?
—Nous n'avons pas le choix, regretta Altaïr, ou bien nous trouvons la nuance nous-mêmes ou nous devrons y retourner. Un oracle bâclé ne peut pas mener très loin, nous qui sommes les plus prévoyants de tous les humanoïdes, avec les Vegans bien entendu, nous savons qu'il est indispensable de marcher sur des œufs pour avancer des intiatives qui ne dérèglent pas l'ordre établi, pour aussi caché soit-il.
—Ajoutez-y que nos clairvoyants nous ont peut-être trouvés à côté de la plaque, cela ne les aura pas poussé à vraiment nous aider.
— Je crois bien que c'est une enfant qui a jeté le dé, conclut Bor en m'envoyant un regard complice.
— A moins que les Vegans fassent tout à l'envers, récapitulai-je, cela signifie que ce neuf dépend de la rangée. Il est moins puissant que s'il dépendait de la colonne. Les rangées sont variables, les colonnes non.
—Oui, c'est le même symbole, mais il est moins fondamental attribué à la rangée. Ou alors, cela veut dire que cette force sera moins franche, moins directe, peut-être plus sinueuse, ou encore plus lente.
—Effectivement, donc nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Ce jour là, le féminin présidait, il nous faudra donc être comme des femmes pour consolider notre entreprise, ne pas voler trop haut, et rester dans l'observation permanente.
—Oui, ne pas renoncer à la ruse, qui est la force des faibles, rester concret, ne pas se perdre en dilemmes, en considérations, en stratégies embryonnaires. Avancer un peu chaque jour, même en tâtonnant plutôt que de compter sur des plans tirés sur la comète.



Je me sentis un peu pantois, et un silence pesant s'installa. Mon cher Altaïr me prouva une fois de plus que sa réceptivité était sans défaillance. Il voulut mettre un terme à la gène instaurée. Il me dit en me regardant bien en face: « Vous commenciez à baisser dans mon estime, votre Excellence, car vous auriez dû immédiatement dévoiler le pot aux roses, plaisanter sur le sexe de l'oracle en mentionnant que cela revenait au même que ce fût un garçon ou une fille, et vous avez laissé passer l'occasion de vous faire préciser de quoi il en retourne. Je ne vous cacherai pas que j'ai été déçu».

 

—Mais je me rachète trois jours plus tard heureusement, tentai-je sur un ton léger.
—Il est presque certain que notre mutant solaire saura à quoi s'en tenir. Comptez-vous lui exposer le tirage ?
—Absolument. S'il y a bien des êtres dont nous n'avons rien à craindre, ce sont eux. Ils auraient atteint le Moi universel et le pousseraient encore plus loin que nos maîtres les plus avancés.
—C'est lui qui nous trouvera un jour ou l'autre n'est-ce pas ? Vouloir s'approprier l'identité avec tous les êtres ne se fait qu'avec la complicité du Grand Principe. Mais oui, je sais que cela existe, et j'ai hâte de rencontrer votre mentor.





Ashboc Woj nous reçut avec une extrême désinvolture. Il était clair qu'il n'attendait rien de spécial de cette entrevue, et qu'il ne nous serinerait sur rien. La pureté même. Nous passions par là, et il se prêtait au jeu, sans y préter d'importance particulière et sans pour autant le négliger. Il lut quand même dans nos yeux que nous avions une vague idée de ce qu'il vivait, un rêve qui était au-dessus de nos moyens, ce que nous reconnaissions dans une humilité non feinte. Il savait donc que ses paroles auraient une grande importance pour nous, et nous sentîmes qu'il les choisissait avec un soin tout particulier. S'il prétendait être ce qu'il était, il participait tout autant que nous à l'histoire du complot qu'on subodorait, les informations que nous lui donnions lui permettant de reconstituer fidèlement la situation. Nous en venions rapidement au tirage quand il nous avoua qu'il avait lui-même été quelques années laïshkafel, ce qui mérite d'être rapporté. « J'étais un enfant qui se mêlait de peu de choses, partageait difficilement les jeux, excellait dans plusieurs matières et ne cessait de poser des questions insolubles. Dans notre cité, ce type de caractère est identifié dans la catégorie des « responsables » et nous sommes traités à part dès la puberté. Regroupés, nous entrons dans des collèges, dans lesquels nous est expliquée notre différence. Nous apprenons donc que les autres enfants ne voient pas les choses comme nous, se préoccupent de beaucoup moins de questions et de réalités — ce dont la plupart d'entre nous n'avait pas conscience. Sans évoquer pour autant une supériorité quelconque, qui pourrait gâter le fruit de nos jeunes années, la vanité étant à l'œuvre même (et surtout) chez les meilleurs, nous sommes considérés comme ayant un avenir prometteur si nous entrons dans le jeu de travailler dur. A dix-huit ans, plusieurs branches s'offrent à nous, et j'ai choisi celle baptisée Tradition philosophique, qui regroupe les devins, les psychologues qui s'appellent ici les connaisseurs, et les guérisseurs qui n'utilisent pas de machines, et qui n'empruntent donc pas la voie de la médecine. J'ai appris la langue officielle très tôt, ce qui m'a permis de me sentir appartenir à la Confédération. Mon grand père ayant été devin, — un homme qui m'apprit beaucoup, je pris sans hésiter le même chemin, le statut de laïshkafel me convenant parfaitement. On y gagne peu, mais comme il est sous-entendu que la méditation permanente des principes autant que celle des procédures prend beaucoup de temps, nous sommes entièrement libres et travaillons peu. Enfin, nous bénéficions d'une estime considérable qui nous permet d'entretenir les meilleures relations avec les autres. Ce sont des femmes évoluées et intuitives que nous attirons, qui se moquent de la fortune, et nos mariages durent généralement longtemps ou se dégradent moins vite que les unions communes »

 

—Mais alors pourquoi abandonner cette vocation ?
—Tout simplement, j'ai accédé, sans le vouloir bien entendu, à l'énergie d'avant la création des dieux. En vérité, elle se manifeste depuis peu, et elle est très exigeante. Mon Ordre a validé mon expérience, en présence de trois de mes prédécesseurs et de Vijratoueï, un mutant resté très ouvert sur le monde, et j'ai pu quitter mon office pour me consacrer à recevoir l'influx primordial qui réactive tout l'organisme à la vitesse originelle. Le peu d'argent dont j'ai besoin — vous savez à quel point les Vegans préfèrent le troc plein d'humanité, m'est fourni par des amis, voire par ma famille qui n'est pas contre la chose. Mais si vous le voulez, cela me ferait plaisir de revivre ma fonction passée. Parlez-moi donc de votre tirage.



Altaïr se précipita sur l'occasion, d'autant qu'il m'avait mouché avec une grande délicatesse, et qu'il était donc entendu qu'il avait suivi la procédure plus attentivement que moi.


 

—Ilkaju a fait la grimace quand l'ordre de succession est apparu. Notre question s'est matérialisée dans le mensonge comme principe d'action, la machine comme obstacle, et la patience comme force de résolution.
—Bien. Si vous me dites le chiffre qui a donné le mensonge, je trouverai la place de la colonne des fruits pourris auquel le mensonge appartient, et cela donnera quelque chose.
—78.
—D'accord. Bien, cela signifie que les fruits pourris constituaient la septième colonne, puisque le mensonge occupe la sixième place du bâton et que 72 représente le terme des six premières colonnes en comptant verticalement. Et oui, c'est déjà mauvais signe, et je vais vous l'expliquer. Voici l'ordre idéal des colonnes: planche des racines profondes, planche des racines déviées, planche des troncs droits, planche des troncs noueux, planche des branches droites, planche des branches tarabiscotées, planche des fleurs épanouies, planche des fleurs séchées, planche des fruits mûrs, planche des fruits pourris, planche des semences semées, planche des semences perdues... Vous voyez, toutes les colonnes impaires sont conformes, et toutes les colonnes paires déviées, délétères, nocives... Le bâton merdeux des fruits pourris occupe la place qui est idéale pour les fleurs épanouies d'une part, et d'autre part, nous tenons au chiffre sept, ce qui fait que la paire de bâtons des fleurs nous est particulièrement chère. Qu'il s'agisse donc des qualités ou des défauts, des alliés ou des obstacles, des aspects favorables ou défavorables, nous portons un soin particulier à envisager les conséquences des symboles des fleurs. Car ce sont elles qui préparent le fruit, et ce n'est vraiment pas le moment de se tromper, — le fruit étant équivalent à résultat tangible, réussite ou échec. Les fleurs indiquent donc un moment fragile.
—Merveilleux, dis-je, c'est une structure parfaite. Mais nous avons été contrariés (Altaïr me lança un regard entendu) par le syllogisme de la force qui vient en aide. Car qu'il s'agisse d'un petit garçon ou d'une petite fille, le chiffre désignant à la fois la place dans le bâton et le bâton lui-même dans son ordre d'alignement, où est la différence ?
—Ah messieurs ! Vous voilà au fait de la finesse de notre espèce, qui évalue non seulement les forces en présence, mais la manière dont elles sont arrivées au pouvoir... Vous savez bien que je ne me vante pas, et que c'est peut-être la nature de cette Terre qui nous pousse à une telle sagesse et à être reconnus, d'ailleurs par tous, comme le Monde dans lequel le mal a le moins de place. Bref, nous ne sommes pas contre les jeux de l'esprit s'ils font comprendre des choses fondamentales, mais à cette condition-là seulement, ce qui nous distingue de toutes les autres espèces. Et quand nous apprenons le système du tirage du jeu liquide, il y a un moment de flottement chez les quelques deux ou trois élèves qui suivent la formation. Rangée pour les filles, colonne pour les garçons ! Le plus vif (Altaïr en profita pour se moquer de moi en faisant semblant de ne pas écouter) intervient immédiatement en s'écriant : mais voyons c'est le même nombre, la même place... Et l'instructeur n'en disconvient pas, et félicite l'intervenant.

C'est à ce moment-là qu'Ashboc décida de cesser de parler, pour prendre l'air de s'intéresser à autre chose. Plusieurs minutes passèrent ainsi dans un silence soutenu par des chants d'oiseaux, mais je crus bon d'intervenir pour en finir avec cette affaire.

 

—Ah oui, et bien réfléchissez. Cette même place est considérée comme ayant un sens différent, selon qu'elle provienne d'une rangée ou au contraire d'une colonne, d'une fille ou d'un garçon. D'accord, il s'agit de la même place et du même symbole mais, lue horizontalement elle s'inscrit dans un ordre linéaire, alors que lue verticalement elle s'inscrit dans un ordre structurel. Autrement dit, un grand expert sent que c'est homogène verticalement — la sixième place dans la colonne ascendante suit la progression voulue entre les principes du même bâton, tandis que dans l'ordre horizontal cette même place est précédée par cinq signes dont l'ordre est aléatoire selon les tirages, les serpents décidant de la disposition. Il y a même moyen, pour les plus vieux pratiquants, de tirer des indications des symboles de la grille horizontale qui entourent le sort, mais cela demande trente ans de pratique ! Peut-être qu'Ilkaju a vu certaines choses que vous ignorez — des linéaments possibles dont il vaut mieux ne pas parler. Cela complique tout et introduit des rivalités dans les hypothèses... Le mental s'y perd et le fil conducteur aussi. Voilà, tout notre système repose sur des approximations justes et certaines ...bien plus fiables que des précisions séduisantes... mais aléatoires. Notre art divinatoire sacré ne fait que « dégrossir » le terrain et ne cache pas qu'il tâtonne, mais il fournit la base qui révèle l'intention de la réalité dans le moment présent.
—D'accord, acquiesça Altaïr, impatient, mais cela ne nous dit pas la différence. Qu'est-ce que cela aurait-il changé si un garçonnet avait obtenu le même résultat ?
—La force concluante aurait été plus explicite, c'est tout.
—Vous voulez dire que la patience qui nous est demandée sera difficile à incarner ?
—Si vous voulez, ou plutôt elle risquera d'être discontinue, parfois compromise, ce qui n'aurait pas été le cas si le signe avait été interprété dans l'ordre vertical, puisqu'il aurait été fortifié par les symboles précédents du même bâton.
—Bref, c'est un tirage qui ne fait pas partie de ceux que l'on pourrait qualifier de « favorables », non ? se plaignit mon subordonné.
—Pas du tout, s'écria Ashboc en éclatant de rire. Le favorable y est simplement beaucoup mieux dissimulé... Nous ne pratiquons pas la divination pour perdre si cela est écrit de perdre. Nous l'avons inventée pour déjouer le mauvais sort, dans le but de transformer ce qui est négatif. Un oracle sombre, dangereux, est donc aussi pertinent qu'un oracle clair qui montre que les choses avancent selon ce que l'on souhaite. Seulement, ce n'est pas la même chose... Etre prévenu de l'inextricable, s'attendre à l'accidentel voire au catastrophique permet de déjouer le mauvais destin, puisque nous l'attendons au tournant. Voyons, chers amis, rien n'est plus favorable que voir le danger, sinon l'on adopte des solutions médiocres qui n'en sont pas et qui mènent à une suite répétée d'échecs, et qui mène aussi à recevoir des coups de poignards dans le dos. Jusqu'à, excusez-moi du peu... l'irréparable. Comme le disait mon grand père, vaut mieux jeûner plusieurs jours que de manger des rats crevés, sous prétexte qu'ils sont la seule nourriture disponible dans le contexte, dont rien ne dit qu'il restera éternellement le même...puisque l'imprévu scande l'habituel... Nous mesurons simplement l'échelle de difficulté à travers l'apparence favorable ou défavorable. Et en ce qui vous concerne, détrompez-vous, vous n'êtes pas confronté à l'impossible. Sur l'échelle de riche terre, qui va jusqu'à dix en montant vers l'inaccessible, je vous mettrais 7. D'autres tirages possibles étaient virtuellement bien pires. Vous vous en tirez bien. D'ailleurs, cela n'aurait aucun sens de venir consulter de si loin pour tomber sur un résultat facile, de l'ordre de 4 ou même 5. Contracter l'espace pour se retrouver face à une situation somme toute banale ou d'une complication ordinaire, franchement cela n'aurait pas valu le déplacement. Va-t-on chez le médecin pour avoir éternué quatre fois de suite ? Vous auriez vraiment manqué d'intuition en vous débrouillant pour parvenir ici ......pratiquement avant d'être partis, si cela relevait de la simple broutille !
—Pas tout à fait, plaisantai-je, pas tout à fait.
—Pour conclure, mes amis, je dois vous dire que je suis très embarrassé quand même. La machine est un symbole positif qui appartient au bâton des branches droites, mais lui est attribué une force contraire. Les inversions de polarité ne favorisent pas l'oracle, croyez-moi, et c'est pour cela qu'il faut si longtemps pour interpréter correctement. Il faut alors faire dans la dentelle. Comment un moyen illicite débouche sur une fin propre, ou comment un intermédiaire sain amène une fin sale... .Le négatif peut devenir positif, et inversement. Dernièrement, nous avons demantelé un organisme criminel sur une Sphère lointaine, qui se cachait derrière une institution caritative spécialisée dans la collecte de fonds pour enfants aveugles. Le symbole de la vérité se trouvait à la place de l'adversaire. Tout ça ...est d'une grande finesse, et assez informel, voilà pourquoi la pratique seule permet de devenir un guide efficace pour cesser de subir les événements. Mais ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas venu pour rien. Vous avez vraiment du souci à vous faire, et mieux valait le savoir.



Rien ne pouvait entamer la bonne humeur du jeune Ashboc, qui voulut en savoir plus sur la contraction inoffensive de l'espace. Nous lui avouâmes que nous étions certains qu'il ne fallait pas en abuser.


 

—C'est comme le jeu liquide, mes amis, nous ne l'utilisons que dans les grandes occasions, quand les enjeux sont formidables. Sinon, d'autres méthodes, au demeurant fort agréables également, font l'affaire, comme compter le nombre de petits cris consécutifs du cawalakil, selon une division horaire ancestrale, qui attribue une signification holistique à l'expression sonore, mais rare, de ce reptile fort répandu, que nous apprécions car il dévore beaucoup d'insectes nuisibles. Mais nous respectons ce qui est, et nous ne mettons pas en cage ces petits oracles vivants sous prétexte d'en savoir plus quand ça nous chante, pas plus que nous repérons leur habitat pour aller guetter le nombre de leurs salves d'onomatopées. Nous avons terrassé le mental il y a bien longtemps, il rêve de toute-puissance et nous le savons par cœur, et y avons renoncé. Si par hasard nous l'entendons en chemin, le cawalakil nous renseigne sur de petites choses, et sur de grandes choses s'il prononce un nombre de sons très inhabituel. Tout se tient, et donc si ce petit animal lance sa parole gutturale et brève dix fois de suite, c'est si rare que cela veut dire qu'il se produit autre chose d'aussi rare, qui nous concerne peut-être. Le hasard est un langage comme un autre, et j'ai appris à le déchiffrer. Mais pour les défis... Trouver la direction de la fuite quand l'incendie semble encercler, oui, par l'abeille qui gouverne l'aurore, nous avons besoin de la grille du carré de douze, mise au point pendant plus de six mille ans.
—Par le cheval fou qui chevauche la mort (Altaïr me fit un clin d'oeil en prononçant l'exclamation) vous sous-entendez, Ashboc, que nous devrions nous réjouir d'apprendre que des menaces conséquentes et sournoises pèsent sur le Président, et partant sur la Confédération elle-même, même si le règlement de cette histoire met notre patience à l'épreuve indéfiniement, avec des chances faibles de réussir !
—Bien entendu, voyageurs, puisque ces menaces sont réelles: vous avez la chance de pouvoir, d'abord les identifier, puis les mesurer, et enfin les circonvenir ! Que voulez-vous de plus par le premier soleil ? Le tirage magique peut-être, avec tous les bâtons à leur place originelle, et la sortie de 72, obtenue par douze tirages de 6 ? Allons donc ! Avec le mensonge comme adversaire et la vérité comme force concluante, et l'équilibre comme principe d'action tant que vous y êtes ? L'idéal est statique, mes chers amis, et c'est l'adversaire le plus acharné du guerrier qui parfois perd un combat pour avoir voulu porter un coup parfait, mais trop difficile. Nous seuls, Végans, savons utiliser les modèles si parfaitement que nous en sommes totalement libérés. Plus aucun de nous ou presque — en tout cas dans les milieux proches de notre culture millénaire, ne se laisse berner par la moindre projection psychologique, même déguisée en jugement de valeur imparable. A ce propos, chers étrangers, dit-il malicieusement, apprenez que la profession d'avocat est pratiquement inconnue chez nous, sauf pour les affaires qui, comme par hasard, concernent des transactions avec des espèces étrangères. Oui, nous sommes fiers d'avoir dompté le mental, — ce tigre aux griffes acérées qui passe son temps à déchiqueter l'avenir conforme à l'ascension pour recréer sans cesse du passé exsangue, aphyxié, révolu, perclus de blessures qui ne se referment jamais... Nous avons d'ailleurs joué un rôle décisif quatre générations en arrière dans le contenu pédagogique de votre Congrégation. L'équilibre parfait, paradigme tautologique qui soumet les esprits les plus brillants de toutes les Sphères en présence... est un monstre immatériel farouche et sauvage, — furieux sous des apparences rondes. C'est un concept, une vue de l'esprit, un leurre, un piège à Idées — une vision artificielle de la dualité originelle, privée de sa vérité essentielle — le mouvement qui l'anime ! Car sans mouvement, l'Un n'engendre ni le deux ni le jour et la nuit, et encore moins le positif et le négatif, qui deviennent (pour toute psychologie binaire) le bien et le mal. S'il se manifestait — le parfait équilibre, eh bien ! (le jeune homme semblait à présent possédé par une vision irrévocable) tout disparaîtrait, les contraires s'annuleraient, les polarités se dissolveraient l'une dans l'autre, l'espace s'effondrerait sur lui-même, ce qui tuerait le temps par la même occasion, et le vide indifférencié se confondrait avec une nuit éternelle, la matière brute de l'inconscience absolue reprendrait le dessus ! Et figurez-vous qu'll faudrait tout recommencer. Oui, quinze milliards d'années standard seraient à nouveau nécessaires pour dégager un minimum de néguentropie ! Voilà le tableau. Le bon et le mauvais, autant dire le favorable et le défavorable l'emportent alternativement, c'est la loi du jour et de la nuit, le secret de la Manifestation, — et la cause bien entendu de la suprématie du temps qui coule et qui ne sera jamais conforme à nos attentes. Une aurore ou un crépuscule infini, ça n'existe pas. Il faut se brûler dans le feu et se noyer dans l'eau, et enfin se lasser de tout excès pour aborder l'ensemble des facteurs convergents, et se soumettre à ce qui est — et que notre mental veut ignorer.

Il fit une pause tandis que nous étions subjugués, ce qu'il décrivait semblait pouvoir se matérialiser, une vision concrète descendait d'on ne sait où.

— Voilà pourquoi il nous faut trois sorts. L'un fait avancer, l'autre fait reculer, le troisième montre le chemin. La profondeur est d'une extrême simplicité, et la simplicité — ce qu'il y a de plus difficile à obtenir. Compliquer les choses, c'est le travail du mental humanoïde, et même si Pégase et Sirius ne s'en tirent pas si mal, ces Sphères peuvent encore élaguer beaucoup sans rien perdre de leur génie propre, mais tout cela est bien lent. L'énergie d'avant la création me sort définitivement de ce bourbier des oppositions entre les faits et les intentions, le passé qui traîne et l'avenir qui s'impatiente, tandis que le présent est écrasé entre les deux. Je ne sais pas où je vais. Je n'invente pas l'itinéraire, je ne vis plus les fictions de mes préférences, et n'évite plus les décors de mes aversions. Les faits bruts m'assaillent. Le jeu liquide m'a préparé à cela, les formes ne sont que des formes éphémères, et c'est se suicider que de les prendre pour des principes, car alors on immortalise du périmé, et la néguentropie s'évapore. La divination m'a révélé la plasticité infinie des formes et des mélanges, autant que le nombre réduit des principes stables, immuables, inaltérables, qui soutiennent le temps lui-même ! Principes invariants sur lesquels on peut compter, tandis que les combinaisons se dérobent, et fondent comme neige au soleil avant de se reformer dans un ordre différent.
—Nous souhaitons nous aussi parvenir à intégrer tous les principes ! Affirma Altaïr avec innocence.
—Que demander de plus ? Comment ferait un peintre qui ignorerait le mélange des couleurs ? Le pauvre, il devrait travailler avec une palette de trois cents nuances qui prendrait toute la place de son atelier et ferait sécher la peinture avant qu'il ne puisse s'en servir. Choisir le contraindrait à des hésitations sans fin, alors qu'un artiste consacré se débrouille avec du blanc, du magenta, du bleu terne et du jaune, et parfois du noir s'il ne sait pas encore s'en passer, et basta ! Trouver le fondamental, telle est la loi, — le reste, c'est du miel de bamindars, mes amis.
—Nous sommes bien d'accord, conclus-je en le remerciant.
—Je vous souhaite de trouver le sens de la machine en place d'obstacle, mais figurez-vous que cela est admirablement assorti au problème, si un Arcturien est impliqué. D'une certaine manière ce sont des machines... qui reproduisent des machines. Tout le contraire des Vegans. Aucune sagesse, tout est calculé d'avance et doit correspondre à du préétabli. Les progrès sont nombreux mais sont tous de la même veine, le prolongement d'un esprit calculateur, arrogant, ambitieux, et qui ment effrontément chaque fois que cela permet le contrôle d'une situation quelconque, sans sortir du matérialisme le plus étroit, bien entendu. Que ce soient les meilleurs mécaniciens de la galaxie, nous n'en disconvenons pas, mais à quel prix ! Bon courage messieurs...





9




Si chercher le sens de la vie évite de la vivre, il vaut mieux le trouver sans détours. En plongeant dans le mystère corps et âme, sans arrière-pensées, sans autre repaire que le besoin de la Vérité.

Balchowoon Tajil Falawan.
Maitre des nombres originaire de Fomalhaut,
fondateur de l'Ordre sur sa Sphère d'origine.


Nous fûmes interceptés au spatioport, tandis qu'une escouade armée jusqu'au dents gardait le vaisseau, le Savitri. Kavalessel, ce cher mutant solaire que j'avais croisé par le passé, s'élança vers nous:

 

—Amiral, vous ne pouvez pas partir. Vous risqueriez de faire exploser la galaxie en passant en mode supraluminique !
—Drôle de plaisanterie, ami, nous sommes pressés.
—Hélas, c'est la stricte vérité. L'inventeur du procédé est là depuis six mois et nous travaillons ensemble.
—Vous abritez Ol Su Ji ?
—En personne, et il va vous dire dans moins d'une heure de quoi il en retourne.
Pour la première fois depuis un demi-siècle je sentis que le ciel me tombait sur la tête, Altaïr était encore plus abattu. Nous fûmes envahis par un tel sentiment d'impuissance que nous nous laissâmes guider sans résistance, transformés en légumes. Une belle maison blanche, sans doute une ambassade désaffectée, servait de centre au petit groupe de mutants solaires, dans le quartier chic des administrations étrangères. Nous étions attendus par une dizaine de personnes agées dont quatre femmes, qui vinrent rapidement nous prendre dans leurs bras en nous félicitant pour avoir bouclé le tour de la galaxie. Cet accueil diminua notre trouble, et nous reprenions nos esprits quand un petit homme tout fripé, au regard d'acier, entra dans la pièce en s'aidant d'une canne. On lui réserva une place centrale au milieu des fauteuils disposés en demi-cercle, tandis qu'Altaïr et moi fûmes confortablement installés en face.
—Je suis vraiment désolé, dit Ol Su Ji d'un air contrit, car je sais que vous avez une mission magistrale à finir, mais que voulez-vous, maintenant que l'euphorie relative à la mise en activité du Savitri est retombée, nous pouvons aborder les problèmes qui restent en suspens...

Il se racla la gorge, et je compris que nous allions passer un très mauvais quart d'heure. Mais j'avais été terrassé par une telle surprise que je devais remonter au créneau tant j'étais impatient.
—Pas de détours, s'il vous plaît, je connais les circonlocutions des intellectuels qui tournent autour du pot pour présenter des désastres comme de simples incidents de parcours, par des enchaînements délétères de concepts qui finissent par noyer le poisson. Foin des justifications ! Allez droit au but, Ol.

Il comprit que sa présentation allait être amputée, que je ne supporterais pas de le voir se justifier. Il se reprit et entra dans le jeu, sous la pression de l'assemblée.
—Okay d'accord, amiral, inutile de se fâcher. Vous aviez effectivement une chance sur cent de faire exploser l'univers en repartant en sens inverse. Même faible, vous conviendrez qu'il fallait s'abstenir de risquer cette probabilité.
—Naturellement. Expliquez-vous.
—Je regrette, ce sera un peu long. Enfin, allons-y. Nous sommes restés quatre siècles le bec dans l'eau. Tous nos vaisseaux supraluminiques qui réintégraient l'espace-temps, ne serait-ce que pour rentrer au bercail, ont explosé, ce qui nous a confiné longtemps dans le transluminique, déjà très performant bien entendu, mais qui...
—Oui, nous avons failli abandonner, tranchai-je péremptoirement pour avancer.
—C'est alors que je suis apparu, dit-il avec une pointe de vanité qui l'aidait à supporter son humiliation présente. Et j'ai lancé un nouveau programme qui a mis cinquante ans à aboutir, et a employé sept mille personnes.
—Bravo ! Lança Altaïr avec condescendance, mais venons-en au fait.
—J'ai inventé la décélération exponentielle qui permet au Savitri de réintégrer l'espace en douceur, sans provoquer de fracture, sans exploser, et le terme inoffensive a dès lors caractérisé la contraction des distances. Cela m'a d'ailleurs valu un traitement de faveur, un bon de longévité qui grâce à Dieu me permet d'être encore parmi vous. Cela a bien marché jusqu'à présent, mais... nous avons caché certains éléments.
—C'est cette culpabilité qui a poussé Ol à venir se réfugier ici, dit une femme, il a fait ce qu'il fallait faire, exactement.
—Vous savez tous que ces engins archaïques qui volent assez vite pour dépasser la vitesse du son émettent un bruit fracassant au moment où ils doublent leur propre bruit ? Eh bien c'est la même chose, sachez-le, quand le Savitri s'arrache à l'espace-temps et double la lumière, il laisse traîner derrière lui un écho d'une puissance incommensurable, sur lequel nous ne savons pratiquement rien... Et donc, puisque vous voulez des raccourcis, le voilà: si le Savitri croise cet écho à son retour, au moment même où il passe en mode supraluminique, étant donné que les vitesses s'ajoutent, la choc frontal peut avoir raison de la résistance du navire. C'est simple comme un affrontement de deux bêtes à cornes qui se lancent l'une contre l'autre pour se disputer une femelle. Le choc frontal ne pardonne pas.
—La belle affaire, s'écria Altaïr. La Confédération aurait perdu son prestige et deux maîtres des Nombres, peut-être qu'une pluie de météorites aurait ravagé Véga, mais de là à nous faire croire qu'une réaction en chaîne aurait provoqué un petit big-bang capable d'arracher à la Voie lactée une bonne partie de son espace, non, vous délirez professeur, ou vous êtes manipulé par quelque puissance qui en échange de cette intoxication vous promet dix mille larbins et des fonds illimités.
—Suffit jeune homme, s'insurgea Kavalessel. Continuez, Ol.
—C'est que, l'homme allait tourner autour du pot quand il se lâcha comme un enfant qui fait un caprice, c'est que nous avons menti, nous avons menti.

Il sortit un mouchoir pour essuyer quelques larmes, corrigea son air penaud, et affronta mon regard.
—La centrale nucléaire qui permet de projeter les particules du parachute de décélération ne fonctionne pas à l'uranium.

Altaïr avait déjà compris et je sentis qu'il aurait bien étranglé le père de notre vaisseau sur le champ.
— Il fallait pouvoir éjecter les particules du frein sous une pression incroyable, sinon à cette vitesse-là, elles ne pouvaient pas être expulsées étant donné la résistance extérieure. Et alors, nous avons profité de l'exploration des dernières sphères recensées. On a découvert, au moment où nous butions sur le problème, un minerai inconnu sur Ishtakfal, la dernière petite vassale. Nous y avons vu un clin d'oeil du destin, par la foi en l'avenir ! L'énergie tirée de l'uranium, à côté, c'est de la poudre à canons, ce premier explosif ridiculement faible qui a permis les premières armes à feu.

Je n'en pouvais vraiment plus, et j'avais envie de faire un grand numéro, une sortie historique. Je pris une voix flûtée, m'imaginant dans une cour d'assises, plaidant la survie des humanoïdes, et je me mis debout tout en faisant les cents pas.



— Vous voulez dire, Ol Su Ji, que j'ai piloté une bombe atomique d'un nouveau modèle, cent fois plus puissante que les autres, transformée en fer à repasser volant, et qui fait exploser l'univers s'il lui prend la malencontreuse idée de croiser son ancienne trajectoire par inadvertance ?
— Hélas oui, Amiral, croyez bien que...

 

—Il a raison, gloussa une femme, si tu repasses trop vite là où tu viens de passer, tu brûles ta chemise. Le Savitri est un fer à repasser d'un nouveau genre.(Rires)
—Vous êtes un héros, Amiral, lança une autre, chacun sait que les héros ne reviennent jamais en arrière, ils ne reviennent jamais sur leur pas !
Cette fois, un fou rire général s'abattit sur les indigènes, mais Altaïr perdit le contrôle, et entra dans une fureur noire.
—Eh bien cela va faire du bruit, je vous le dis, messieurs-dames. Quand je vais expliquer à mon gouvernement qu'à quelques heures près j'aurais pu abattre la Confédération toute entière en appuyant sur un bouton, car le Savitri est, — comme l'étaient les premières automobiles à roues et à combustion, dépourvu de marche arrière, nous allons peut-être en profiter pour sortir de la Confédération ! Parfaitement. Il n'y a pas un jour sans que mon espèce soit attaquée, ridiculisée, nous serions des couards, des lavettes, des mauviettes mais quand il s'agit d'exploiter nos compétences uniques, là, la Confédération ne se gêne pas. Un procès, messieurs, voilà ce que j'ai l'intention de mettre en place, un procès jugé à la cour suprême d'Aldébaran, Sirius contre la Confédération. Car enfin, mon peuple est considéré à juste titre dans de nombreux domaines comme excellentissime. Nous sommes les meilleurs en statistiques, calculs des probabilités, prévisions en tous genre, nous sommes les meilleurs en mécanique des fluides, et tout le monde le sait. Nos sismographes, distribués dans toute la Confédération sauvent des millions de vies presque chaque jour, nos météorologues sont si perpicaces qu'on les débauche à prix d'or pour améliorer les prévisions climatiques partout où de la vie existe, car l'effet papillon ne nous fait pas peur, et nous savons le dériver. Nous sommes les seuls à savoir fabriquer des horloges différentielles qui continuent à mesurer le temps ordinaire dans les vaisseaux les plus rapides, pour permettre de conserver des repères extérieurs, et qui s'adaptent automatiquement aux variations de la vitesse, et qui sont plus précises que les calculs informatiques. Et j'en profite pour avouer au grand jour — et devant témoins conséquents, pourquoi nous n'avons pas besoin de courage: il n'y a pas de désordre chez nous, pas de menaces, pas de contentieux... Oui, nous sommes des planificateurs obsessionnels, mais nous savons traiter l'hétérogène mieux que personne. Voilà la vérité, et en tant qu'indigène de Sirius je veux faire valoir les droits de ma Terre maternelle, bien que je sois gagné à la souveraineté de la Confédération.
Il distribua un regard tranquille et fier à chaque membre de l'assemblée.
—Et j'apprends que nous avons été mis à l'écart du projet Savitri ! J'ai bien senti que dans ce fer à repasser il n'y avait aucune trace du génie de ma mèreterre. Nous aurions dû faire partie du projet, professeur ! Cela justifie un procès.
—Mais je vous ai réclamés, protesta Ol Su Ji, en criant et en se levant d'un bond, à bout de nerfs et en moulinant ses poignets. Je vous ai attendus, je savais que vous seriez les seuls à pouvoir résoudre cette question de l'onde de choc qui nous préoccupe aujourd'hui. Mais !... Je fus gendarmé, et on m'avoua au bout des six mois que je croyais consacrés à votre venue, que vous étiez éliminés, que vous n'étiez même pas en route. Oh ! Ce fut bien monté, croyez-moi. « Non, Sirius ne provoquerait que des embarras, ses ressortissants retarderaient le projet, exigeraient des normes de sécurité telles qu'il faudrait tout revoir en permanence. Vous voulez mettre trente capteurs de panne, ils en exigeront soixante, vous voulez des parois d'un mètre en carbone de tungstène pour contenir le réacteur du parachute, ils réclameront le double, vous voudrez utiliser quelques rivets, ils conseilleront une plaque d'un seul tenant presque impossible à réaliser, vous vous contentez d'un cockpit effilé, ils vous canuleront pour qu'il soit en lame de couteau et renforcé pour une meilleure aérodynamique, ils se mêleront de tout, et il faudra concevoir un vaisseau plus lourd encore et plus cher, et ce sera beaucoup plus long... »

Le vieil homme haussa les épaules et esquissa un faible sourire en coin.
—Je me suis résigné, voilà tout, et nous avons quand même réussi !

Mais Altaïr restait toujours aussi échauffé:
—Oh, je ne vais pas seulement vous attaquer pour nous avoir mis à l'écart, bien que cela ait compromis la validité des normes de séurité, ce que nous ferons valoir sans peine, en rappelant l'ensemble de nos compétences dans le Prévisionnel. Non, cela se comprend, on écarte les empêcheurs de tourner en rond, c'est de bonne guerre, mais le crime est d'avoir déclaré le vaisseau comme fonctionnant à l'ancienne. Vous vous êtes bien gardé de dire que les réacteurs du parachute étaient une bombe, — vous avez noyé le poisson.
—Nous étions obligés jeune homme, ce minerai sur lequel pèse un secret d'Etat, n'avait jamais été utilisé. Et c'est dans le secret absolu que nous l'avons testé. Mes amis (il prit un air goguenard), la fission obtenue par ce procédé n'a plus rien à voir avec ce qui existait auparavant. Une puissance vraiment gigantesque, inimaginable. Sinon, comment aurions-nous pu expulser des particules latérales le long du vaisseau pour le ralentir et qu'elles semblent y être attachées, alors qu'il va plus vite que la lumière ? Nous n'avions pas le choix, désolé ! Il fallait vaincre la friction du déplacement, et j'ai passé dix ans là-dessus... Alors, s'il vous plaît, finissez de me reprocher ce qui se produit. Nous vous avons empêché de repartir, nous avons tout notre temps pour savoir quoi faire du Savitri, et vous avez bouclé le tour de la Confédération en cinquante-sept ans, un exploit historique sur dix mille ans de civilsation galactéenne.
—Quelle emphase, professeur, alors que vous avez compromis la sécurité de la Vie... Le procès que je vois se dérouler sur Aldébaran n'aura pas pour but de montrer du doigt qui que ce soit, reprit, impérial et radouci, Altaïr, il visera l'interdiction de vol. Car le Savitri, s'il s'échouait
par inadvertance, lança Kavalessel qui déclencha ainsi un nouveau fou-rire
—Car le Savitri, s'il s'échouait par inadvertance sur du Solide, une planète, un astéroïde, voire un météore, provoquerait une telle explosion en chaîne, que des dégâts considérables s'ensuivraient, dans tous les cas de figure où il se trouverait filer moins vite que la lumière, c'est-à-dire près d'une Sphère pour y décoller ou y atterir. Cet engin est vraiment une bombe... (à retardement), et ce n'est pas parce qu'elle se déplace en tordant le coup à la durée que nous devons l'oublier, par l'amour du soleil central.
—Et qui vous dit qu'il s'échouerait, glapit l'inventeur, hors de lui.
—Et qui vous dit qu'il ne s'échouera pas, rugit Altaïr, je suis précognitif et bien placé pour savoir que l'imprévisible n'est jamais à écarter, et Dieu sait si je préférerais le faire, en tant qu'originaire de Sirius, nous qui avons horreur de l'aléatoire et en faisons des cauchemars la nuit !

Un vieil homme au tempérament sec et aux yeux éclatants crut bon de détourner la conversation:
—Calmez-vous Altaïr. Le président savait, et lui seul peut délivrer l'autorisation de vol du Savitri. La circulaire a envahi tous les bureaux de sa base, interdiction de vol sans le sceau présidentiel, et Kalchil Mantrok Goukash, qui est ce qu'il est, mais reste un président fort consciencieux, avait pris les choses en main pour éviter cette menace. Tous les services qui de près ou de loin concernent un départ du Savitri étaient au courant qu'il s'agissait en quelque sorte du vaisseau personnel du président, totalement tabou. Tous les surveilleurs du ciel, à tous les niveaux de la hiérarchie, veillaient, du lieutenant de maintenance au contrôleur général en passant par les décideurs des services administratifs.
—Mais alors Olatyr Boox a produit un faux, m'écriai-je.
—Naturellement, nous ne voyons pas d'autre explication, conclut le même participant. Nous avons d'ailleurs examiné votre autorisation de vol, c'est un faux. Qui est donc cet homme ?
—C'est un guerrier fou, précisa mon second, dévoué mais incontrôlable. Il aura pris sur lui de nous laisser partir pour être certain que nous le pourrions, le président aurait pu refuser.
—Cela peut-être un complot, lança une femme.
—Non, je suis réceptif et télépathe, cet homme n'en savait rien, il a juste dépassé ses prérogatives, ce qui est son sport préféré. A moins que ...mythomane invétéré, il ait décidé de se suicider en faisant disparaître avec lui la galaxie...
(Rires qui détendirent l'atmosphère)
—Toute cette histoire est ridicule, m'emportai-je, en dévisageant Ol comme un animal dangereux. Il suffisait de me parler de ce problème pendant ma formation. J'en aurais tenu compte, il était prévu que je fusse le seul pilote encore quelques années, c'est dans mon contrat, je me serais tu.
—Il suffisait, renchérit mon second, de bloquer les commandes du passage supra si l'ordinateur retombait sur des coordonnées inverses ou dangereuses, pourquoi donc l'appareil n'a-t-il pas été bridé — tout simplement ?.
L'inventeur ne savait plus où se mettre, quémandait des regards compréhensifs autour, que seules les femmes lui accordaient. Son visage se décomposa, et il se mit à rougir de honte:
—Le Savitri n'a jamais été conçu pour effectuer le moindre retour en sens inverse... Le Savitri avait été condamné dès le départ à ne tourner dans la galaxie que dans un seul sens, toujours le même, celui qui a d'ailleurs déjà été établi, celui que vous avez effectué en cinquante-sept ans standard, en tenant compte des orbites afin que l'echo les traverse dans le vide, loin de la présence des Sphères. Ce calcul n'était pas si compliqué et a déterminé la succession des escales...
—C'est ce qu'on appelle mettre la poussière sous le tapis, s'indigna une belle femme au regard d'une grande douceur. Toujours de l'avant, toujours de l'avant. Fuyons les conséquences indésirables du passé en priant pour qu'elles ne nous rattrapent pas. Mais si nous jouons sur les mots, semer le passé veut autant dire qu'on le laisse derrière soi qu'on en jette toujours les graines même dans le présent. Pour du double sens, c'est du double sens, par l'aurore indélébile du premier jour... N'ayons honte de rien, laissons la lumière derrière nous et ne nous retournons surtout pas ! Au sens symbolique, voilà la définition même de l'ignorance... Faire fi des erreurs sous prétexte qu'elles appartiennent au passé. Comme s'il ne passait pas son temps à nous rattraper.
—Cela me fait penser aux légendes de bien des mondes, conclus-je en plaisantant, un petit animal étrange aurait une patte plus courte que l'autre, car il tournerait toujours du même côté au sommet d'une montagne.
—Oui, il faut débaptiser ce vaisseau, et l'appeler l'oulangshim, railla Kavalessel, le nom que nous donnons sur Vega à ce petit animal, qui ne sait rien remettre en question, seulement tourner en rond, en rond, en rond... sans jamais regarder en arrière.
—Messieurs j'ai peut-être une solution, proposa un participant chenu, au large visage débonnaire, et qui dégageait une paix considérable. Si ce fameux echo peut être détecté, pourquoi, au retour, l'Amiral n'attendrait-il pas de l'avoir franchi, à la plus basse vitesse possible, pour repasser en supraluminique ?
—Bien vu, cher Maltor, dit Kavalassel, mais il semble que l'onde soit de toute façon dangereuse, même prise en-deça du transluminique, n'est-ce-pas Professeur ?
—Tout le problème est là. Comme l'homéostéasie gouverne tous les systèmes de l'univers, les atomes, les cellules, les organismes, les climats jusqu'à la gravitation et sans doute... l'équilibre entre les quasars et les trous noirs, il est possible que l'onde de choc s'organise toute seule et se tranforme d'elle-même sans qu'on n'en sache rien, en agglomérant des particules, qui ne sont jamais loin des ondes. Si cet echo devient un tout au fur et à mesure de sa survivance, comment savoir quelle forme il a bien pu prendre, un rideau compact, un éclatement hétérogène ? Si cette trace de malheur apparaît comme une vapeur, la traverser ne pose pas de problème, mais si au contraire le refroidisssement lui a permis de rétrécir et de se contracter, elle aura maillé des atomes, et Dieu sait quelle forme elle aura pu prendre. Il se peut qu'elle se soit créée une masse — aussi faible soit-elle — et que tout se tienne. Cette masse sera d'autant plus dangereuse que sa superficie sera élevée. Elle pourrait alors former une sorte d'astéroïde élastique comme du chewing-gum, très léger certes, mais suffisamment solide pour absorber le Savitri comme dans un immense filet, avant de l'emprisonner et avoir raison de son mouvement, les deux vitesses contraires finissant par s'annuler. Et cet écho, d'autre part, rien ne dit qu'il ne soit pas capable de pousser devant lui les particules rencontrées, — de toutes catégories et de toutes tailles, et qu'il les rassemble... Il y a de la matière qui se promène dans le vide au hasard et si tout cela s'agglomère sous l'impact d'une onde ultrarapide... nous avons de fait un tsunami minéral en puissance... Cette vague freinerait peu à peu le navire tout en s'entortillant autour.
— Comme un petit poisson fonçant dans une énorme méduse... illustra Kavalessel.
—Tué par son propre pet, glapit une femme, on aura tout vu, sur ce... je m'en vais, les problèmes de l'espace commencent à m'indisposer.

Il était clair qu'il fallait commencer à refroidir nos cafetières, sinon le mental nous emmenerait là où il règne, l'atermoiement, le conflit, la discorde. Nous restâmes silencieux d'un commun accord, et gagnâmes la salle à manger. Chacun commença son repas en gobant son petit verre de miel de bamindars. Je compris d'où venait l'expression par l'abeille qui gouverne l'aurore. Une seule bouchée nous remit les idées en place. Vega l'emportait. Altaïr reprit son air collet monté d'origine, et tout rentra dans l'ordre.



10




Qu'est-ce qu'un humanoïde ? Un petit être qui commence par croire que la vie lui doit des comptes. Quand il en revient, il s'imagine que Dieu lui doit des comptes, et il s'acharne à essayer de le piéger comme une vulgaire proie. Quand il en revient, il lui reste juste le temps — pour mourir en paix, de voir qu'il ne doit des comptes qu'à lui-même. Il repasse sa vie au tamis, n'en garde que le vrai mouvement et s'en félicite. Le superflu rejeté, une âme s'apprête à un nouveau départ moins rempli d'illusions, les décisons se redressent et acquièrent un sens absolu, tandis que le corps accepte sa défaîte sans amertume. L'arbre de la vie produit des semences devenues immortelles. Le temps soutiendra au lieu de détruire, l'éphémère ne cachera plus les choses qui doivent durer au sein du changement, l'amour, la gratitude, la plénitude de chaque instant subsisteront, et les douleurs éviteront de s'acharner dans un esprit qui les juge usurpatrices.

Boklosh Artak Jaloo.
Fondateur de l'ordre des Nombres sur Sirius.


Avant de vous révéler comment nous avons pu finalement revenir sur Galapolis, je vais décrire quelque peu les moeurs étranges de la Capitale, dans ses quartiers les plus huppés où se déroule l'action présente, ceux qui regorgent d'expatriés de toutes les Sphères, venus assumer des fonctions diplomatiques, des directions de succursales de firmes interplanétaires, des enseignements médicaux dans des cliniques réservées à leurs ressortissants, ou des formations scientifiques et juridiques spécialisées. Vingt-deux races mélangées dans la même fournaise libidinale (les dernières recensées sont très éloignées et ne disposent pas encore d'ambassades), — et ce depuis plusieurs siècles pour certaines, c'est suffisant pour créer une petite culture à part. Ce ghetto doré est soit valorisé par des imbéciles qui aiment recevoir de la poudre aux yeux et en envoyer, ou bien il est systématiquement dénoncé comme un enfer par de multiples personnes jalouses des richesses qui s'y échangent, de la liberté ambiante et du Pouvoir qui s'y consomme. En réalité, si nous regardons les tournures argotiques utilisées dans le monde des Puissants de toutes origines ici rassemblés dans le même effort politique et lucratif, les égophiles, comme on les nomme dans notre Ordre, ne manquent pas d'humour ni de distance sur les choses. Ainsi, comme tout originaire des planètes satellites est horrifié à son arrivée par le niveau de vie qui règne au cœur de la galaxie, il serait tenté de devenir pingre afin de thésauriser un trésor, sou après sou, pour repartir très riche, le carrédor étant en moyenne vingt fois supérieur au change des monnaies extérieures. Certains en tombent malade, quand ils comparent ce qu'ils obtiendraient chez eux avec une somme équivalente — presque dérisoire sur « Cosmo ». Mais justement, le jeu de la Capitale consiste à dépenser tout ce que l'on possède pour rester dans le bain social. Afficher un esprit d'économie, c'est demander à être méprisé, c'est enfreindre les règles, — des règles d'autant plus puissantes qu'elles sont reconnues par vingt-deux espèces pensantes différentes depuis plusieurs siècles. Il est obligatoire dans ce milieu d'inviter chaque mois un subalterne ou un supérieur, et cela serait pris comme une offense de se retrouver dans une simple brasserie. Il faut y aller de la gastronomie multi-mondes, balancer en une seule soirée le tiers de son salaire, dans des sipolators ou équivalents gastronomiques. La fiche des sorties conviviales est mise à jour avec délices, chaque matin, dans le hall des administrations et des entreprises, et trône derrière le bureau d'accueil dans un affichage géant; elle comprend les noms des deux protagonistes, l'établissement et l'heure prévue, et ainsi un roulement assez facile à établir se produit, le casier se garnissant des invitations au fur et à mesure en suivant l'ordre hiérarchique. Tout le monde peut vérifier ainsi qu'aucun cadre supérieur ou responsable de bureau ne manque à son devoir. De même, ne pas être abonné à Holomultitech, qui vous sert à domicile les catastrophes les plus confirmées des vingt-deux Sphères avec une célérité déconcertante, et vous voilà traité de paysan et tenu à l'écart, aussi consentez-vous à payer la facture exorbitante chaque mois, qui permet à cette compagnie de connecter à prix d'or des satellites de relais dans tout le ciel de la galaxie. Vous ne pouvez guère échapper à cette contrainte, car il est très mal vu de ne jamais faire visiter son home, et bien sûr les premiers à s'y rendre, inspectent les lieux pour les autres, qui seront vite mis au courant de votre cadre intime. Si l'on peut afficher sur un mur une toile de prix, cela renforce votre image de bon citoyen de la capitale, et il est naturellement hors de question de se réfugier dans un quartier populaire pour épargner. Enfin, comme il serait antisocial de refuser les nombreux déplacements de groupe au théâtre, au concert, ou à l'holographone, et que personne ne peut se permettre d'avoir l'air près de ses sous, la place hebdomadaire dans une rangée prisée finit par engloutir votre salaire mensuel, compte tenu du fait que vous n'échappez pas non plus aux déplacements en taxhyper privé pour venir au bureau, ce qui grève aussi salement votre budget. Si un subalterne vous voyait utiliser un transport en commun, réservé aux techniciens de surface et aux innombrables plantons, votre réputation serait faite, votre réseau finirait vite par vous considérer comme un pestiféré, et vous perdriez l'estime de tous. Passer pour un pingre, c'est la seule chose vraiment grave dans ce microcosme de fonctionnaires galactiques, d'entrepreneurs au sommet, de médecins réputés, d'avocats sachant jouer avec les vides juridiques de plusieurs législations planétaires, de karchers fixant des accords commerciaux entre Sphères, de couturiers extravagants produisant des pièces uniques, sans compter les artistes renommés, au demeurant fort nombreux, étant donné que chaque Sphère tient à pouvoir faire bénéficier les autres de son propre patrimoine musical, théâtral et pictural.


Ceux donc qui n'entrent pas dans le jeu et qui sont pris en flagrant délit de « rognage », voient leur carrière détruite. Ils repartent, déconfits, voir petit sur leur terre d'origine (attention ! car les bureaux antifraudes sévissent partout, un certificat médical de complaisance pour sauter son tour d'inviter, l'excuse la plus répandue, peut coûter la carrière du praticien et la vôtre, alors gare au moyens de vous défiler quand vous évitez de passer à la caisse).


Selon les races, les expressions diffèrent pour évoquer l'avarice. Si l'on vous y prend, un natif de Sirius dira dans votre dos: il achète ses lacets à crédit, ou il mange sans son dentier ( pour ne pas l'user pour ceux qui ne devinent pas les sous-entendus). Un Arcturien s'esclafferait: il vend son sang pour faire des saucisses, ou il finit ses médicaments une fois guéri (sous-entendu pour les amortir). Un indigène d'Aldébaran lancerait: il ne mange que des stalboukoffs, ces brouets infects à base de céréales et de vitamines synthétiques qu'on sert dans les prisons et hôpitaux pour indigents, plus bourratifs que les gâteaux les plus manqués, dégustés à moitié-cuits et qui méritent la comparaison avec le plâtre humide. On peut s'imaginer que l'esprit de Fomalhaut n'est pas des plus tristes, au moindre soupçon le pingre est accusé de repriser ses chaussettes avec ses cheveux, ce qui devient avec ses poils quand la soirée est avancée, ou de s'inviter chez le concierge dont il repartira avec un doggy-bag. Les Vegans, toujours dans la litote, disent de l'avare qu'il ne manque jamais de pièces de monnaie, ou encore qu'il les collectionne, ou qu'il aime déformer ses poches, ou bien qu'il a vendu son corps à la Science pour s'acheter des jouets, ou encore qu'il trouve plus utile l'argent qui ne sert pas.


Mais si vous ne rectifiez pas le tir après avoir été prévenu par l'opprobre ordinaire, les expressions se corsent et vous pouvez compter les jours qui vous restent à passer dans le Centre du Monde. Ainsi, les galapolitains d'origine disent de celui qui dépense peu, quelle que soit son espèce, qu'il loue sa mère à son père. Ce n'est pas une image. La vie trépidante de la capitale brisant rapidement la plupart des ménages venus des planètes alentour, c'est le hobby préféré des enfants et des adolescents de mettre au point des scénarios plausibles de nouvelles rencontres entre leurs géniteurs. Ils monnaient avec le parent le plus faible de petites pièces de théâtre dont ils mettent en scène les ressorts pour réunir les deux adultes (à couteaux tirés) sur un terrain neutre. Pendant la période de divorce, l'enfant propose de manipuler le conjoint le plus récalcitrant pour qu'il se rabiboche avec celui qui devient son complice. Les parents finissent par trouver un terrain d'entente « pour faire plaisir au petit », dont les émotions et les larmes sont dictées par le seul appât du gain. Cette procédure, comme toutes les manœuvres sérieuses de ce genre, se fait payer moitié d'avance. Si l'affaire est bien montée, les exigences financières de la mère peuvent baisser, et si l'intervention s'effectue dans l'autre sens, la femme se donne frénétiquement à celui qui la quitte pour en tirer un avantage quelconque, et le parent berné par l'astuce de son gamin dont il se fait complice, s'y retrouve de toute façon. Cette procèdure serait courante, et s'appellerait dans le jargon des adolescents, faire ses preuves, ou encore apprendre le théâtre. Etant donné le caractère hyper sophistiqué du milieu des égophiles, les tranches d'âge forment des clans, possèdent leurs propres règles, et il est aujourd'hui admis que cette coutume était parvenue à rester secrète plusieurs générations. Eventée depuis peu par quelques flagorneurs qui se sont vantés de s'être enrichis de cette manière, il est devenu beaucoup plus difficile de la pratiquer impunément depuis trois décennies, ce qui prouve une fois de plus que rien n'échappe à l'entropie, seul le délai varie. Cette pratique permettrait de tripler l'argent de poche des jeunes expatriés les plus sournois, qui ne vivent que pour dépenser, et qui auraient recours à ce stratagème deux ou trois fois par an, le temps d'une nouvelle indignation légitime concernant la séparation appelant la nouvelle scène de retrouvailles, fort lucrative. Un pur numéro de cirque entre les deux complices, souvent répété dans les moindres détails pour fléchir la victime dans la douceur, en anticipant sur l'enchaînement de ses réactions. Il va de soi que c'est le plus souvent la mère et le fils contre le père, qui doivent de nos jours travailler longtemps leur intervention pour ne pas être soupçonnés de leur arnaque, et la fille et le père contre la mère. (Les égophiles se donnent rarement la peine d'avoir davantage qu'un seul rejeton). Pour s'enrichir à ce jeu-là, il faut naturellement savoir arracher des larmes aux pigeons, en sachant en verser soi-même au moment opportun, quand le naïf commence à fléchir, quitte à humecter son mouchoir d'une fine marmelade de balichtags, ce condiment qui fait pleurer quand on l'écorce, au moment de jouer l'émotion qui doit renverser l'intransigeance du conjoint — en train de se faire berné par le duo qu'il aime (ou a aimé) le plus au monde.


Rien ne vaut la pente naturelle pour agir sans effort, comme le disait Foltony Balal Jok, le célèbre auteur des sentences anonymes. Il a parfaitement raison: mimer des émotions primaires remporte souvent des suffrages que les arguments les plus aboutis ne séduisent pas, et il suffit de les laisser épouser le discours. Les mots sont les notes de la partition, les émotions les notes jouées par l'instrument. Si l'on ose dépasser les bornes et affronter la vindicte en sacrifiant toutes les dépenses jugées inutiles — envers et contre tous, l'économe convaincu est accusé de pousser sa femme dans les bras de son supérieur, ce qui sous-entend qu'il préfère qu'elle se prostitue, ou qu'elle « mène sa vie » plutôt que de l'entretenir, ou même qu'elle donne, si elle travaille, une part de ses gains à son époux en échange d'une liberté totale. Les particularismes des mentalités sont eux aussi traités avec un humour qui dissimule une certaine malveillance, ou en tout cas qui cache l'étonnement. On dit ainsi des indigènes de Sirius qu'ils paient leurs obsèques avec leur premier argent de poche, ou qu'ils « encadrent » l'échographie de leur embryon, accrochée au-dessus du lit. On dit des Arcturiens qu'ils vendent les appareils d'occasion plus cher que les neufs, l'usage prouvant qu'ils fonctionnent, des Vegans qu'ils ont peur que l'argent les mange la nuit en sortant du coffre, tandis que les Centauriens, extrêmement durs en affaires, rachètent à moitié prix ce qu'ils viennent de vendre, en montrant ainsi au client grugé qu'il est encore temps pour lui de ne pas tout perdre... L'exagération prédomine bien entendu, mais toute cette délicatesse verbale est sans doute le fruit d'une longue maturation, d'un métissage parfois tendu et laborieux, parfois complice et universel. Venir d'ailleurs et vivre sur « Cosmo », c'est un rêve qui n'a pas de prix, et tous ceux qui ont fait la fine bouche sont vite repartis. Ici l'argent coule à flot, c'est la loi. Il faut apprendre à le laisser filer, à ne pas regretter les économies manquées qui auraient fait de vous à votre retour un prince sur votre Sphère d'origine. C'est le prix à payer pour entrer dans le cercle des égophiles. Nul ne s'autorisera à penser qu'il est indécent de s'offrir un café à une terrasse de la Grande Avenue, cette dépense journalière somptuaire et rapide qui équivaut à un mois de nourriture sur un monde lointain pour un budget de base. Faut-il s'imaginer que tout est comparable, pour souffrir de ce qui semble injuste, inégal, disproportionné quand on provoque des collisions entre des mondes singuliers? Non. Qu'y-a-t-il en commun, en effet, entre la vie d'un Ambassadeur sur la planète mère et celle d'un Kashtallien, perdu sur son île abandonnée, et qui ne sait toujours pas comment les enfants arrivent au monde ? Certains se contentent de suivre la vie au jour le jour sans rien demander d'autre que respirer, observer et aimer la nature, être épargnés par les cataclysmes et les invasions, quand d'autres manquent d'autant plus de nouvelles choses qu'ils accumulent plaisirs, pouvoir et richesse.


Ne cherchons pas de logique pour faire cadrer toutes les expériences de la vie dans le même moule, sinon nous en perdrions la raison, et nous tomberions dans la shtoulkalvasse redondante, cette mélasse psychologique toxique, cette âme du ressentiment glorieux, dont certains guerriers imprudents ont fait les frais, en mourant dans des hospices pour avoir voulu creuser dans les arcanes du mal. Non, elle se suffit à elle-même la souveraine vie, puis se prolonge dans les secrets de l'Etre, pour lesquels tous ne sont pas faits, — les gardiens du seuil se postant à des portes étroites, par lesquelles ni les flagorneurs ni les redresseurs de tort n'auront la moindre chance de passer. Est ce qui est.
Mais,
si tu hais celui qui hait, toi aussi tu hais,
comme le stipule le quatrième amendement du justicier repenti, enfin prêt à recevoir l'initiation de l'Insécable (intronisation à la ceinture jaune, soit la sixième année dans l'Ordre). L'horreur n'est que l'envers du délice, et l'un n'ira pas sans l'autre, — pour quelques millénaires encore, car la néguentropie ne fait que commencer à s'exprimer sous la houlette des mutants de Vega. D'ailleurs, si nous restons au plus près des visions des maîtres de l'algèbre, si seul l'Un existe, il n'y a pas de comparaison possible. Tout se tient, seul un panorama d'ensemble indique l'accord des montagnes et des plaines, des terres et des océans, et surtout, comment la lassitude du mal engendre le bien tandis que la lassitude du bien engendre le mal. Les montées et les descentes sont le même itinéraire parcouru dans les deux sens, l'aller et le retour sont le même, Kölajoc cojalök amal, en vieux végan. C'est peut-être ainsi que les choses se révèlent: chaque homme contient dans son unicité son mystère unique et sa différence. Tout être fait maladroitement l'expérience de l'Un par l'identification, et voue sa vie à réunir ce qui n'a jamais été séparé autrement que par son ignorance.


Je sens que j'ai envie de m'emballer et de dériver vers l'exposé de ma fonction, qui a été longtemps secrète, de maître des Nombres au service de la Confédération. Mais le lecteur s'impatiente, et veut savoir si nous sommes restés le bec dans l'eau à Vega, hantés par la menace du soliton quantique issu de notre passage au-delà de la lumière (et donc de sa vitesse). Altaïr et moi nous nous sommes réfugiés à l'Ambassade, où notre rang nous a valu un superbe hébergement dans des bungalows noyés dans le parc aux oiseaux. Nous y passâmes deux jours à méditer, au pied des grands arbres aux feuilles bleues où semblaient se parler de beaux ashtalors blancs aux yeux gris pétillants d'intelligence, qui nous parurent porter un regard quelque peu condescendant sur leurs frères volants, qu'ils apostrophaient sans vergogne — pour se moquer d'eux vraisemblablement. Puis nous repartîmes à la charge chez le petit groupe qui avait hébergé l'inventeur de la contraction — pas si inoffensive que ça — de l'espace.




11




Il n'y a finalement que deux sortes d'individus, ceux qui sentent qu'ils doivent autant donner que recevoir, et ceux qui, énivrés par ce qu'ils reçoivent, finissent par oublier de donner. Malheureusement, il est très difficile de les distinguer, et il n'est pas rare de se tromper de catégorie. Le coup de poignard dans le dos dissipe les incertitudes. Son but est d'éveiller le plexus solaire au pardon.

Mixolo Fa Swest, créateur de l'art Martial synthétique.
Co-fondateur de l'ordre des Errants.



La même petite assemblée était là, prévenante et intense, mais aussi tranquille, à l'exception de Ol Su Ji, qui mâchait toujours quelque chose, son stylo ou son mouchoir, il n'en pouvait manifestement plus. Ce fut Altaïr qui présenta notre plan.

 

—Chers amis, nous comptons en savoir plus sur l'écho de malheur. Nous voulons nous en rapprocher, faire demi-tour dès que nous le détecterons, afin qu'il ne nous rattrape qu'au moment où nous serons à la même vitesse et dans le même sens, ainsi les forces s'annulant, il nous poussera en avant comme tout le reste, en exerçant une pression sans danger. Nous mettrons alors en marche les rideaux de particules du jet atomique du bouclier, par petites salves pour ne pas craquer la coque, ce qui le trouera de part en part. Nous le traverserons de cette manière. Pendant ce temps, nous l'analyserons pour évaluer sa dangerosité, et nous tenterons de mesurer notre accélération cette opération terminée, afin d'être certains de ne laisser qu'un faible echo tout en dépassant la lumière. Cela nous prendra beaucoup plus d'énergie, mais comme le voyage n'est pas long, c'est sans doute faisable.
—Nous aimerions savoir ce que sentent les mutants solaires à ce propos, lançai-je désinvolte, avant de recueillir (j'envoyais un regard appuyé au physicien) le témoignage de Ol.
Kavalessel se fit le chairman, comme d'habitude, et toisa son voisin de gauche:
—A toi, Bartosh.
—C'est une bonne solution, il faut toujours être conscient des conséquences de ses actes, plutôt que de se laisser rattraper par elles d'une manière imprévue et nocive, j'approuve.
—Qu'en dis-tu ma chère Ilkavol ?
—La vitesse de la lumière est restée déclarée infranchissable pendant des millénaires. Depuis qu'elle ne l'est plus, de nouveaux problèmes apparaissent, il faut tirer cela au clair, renoncer au navire ou qu'il se déplace sans écho. J'approuve le début de cette enquête.
—Et toi, mon cher Sctholgoj ?
—Il y a assez de dangers dans l'espace pour ne pas en inventer de toutes pièces. L'histoire de cet écho, — de ce pet mortel n'est pas édifiante. Si Altaïr maintient son projet, qu'il sache que je suis toujours avocat et que je peux plaider sur Aldébaran l'arrêt du vol de cette bombe projectile. Puissions-nous seulement enrayer le karman de cette affaire dès à présent.
—  Et toi, Ichtouline, qui a l'air soucieuse.
— Je me sens très concernée par cette histoire... Oh, attendez, attendez, mon Dieu, qu'avons-nous fait ? Ça y est, je le vois, je le vois, donnons-nous la main, je vois l'écho du Savitri.
—Nous t 'écoutons, gardienne de la Vie, déclara Kavalassel, frisant le solennel.
—C'est une pluie de météorites d'une vitesse fantastique, pour le moment je ne peux pas la calculer, son front doit faire quatre cents mètres de haut, toutes sortes de petites pierres, de blocs tournent sur eux-mêmes à une telle vitesse de rotation que ce sont de redoutables armes tranchantes. La largeur, attendez, une centaine de kilomètres, et la profondeur est faible, une centaine de mètres. C'est un tsunami que rien ne semble pouvoir arrêter ! Aha mon Dieu, quelle horreur !



A ce moment-là, la Vegane s'endormit ou tomba dans les pommes. Tout ses amis l'entourèrent, mais avaient l'air de trouver cela normal. Le physicien m'envoyait des signaux de détresse. Rationaliste comme il l'était, cette sortie l'avait achevé. Il donnait l'air de vouloir mourir dans quelques instants pour se débarasser de tout ce fardeau. Altaïr avait perdu son air guindé, et affichait une détermination martiale qui faisait plaisir à voir. Kavalessel parla avec conviction à la voyante, qui parvint à se réveiller. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Les mutants se concertèrent du regard, et une onde télépathique sembla les parcourir, mon secondant la capta puis me la transmit d'un petit air entendu.

 

—Avez-vous compris pourquoi la gardienne de la Vie a vu votre satanée trace d'orgueil, Amiral, le pet le plus toxique de toute l'histoire de la Vie ?
Il avait l'air tenté par une colère qui l'aurait libéré de quelques surivances dynamiques vivaces. Pour ma part, j'aurais préféré tourner un peu autour du pot, pour ménager Ol.

 

—Sans doute parce que cela la concerne, concédai-je, la gueule enfarinée.
—Mais encore !
—  Elle n'a qu'a nous le dire, tranchai-je sur mon ton de commandement, qui n'admet aucune réplique.
Je m'avançai vers elle et lui prit les mains: expliquez-vous, Ichtouline, que s'est-il passé ?
—Mon cher Amiral, la seule raison pour laquelle j'ai pu voir cette horrible chose, c'est qu'elle se dirige droit sur nous. Elle entre donc dans mon champ de conscience, et c'est pour cela que j'ai pu m'en rapprocher. Cette chose peut détruire Vega, elle est dans notre axe.
Ol pouvait enfin revenir au créneau.
—Oui, ça se tient, concéda-t-il plus penaud qu'un hérisson descendant d'une brosse, ça se tient que l'écho reste dans l'axe du cap, oui, ça se tient parfaitement.
Il essuya ses larmes, et sortit des cachets qu'il avala goulument avec un verre d'eau.
—Okay d'accord, s'écria alors le vieil Xoshan Taa, le plus discret de tous. On ne savait lui donner d'âge, dépourvu de cheveux, de sourcils et de poils, ses belles rides pouvaient signer une centaine d'années, sans doute bien davantage.
—Eh bien ces messieurs vont être obligés de se rapprocher au plus près de ce tsunami. Ils passeront en monde supraluminique au dernier moment, et détruiront l'ancien écho avec le nouveau. Les deux vont quasiment s'annuler, c'est du gateau. Un beau choc frontal en perspective !
—C'est comme si c'était fait, dit Bartoch en se foutant de la gueule du monde, et en m'envoyant un regard de défi.
—Exactement  ! Une formalité, renchérit Ilkavol, tout en riant jaune, l'Amiral en a vu d'autres, n'est-ce-pas, Amiral ?
—Affirmatif, chers amis, plastronai-je, cela ne devrait pas poser trop de problèmes, affirmai-je avec une pointe de préciosité pour faire distingué et inspirer confiance. (Quelle autre attitude adopter, par le cheval fou qui chevauche la mort ?)
—Et si vous ratez ? S'exclama Kavalessel, gourmand, joyeux et armé d'un sourire béat.
—Nous déménagerons en temps utile, lança une autre femme, qui n'aimait pas se faire remarquer. Toutes les forces vives iront apporter notre sagesse aux Sphères nouvelles, et ce sera un nouveau départ. Quant aux plus agés, qu'ils meurent un peu plus tôt ou un peu plus tard, quelle importance. Si le Savitri existe, c'est que le Divin l'a permis.
—Indirectement, indirectement, s'insurgea Ol en prenant un air outragé et en agitant ses bras maigres. Le Savitri c'est moi, et il n'a encore détruit personne pas plus que je n'ai jamais fait de mal à une mouche... Au contraire, cet engin a prouvé que la Confédération était bien unique et surtout — unie. Un seul équipage a foulé toutes les terres habitées regroupées en un seul Empire galactique, nous avons réuni réellement (il insista sur le mot) toutes ces Sphères qui jusqu'à présent se toléraient bureaucratiquement, à travers une fédération administrative lourde et sans vie. Mais deux hommes, dont l'un est parmi nous, les ont toutes visitées et ont ramené au bercail de la Civilisation Galactique toutes ses cultures... Plus rien ne sera jamais plus pareil. Le Savitri est le symbole de l'espèce humanoïde, de son génie et de son unité, et il n'est pas question qu'il devienne un engin de mort. Cette mission réussira.
—Mes amis, déclara Ichtouline avec gravité mais sans emphase, j'accompagne l'Amiral, ses dons, ceux du jeune homme prévoyant et les miens pourront ne faire qu'un. C'est alors que nous saurons décider ensemble du moment opportun, pour créer la collision des échos dans les meilleures conditions.
—Ce fut vraiment une belle journée, conclut Kavalessel, n'est-ce pas professeur ?

Nous ne pouvions plus parler. Nous restâmes à préparer des boissons, à nous observer, à épier peut-être une dernière saillie qui viendrait donner au projet encore davantage de consistance et de chances de réussir. Mais nous savions que c'était déjà inespéré de pouvoir rattraper in extremis les conséquences de notre négligence.



12




Dieu ne joue pas aux dés, mais le temps distribue néanmoins les cartes.
Il déroule successivement ce qui ne peut se produire au même moment.
Seules la naissance et la mort sont entières, tout le reste est découpé.
Septième point de la charte des Aïshkafels.



Bien entendu, le périple sur Vega sembla d'un seul coup un rêve, puisque, grâce à la gardienne de la Vie, nous sûmes nous dégager du soliton meurtrier juste à temps tout en le frappant de plein fouet avec notre sillage, grâce à une acrobatie. Toutes les angoisses des derniers jours fondirent. Ce cataclysme reprendrait ainsi rapidement des proportions naturelles, une dispersion inoffensive, et quant à la nouvelle turbulence, quoi qu'il en fût, elle entraînerait de toute façon un changement de trajectoire. Véga serait donc sauvé. Nous savions que nous avions réussi, mais, à moins qu'une autre adepte de l'énergie Originelle ne possédât des dons équivalents à ceux de notre compagne de voyage, la nouvelle mettrait des années à parvenir sur Véga. Nous étions partis sans pouvoir déterminer la vitesse d'approche de la menace, et chacun savait que le tsunami de pierres était encore loin, son origine s'étant formée au large de la planète-mère, dès que nous avions pu passer au-delà du temps.


Il nous fallait maintenant tourner la page, et tandis qu'Ichtouline se réjouissait d'être reçue par la Mater principale de l'Ordre des Chiffres, grâce à l'entremise de Sat Hamsa, nous avions déjà en tête de revenir foncer droit dans le mur défendu par Boox. Nous hésitâmes entre la stratégie du crapaud ivre et celle de la grenouille dévote, car tabler sur celle du chien debout nous parut risquée, Olytar étant plus fin que ce qu'il voulait laisser paraître. Tout cirage de pompes lui paraîtrait suspect, et en même temps, la moindre attitude susceptible de l'inférioriser nous le mettrait à dos, aussi faudrait-il jouer les imbéciles, afin que nos impairs puissent être imputés à l'énorme jetlag dont nous pouvions être victimes. Nous nous corrigions mutuellement nos mines afin que nous ayons vraiment l'air de naïfs irrécupérables, agissant au ptibonheur la chance, et pour cela, il fallait afficher un enthousisame d'adolescent juste déniaisé, parfois ponctué de l'angoisse d'une femme du monde qui n'a plus rien à se mettre, un mood qui pourrait aussi bien passer pour une intoxication de l'air Végan que pour les séquelles du voyage. Aussi, nous ne perdîmes pas de temps, et arrivâmes sans prévenir comme deux joyeux lurons. Nous avions retrouvé sa trace grâce à la Confrérie chargée de l'affaire avant notre voyage. Le veilleur occupait un immense bureau dans une société d'import-export d'œuvres d'art, une couverture parfaite. Il avait ainsi pignon sur rue, s'avisait de tous les trafics entre les Sphères, et pénétrait les milieux ultrariches qui ne manquaient pas de venir visiter les nombreuses galeries qui exposaient des œuvres — toutes origines confondues, depuis de simples bijoux ethniques créés il y a des milliers d'années, jusqu'à des peintures laser de grand format, en fait des hologrammes très sophistiqués, sans compter toutes sortes de bibelots en pierres précieuses, de sculptures de toutes les tailles, de meubles en bois invraisemblables aux formes d'une limpidité absolue ou au contraire tarabiscotés jusqu'à en rendre l'usage difficile, dans toutes sortes de matières bizarres ou de végétaux inconnus, aux couleurs déconcertantes, comme le lakshti d'un bleu presque transparent qui constituait la matière de merveilleux bureaux en demi-cercle, ou le kolenvyr, d'un orange qui semblait irradier la lumière, et qui donnait aux baignoires ouvragées de sa composition l'assurance de devenir des objets vintage inabordables — accessibles aux seuls richissimes membres de la Confédération. Le moindre objet de collection valait une petite fortune, comme ces pots de chambre royaux en peau de shloton des neiges, décorés de dessins d'animaux fantastiques (censés avoir deux mille ans selon leur étiquette et provenir des chaînes d'Aldébaran), qu'Altaïr identifia, après les avoir scrutés seulement deux minutes, comme de simples contrefaçons à la portée de n'importe quel taxidermiste ou tatoueur récupérant au meilleur prix des chats errants tués par les pauvres en mal de ressources.


Nous n'avions pas le profil d'acheteurs, aussi, sans les pouvoirs mentaux de mon collègue étranger, nous ne serions pas passés. Mais ce dernier sentit exactement ce qu'il fallait dire, et se présenta comme un prince de Sirius, ce qui était plausible s'il se donnait la peine de dégager tant soit peu d'autorité. Et de bomber le torse. Il pénétra avec conviction le cerveau de l'agent de sécurité, qui s'inclina respectueusement.


 

—Bravo d'être parvenus jusqu'ici, mes braves. Moi qui croyais que vous feriez juste l'aller-retour, je commençais à me demander si le Savitri n'avait pas été intercepté par des aliens qui en auraient bouffé les occupants en les laissant vivants le plus longtemps possible, trop contents de survivre à leur pénible exploration. Votre retour a-t-il été retardé, mes soldats ? Huit mois déjà que nous ne nous sommes plus concertés.
—Exactement, votre éminence. Le Savitri est un prototype, et la manœuvre du passage en translumière s'est bien effectuée, mais celle qui devait nous propulser en supraluminique s'est bloquée!
—C'est bien la première fois, n'est-ce pas ? Quémanda-t-il d'un air gourmand.
—Oui, votre éminence, et sans doute la dernière, par le dieu des obstacles.
—Avez-vous pensé à un sabotage, mes braves ?
—Cela n'a pas été la peine de le faire, trancha Altaïr, contrit de ne pas pouvoir continuer sur cette piste qui excitait le nain drogué. Ce fut, votre éminence, par mesure de sécurité que le Savitri ne voulait pas transcender la lumière. Un capteur indiquait une masse inconnue sur le parcours de l'accélération exponentielle.
—Je vois, je vois, fieffés veinards. Et cela a duré près de huit mois, soldats ?
—Absolument, éminence, crus-je bon de renchérir, l'alarme a dû rester bloquée, comme si le navire était doué de raison et qu'il avait eu si peur que, désormais il ne voulait plus avancer (plus c'est gros plus ça passe, car l'énormité vient de loin). Nous avons donc lancé plusieurs fois le programme de réparation interne, sans succès, conclus-je avec un air mi-figue mi raisin.
—Finalement, c'est mécaniquement et manuellement que nous avons pu tout faire rentrer dans l'ordre. Désolé pour le temps perdu, votre éminence, ponctua Altaïr en se fendant d'un salut militaire qui était si naturel qu'il sentait les nombreuses heures de répétition.

L'agent fêta l'événement en allumant une mortdélice, tout en nous regardant par en-dessous, comme s'il n'avait pas cru à notre explication mais qu'il sentait qu'il n'aurait pas le fin mot de l'histoire.
—L'enquête avance, votre éminence, dis-je sur un ton enjoué, tout en voulant le tester prudemment. Au fait, félicitations pour avoir obtenu l'autorisation de décollage du Président, quand nous avons vu le sceau suprême à l'arrivée, nous avons compris que vous aviez vraiment le bras long, votre éminence, nous en sommes restés admiratifs, vous nous avions sous-estimé, par les larmes des morts.

Boox s'enfonçait dans sa jouissance préférée, l'approbation, et fit quelques gestes langoureux, comme un félin domestique qui vient de se réveiller et qui fait l'effort de se souvenir comment il s'appelle.
—Je me suis laissé dire que j'avais à ma botte le Président himself, mes très chers collègues: je demande, il obtempère, (il tira avec une volupté démoniaque sur sa cigarette tout en croisant les jambes sur son bureau), oh je sais, certains crétins disent que les rôles sont inversés et que c'est moi qui le promène en laisse, que c'est moi le vrai Président de tous les mondes, mais... la question n'est pas là, messieurs les initiés, non, par le premier soleil fragile, un Président n'y suffit pas... à grenouiller dans les marécages de la « maison ». Bref, je supplée, je suis en quelque sorte le Jepeuxtout en second.
— Nous avons glané quelques renseignements sur Vega, et vous avez raison: il faut se méfier du sherpa qui vient du Sud.
—Bien... (il haussa les sourcils, contrarié) et c'est tout ?
—Nous comptons nous mettre sur l'affaire, affirma Altaïr avec force, avec votre permission bien entendu, et trois agents multitâches ne seraient pas de trop, un soldat tueur, un hacker diplômé, et un spécialiste d'Arcturus bien entendu.
—Je vois que vous me prenez pour un benêt, mes braves, c'est que je cache bien mon jeu, figurez-vous. J'aime à me montrer stupide, cela endort la vigilance des mes adversaires. Bon, que me scellez-vous, à moi votre Supérieur, à quoi bon cette rébellion, jeunes recrues, d'ailleurs voici votre mandat en bonne et dûe forme, contresigné par le très-haut, c'est une opération légale qui vous est confiée, et vous ne devrez rendre compte qu'à ma personne, est-ce clair, Maîtres ?
Nous évitâmes autant l'insolence que la soumission en arborant un air martial et, pour la circonstance, le sérieux du subordonné qui écoute son chef se dessina sur nos deux visages. Le nabot, lui aussi, jouait au second degré, sous la coupe de la drogue.
—On ne va pas sur Vega glaner des renseignements (il se mit à sangloter avec une complaisance qui nous fit douter de sa sincérité), j'en ai la nostalgie mes soldats, j'y ai grandi, par le rat qui mange la nuit, que c'était agréable. Ah les ashtalors blancs du Parc de l'Ambassade, quand j'y pense, ils venaient se poser sur mon épaule quand j'avais huit ans, ils m'apportaient de petits objets et prononçaient leur nom, c'était touchant ! Certains noms de fleurs dérivent de leurs onomatopées, le saviez-vous n'est-il pas ? Koualkoc, par exemple, c'est la pivoine rouge, Ulki, la rose battifolante aux mille pétales, Ar ror, le nénuphar aux fleurs arc-en-ciel (quel numéro d'artiste avec les intonations d'origine!), tout ça me manque autant qu'une mortdélice après trois jours d'abstention, j'en crève d'être privé de Vega. Mais bon, passons sur mes coups de cœur autant que sur mes vices que j'espère proportionnels pour toujours retrouver ma route en sinuant, et allons-y, droit au but, sans y aller par quatre chemins, presto, sans détours... Vous êtes donc allés consulter les laïshskafels, derniers survivants d'un âge d'or, petits cachottiers.

L'ivresse apparaissait par saccades, et le petit bonhomme devenait plus vulnérable. Son point faible était donc sa force. Pour une raison insondable, il était très attachant. Le savait-il, en jouait-il ou non ?
—Alors que dit le tirage, bon sang ? Accouchez mes braves !
—Il est trop vague, malheureusement, s'avança mon subordonné, pour que nous l'évoquions.
Inutile de chasser le vent avec de la fumée, votre éminence.
—Dites toujours, mon ami, ne jouez pas au plus fin, ou je vous enlève la mission de votre vie. Je trouve des indices, figurez-vous, dans les moindre quanta d'informations. Je subodore, je hume, je devine, puis enfin je vois ! Alors j'extrapole et la cible est touchée dans le mille — les yeux fermés. Faire feu de tout bois, tel est l'art du trappeur cerné par les glaces que je suis, et tel je me complais dans ma rude existence d'aventurier solitaire, qui dispute ses lièvres au léopard des neiges, et troue la glace pour pêcher quelques chtafignax dorés qu'il dévorera d'un coup de dent vengeur en admirant le pâle lever du jour qui le dispute au linceul de la nuit, reculant dans la honte silencieuse de la défaîte, tandis que les archtoums aux plumes soyeuses s'envolent puiser dans les rayons de l'astre du jour la bénédiction de la vie sévère et belle du royaume où il ne pleut jamais, mais où crissent de cent mille manières différentes les couches de neige écrasées par le pas souverain du héros du froid, vainqueur de toutes les peurs. Oui, chers amis, j'aime la forêt primaire aux neiges éternelles... mais je vous en prie, continuez, agents spéciaux.
—Nous avons une chance de réussir, dis-je vivement en prenant le relais, à condition d'exercer une patience sans faille, ce qui veut dire que vouloir régler l'affaire rapidement reviendrait à s'étrangler par mégarde en nouant sa cravate avec un nœud de cabestan.
—Mais, avons-nous le temps, au moins, combien de mois, sans vous commander l'issue ?
Son regard commençait à chavirer sous les paupières mi-closes, il partait...
—Sans doute plusieurs, votre éminence, c'est la seule bonne nouvelle, grave est la situation, mais pas d'urgence.
—Halte donc au désespoir et au dépit, passons à l'attaque, soldats ! Et quel est le principe en action ?
—Le Mensonge en personne, votre éminence.
—On fait rarement pire, n'est-il pas ? Ah oui, je me souviens de ce jeu, comme c'était amusant, les bâtons gravés, les serpents de différentes marques, l'eau qui s'évapore, le calculs des places, ah si vous aviez vu la tête de mon père ! Bref, mes chers soldats, aurez-vous la bonté de me révéler sans que je vous l'ordonnasse outre mesure, la force adverse qui soutient ce mensonge, chers seconds couteaux ?
—C'est là que le bât blesse, votre éminence, reprit mon subalterne, en s'inclinant comme un domestique car il ne semblait plus pouvoir évaluer dans quel état d'esprit l'espion naviguait, et il avait opté pour le profil bas, aussi hypocrite que prudent. Vous comprenez, le symbole signifiant renvoie à une grande quantité de signifiés possibles, une bonne vingtaine, et, par le cheval fou qui chevauche la mort (il nous roula des yeux épouvantés, quel comédien !) nous sommes plus désorientés qu'une boussole antique sans aiguille transformée en toupie pour enfants, votre éminence. Et enfin, (il se radoucit en fixant la barbouze qui n'en pouvait plus mais en atteignant le high) ......nous ne voyons pas en quoi cette précision — qui n'en est pas une au demeurant — pourrait vous être d'un secours quelconque... Elle indiquerait tant de fausses pistes que nous célerions volontiers cette partie de l'oracle afin de vous prémunir de courir plusieurs lièvres à la fois, dans le blizzard mordant.
—D'accord sur le fond, jeune lavette, mais dites-moi quand même de quoi il s'agit car c'est moi qui commande nonobstant, par l'épée de Justice et le fait du Prince. Oui, chers témoins de l'Histoire, c'est le moment pour moi d'inscrire cette révélation dans mon enveloppe charnelle dévouée, avant que je dévorasse le mégot de cette mortdélice qui annonce la fin prématurée de l'extase sans second que vous n'aurez jamais la grâce de connaître, de par devers-moi qui vous l'interdis, cette drogue étant prohibée pour tous, et obligatoire pour moi seul.
—Vous êtes donc prêts à tourner en rond, votre éminence, à partir dans les huit directions en même temps, et à vous délabrer le cabochon pour flairer la trame du complot dans toutes ses plus infimes virtualités ?
—Absolument, jeune homme. Affirmatif. 5 sur 5. J'adore ça, minauda-t-il, comme mes ancêtres depuis bien des générations. Traquer le traître dans ses refuges les plus inaccessibles, extirper la manipulation des discours généreux où elle se dissimule, éviter au dernier moment le coup de poignard dans le dos diligenté par un proche, déceler la stratégie de qui veut me tuer dans le baiser même de l'amante complaisante, voilà mon lot quotidien de héros ordinaire, de surhomme politique, je ne m'ennuie pas, n'est-il pas ? Ah ! Vivre avec un grand V, voilà mon job n'en déplaise au specimen de Sirius que j'ai devant les yeux.

Il toisa sans amenité le jeune cinquième Dan, comme s'il s'était agi d'une nouvelle sorte de cafard géant.
—Pauvre ami (il leva les yeux au ciel comme terrassé par la pitié la plus grasse), votre espèce ignore autant l'audace que le courage, tous autant que vous êtes vous rasez les murs, du sous-fifre au Président, vous autres specimen de Sirius ! Les assureurs gouvernent votre empire, les avocats lancent des représailles pour une courbette oubliée ou un juron pronconcé sans intention de blesser, les touristes sont parqués dans des camps de concentration déguisés en parcs naturels, avec de fausses cascades pour ne pas se noyer, et des zoos holographiques pour ne pas risquer la moindre morsure ni la moindre évasion...Et votre Etat, grâces lui soient rendues ! Il se porte à merveille car il n'y a même pas le moindre fraudeur ! Vous êtes la honte de la Galaxie, il fallait bien que Dieu se fût trompé quelque part dans cette collection de nouveaux produits, eh bien c'est sur Sirius, on a déjà vécu le lendemain le jour même, mais si, je connais, j'y suis allé, ce n'est pas si loin, pour la dernière mutation de Boox senior. Une vie sur formulaire ! Tout était prévu à l'avance. Tenez, je me souviens d'avoir été arrêté par la police, j'avais vingt ans, parce que je me promenais, et que je n'avais pas pu caractériser dans quel but je me promenais. Véridique. On a trouvé ça suspect, pas même un musée à visiter à se mettre sous la dent, pas une seule adresse digne de ce nom à fournir, pas même le nom d'une rue à leur jeter en patûre, je flane que je leur ai dit, mais mon traducteur a pris une mine consternée et m'a affirmé qu'aucun verbe correspondant n'existait dans cette langue. J'ai été pris pour un terroriste: un type qui ne sait pas où il va, ça ne laisse rien présager de bon. Se promener au hasard relève de la psychiatrie ou cache un complot, l'ambassade a dû intervenir. Une drôle d'espèce, n'est-il pas ? Vous ne faites pas un pas en avant sans vous demander si vous ne risquez pas la mort, vous êtes vraiment ...la lie de la Confédération, susurra-t-il d'un ton joyeux, en scrutant Altaïr bien dans les yeux.



Mon attaché n'avait pas obtenu son cinquième Dan en le trouvant dans la poubelle du réfectoire. Il avait été formé à résister aux manipulations psychologiques les plus directes autant que les plus sournoises. Il renversa facilement le jeu du nain qui voulait le faire exploser pour l'avoir à sa merci, après l'avoir humilié en constatant le surgissement brutal d'une survivance dynamique de base, indigne de sa condition.

 

—Mon cher Olatyr, vous avez vu juste (se permit-il de l'interpeller comme s'il lui tapait sur le ventre depuis des lustres), et c'est bien pour cela que je suis devenu Maître des Nombres sur la planète mère, pour échapper à cette mentalité de comptables pinailleurs, qui font dans leur froc en entendant un moustique s'approcher.
—Et renégat avec ça, pontifia Boox, l'air méprisant, pour rendre coup sur coup dans un réflexe de survie.
—Si pour échapper à ce qui vous détruit, vous devez renier certaines choses, je veux bien être considéré comme un félon. En mon for intérieur, je n'ai trahi que la complaisance éhontée de mes frères qui vivent à la solde du moment purement répétitif, et pour qui le terme nouveau résonne comme une menace.
—Bien ! Emotionnel maîtrisé, quoi d'autre ? Avez-vous des dispositions particulières, jeune homme ? Car j'aimerais bien vous confier une mission.
—Je suis seulement un réceptif pur, selon mes différents mentors. Un seul moine sur quatre-vingt à peu près possède un tel niveau d'empathie, qui se décline de différentes manières. Ainsi, Olytar, je perçois que vous désespérez d'être à la hauteur de la moitié de vos ancêtres, et cela vous ronge. Je vous conseillerai d'entrer dans notre Ordre, et en quelques années, vous seriez débarrassé de ces fantômes, mon cher.

Tandis que nous nous attendions a voir Boox blessé, sa sincérité nous en boucha un coin, était-ce l'effet du joint, ou une parade savamment mise au point ?
—Affirmatif ! Comment égaler Jilosh Jilosh Boox, qui ramena à la Confédration deux Vassaux en une seule existence, Aldébaran et AlphaCentaurus ? Et Albokerj, mon arrière-grand père, n'a-t-il pas obtenu la démission du Président de la Confédération, dont il prouva qu'il se laissait corrompre par les financiers de Regulus, en échange de postes clés ? Oui, je suis un petit minable, mais j'ai la chance de m'aimer quand même. Aussi, il m'est loisible de monter en épingle mes moindres succès, et d'oublier mes fautes retentissantes, mes échecs cuisants, mes manquements impardonnables. C'est un moyen efficace pour tenir le coup. Je suis un pervers narcissique, et je m'en félicite en m'infligeant de petits supplices. D'ailleurs le moment est venu.

Il se poinçonna l'avant-bras, afficha une grimace extatique, de nature érotique peut-être, et se lécha voluptueusement le sang qui suinta. Altaïr profita de la diversion pour tenter une clé à laquelle l'autre ne s'attendait pas:
—Cher Olatyr, êtes-vous... vraiment originaire de la planète-mère ?
L'éminence resta pétrifiée quelques secondes avant d'envoyer un regard admiratif à mon lieutenant, qui se termina dans mes yeux avec une nette approbation.
—Ah, nous y voilà mon brave ! Je ne peux rien vous cacher étant donné que je suis sous la coupe de mortdélice, l'infaillible qui ne ment qu'aux menteurs, primo, et que je ne me vois pas balader un duo de maîtres des Nombres fichtrement gradé, secondo. Affirmatif, ma mère n'était pas de ce monde. A l'époque, il y eut quelques expériences d'hybridation dans les milieux les plus huppés, sous contrôle médical, et vu le résultat, les mélanges ont vite été interdits, pas plus d'un an après ma propre naissance, entre parenthèses, et j'étais un des premiers... Bien que la souche de ma mère fût la plus proche génétiquement de celle de l'espèce centrale, tous les commanditaires reconnurent que ce n'était pas une réussite, surtout à la suite du parricide dans la famille Klashkavarkil, puisque le fils tua son père à l'âge de dix ans, avant de violer sa mère. Mon père n'a pas cessé d'être humilié à cause de cet écart, de la rumeur qui s'empara des nantis après ce meurtre qui se produisit quand j'avais moi-même seulement cinq ans. Vous dire comment j'ai été considéré à partir de ce drame serait une façon de m'apitoyer sur moi-même, qui n'est pas dans mes cordes. Ma mère est morte trois ans après ce fait divers, qui avait ruiné sa psychologie et sa crédibilité... Mon père fut délégué après l'enterrement, in extremis, sur Vega, tout en étant rétrogradé dans ses fonctions, devenant le dernier sous-fifre de l'ambassade. Mais c'est bien fait pour leur gueule (ricana-t-il en chantant), par la musique muette des neutrons asexués, toute cette clique, toutes ces dynasties plusieurs fois centenaires qui avaient misé sur le mélange des races en voulant en incarner la primeur, n'avaient en vue rien d'autre que l'accroissement de leur propre prestige. Il n'entrait pas une once d'amour dans ces fécondations de luxe, mes amis, non; le projet cachait le besoin sordide d'être adulé, envié, admiré, suivi peut-être, car une maffia d'obstétriciens s'était déjà emparé du marché, et aurait reversé des subsides aux premières dizaines de parents passés par leur clinique. C'est l'horreur qui entoure ma naissance... Que voulez-vous, les mères étrangères avaient été subjuguées à coups de cadeaux, de promesses, de comédies, et vivre dans un beau quartier de la capitale de toutes les Sphères n'était pas sans attrait, avec un compte en banque quasi inépuisable. La vie s'est vengée d'avoir été ainsi achetée aux fins de l'orgueil le plus abject, car aucun de nous n'est fiable. C'est le projet d'épater la galaxie toute entière, en promenant les nouveaux bébés comme des singes savants, qui était à l'origine de ce rapprochement de sangs, dont il aurait été facile, si les choses avaient bien tourné, de tirer un profit considérable, ne serait-ce qu'en monnayant photos, vidéos, documentaires, ne serait-ce qu'en vendant à des prix exorbitants aux Nantis de toutes les Sphères des rencontres brèves avec les nouveaux petits chéris bâtards, les merveilleux joujous vivants... Aussi rares que chers à serrer dans ses bras. La nouvelle race triomphale, riche de deux origines, aurait pu rapporter gros lors de la première génération... Mais la mode n'a pas pris, et ceux qui voulaient s'enrichir sur son dos ont été bien attrapés. Après tout (le maître des basses œuvres s'intériorisa avec une distinction naturelle qui nous surprit), je suis ce que je suis, et ......comparé à n'importe quel larbin soumis à la pensée sécuritaire, ou à n'importe quel affranchi aux ordres de la Tentatrice éternelle au seins interchangeables, et qui se vautre du matin au soir dans les plaisirs des sens, je suis un modèle de sainteté, n'est-il pas ? Et de responsabilité, n'est-il pas ? Avec en prime, une lucidité infaillible vis-à-vis de mon misérable tempérament. Car je vous le confesse, j'aime soumettre, par le comédon le plus humble de mon nez qui contient des milliards de galaxies emboitées en gigogne où je vis à différentes échelles, j'aime soumettre, mais c'est pour la bonne cause.
Il arrêta sa tirade, et comme un comédien qui salue avec complaisance lors d'un dernier rappel, il mit sa main sur le cœur, et nous dévisagea avec ravissement. Le silence aurait pu lui donner un avantage tactique déplaisant, et Altaïr riposta avec une clé en caoutchouc:
— Je suis honoré de connaître un hybride (il parut impressionné et compatissant mais sa sincérité ne sautait pas aux yeux), ne serait-ce que pour la rareté de votre sang qui rend cette rencontre exceptionnelle. Sachez, votre éminence, que je suspends tout jugement à votre égard, et que je vous félicite d'avoir craché le morceau sur votre origine. Je ne pouvais pas laisser passer cette impression sans renier ma nature de précognitif, et il nous fallait donc éclaircir le tableau, je vous suis infiniment reconnaissant de ne pas avoir triché.
— Je suis un de ceux qui sont le moins ratés, plastronna le bouillant ministre, et je n'ai rien à perdre à dire la vérité à ceux que j'estime. Oh je sais bien que de très rares mélanges d'étoiles ont parfois donné du bon, et qu'il existe bien mille hybrides parfaitement viables dans toute la confédération, mais aucun à partir de ma propre combinaison génétique. Quelques autres de mes semblables sont internés, deux ou trois ont réussi dans les Arts, et ne vivent que pour l'approbation de leur public sans quitter d'une semelle leur médecin particulier, un charlatan beau parleur qui les assassine de prescriptions médicales, bref ce sont des drogués irrécupérables... Nous nous détestons cordialement, la petite vingtaine qui reste, puisque nous nous renvoyons l'échec de notre condition, mais quand l'un d'entre nous meurt — le plus souvent par le suicide, nous rappliquons néanmoins à son enterrement en quatrième vitesse, comme un seul homme, et nous pleurons comme des mauviettes pendant l'office en nous tenant par la main, nous sentant tous appartenir à la même famille maudite, mais extraordinaire, géniale, incomparable, qui n'a jamais vu le quota de la moindre série se produire, étant donné l'originalité caractéristique de chacun de ses membres, inégalable par l'esprit, la modestie et la compétence. Notre mentalité est abyssale, et nous ne la contrôlons pas. Nous sommes la chair du paradoxe, mes braves, les étoiles noires de la Vie, les anges du Chaos, les apnéistes de la nuit pour lesquels aucun secret n'est jamais caché assez profondément dans l'obscur. Nous sommes les amants indéfectibles de ce qu'il advient, les prophètes attitrés des catastrophes inévitables, et les thuriféraires des triomphes interdits et impossibles. Nous sommes les guerriers de cristal perdus dans les méandres des flots psychologiques filandreux, qui s'affrontent pour s'arracher le pouvoir, le plaisir et la sécurité. Nous sommes le fouet de Dieu...Quant à moi, je me sens le chien fidèle du Président, certes délaissé mais qui — de temps à autre (son visage large et intelligent s'éclaira) consent à me promener dans le parc. Et oui, je suis le limier à qui le chasseur donne à flairer les gibiers les plus dangereux, les anus des complots les mieux orchestrés. L'échange est clair— Jepeuxtout me demande l'impossible en échange de sa considération la plus haute, bien que fort distante à mon goût. Voilà le tableau, mes chers collègues. (Il frappa la table d'un coup sec, comme pour la fendre en deux). Et je vous félicite d'admirer sans que je vous le demandasse, le contexte poignant dans lequel je m'ébats pour la gloire de la Confédération, qu'on appelle — dans ma famille — la maison ! depuis si longtemps que la mémoire s'en est perdue. Vous avez devant vous une des seules créatures qui obtient des entretiens privés avec le Décideur absolu ! Et maintenant dégagez et lisez votre ordre de mission, mes braves lieutenants, et revenez demain à la même heure: j'ai un plan à vous proposer pour avancer masqué.

Il nous congédia d'un salut militaire atrophié, pressé d'affronter seul la descente. C'était donc ça le secret des hybrides galactéens, une sale tambouille génétique manquée, avec de pauvres diables hors normes, dont Olytar Boox était sans doute le représentant le plus accompli, le survivant le plus acharné. Pas étonnant que l'affaire ait été étouffée, après l'oubli du scandale du parricide, chassé du devant de la scène par de nouvelles atrocités glanées aux quatre coins de la galaxie.

13




 

Nous ne savons même pas nous-mêmes pourquoi l'Ordre a essaimé aussi rapidement sur toutes les Sphères, peu après qu'elles ont rejoint la Confédération. A moins qu'il n'y ait des constantes dans les aspirations des humanoïdes, et qu'en dépit de nos différentes espèces, la même chose nous anime, cela relèvera sans doute d'un hasard contagieux. Mais après tout, pourquoi ne s'agirait-il pas toujours de la même chose: de la chair consciente face à l'énigme de la vie et de la mort, et du verbe qui dit je allègrement, conjuguant indisctinctement les verbes haïr et aimer, avec une certaine prédilection emphatique pour le verbe posséder ?
Kashalone Freg Vujil, fondateur de l'Ordre sur Regulus, élu régent général sur Cosmo, premier sherpa officiel issu de l'Ordre auprès du Président de la Confédération ( 7864 de l'ère nouvelle).



Le héros de ces mémoires sera différent pour chaque lecteur, et c'est dans ce sens que j'ai sélectionné les épisodes de mon existence, en prenant bien soin qu'ils présentent un jour varié, qu'ils oscillent entre la fantaisie et l'horreur, entre le sérieux et le futile, puisque je me suis rendu compte au cours de mes nombreux voyages, que les contraires étaient proportionnels. J'en ai tiré une sorte de haine abstraite pour tout ce qui est nivellement, écrêtage, réduction, compression et découpage. Dès le quatrième Dan, nous sommes considérés par nos supérieurs comme des maîtres de l'holisme, capables de voir, percevoir, sentir en permanence que tout se tient dans la réalité. Il n'existe d'ailleurs aucune chance de parvenir à ce grade si l'esprit conserve en tête qu'il existe des oppositons entre les choses. Nous avons appris à distinguer, mais c'est à travers un long apprentissage que nous avons su reconnaître toutes les couleurs comme égales. Cela permet d'être à son aise dans toutes les circonstances. Mais j'avoue qu'enfant je n'aimais que l'orangé. Par la suite je me suis épris du bleu, puis du jaune. Pendant longtemps j'ai détesté le vert. Puis, tandis que ma conscience progressait, je me souviens exactement du jour où j'ai intégré le noir. Jusque-là, je trouvais cette couleur sale ou menaçante, mais le jour où je fus moi-même nettoyé jusqu'à l'âme des scories de mon éducation, je fus ébloui par la pureté du noir. Je fus un autre à ce moment-là. Entretemps, j'avais intégré le rouge et le vert, mais cela n'avait pas eu l'effet formidable de la vision du noir, qui représente pour moi le fait brut, la matière, l'incontournable, au contraire du blanc dont la pureté est parfois indécise ou perverse. Enfin, le jour où, sans le vouloir, je trouvai belle la couleur kaki, ou caca de gallinacée, je sus que j'avais intégré la Manifestation. Depuis, je mets toute mon attention à parler des choses en respectant les proportions qui existent entre elles. Il nous fallait donc du saignant en quelque sorte, avec la dérive du jeu parfait, et le cas lamentable du karcher qui tirait des aborigènes comme des lapins, et que je suis parvenu à faire tomber. Cela devait être équilibré par une très belle histoire, et voilà pourquoi j'ai choisi entre toutes l'incursion sur Véga, avec le tirage du jeu liquide. Cela m'amène d'ailleurs au véritable héros de ce livre qui n'est autre que le temps lui-même, notre maître à tous, et que j'ai vu représenter — alors qu'il est sans doute semblable à lui-même dans l'Absolu, beaucoup de choses différentes selon les espèces et les individus. Pour moi, il est mon Seigneur, je ne peux rien faire sans lui, mais il me donne carte blanche pour l'utiliser à ma guise, ce dont je ne me suis jamais privé. Je le considère comme un Etre, car parfois je sens qu'il est content de moi, comme s'il sentait que j'avais découvert quelque chose grâce à lui, ce qui accroît sa majesté initiale. Oui, j'aime le temps mon maître et je suis son esclave. Mais j'ai vu l'inverse bien souvent, des espèces qui se font fort de domestiquer la suite des jours, et qui ne vivent que dans le révolu. C'est le cas pour Sirius, mais sur la terre de mon cher Altaïr, cette maîtrise est en quelque sorte intelligente, et chasse le chaos ordinaire et la violence, tandis qu'un certain bonheur incontestable remplit presque tous les habitants. Mais sur Arcturus, le temps est une denrée comme une autre, une marchandise, et toute personne incapable d'en tirer un profit quelconque se trouve rabaissée au bas de l'échelle sociale. Le mensonge y règne car il permet toutes les combines, toutes les astuces, toutes les manœuvres qui emballent de petites choses mesquines dans de beaux présentoirs où elles deviennent ainsi capitales, importantes, primordiales. Le plus curieux est que ces deux systèmes fonctionnent bien et, bien que différents dans leur forme, les deux complètent l'usage extraordinaire et singulier que les Vegans font de la flèche du temps. Car pour eux, le temps qui se déroule n'est pas une grosse affaire. Il ne fait qu'alterner du favorable au défavorable et vice versa, mais dans le fond, il reste le même, immuable, inchangé, à l'abri des mouvements précipités que la nature et la gravitation font subir aux créatures. Voilà donc de quoi s'émerveiller, de la plasticité de cette chose que l'on s'imagine changeante, mais qui demeure peut-être toujours la même si les Vegans et les maîtres des Nombres ont raison. Et enfin, non seulement ces trois modes d'utilisation du grand Mystère sont compatibles dans des lieux différents, mais il existe aussi des modes qui restent inimaginables d'une espèce à l'autre. Ainsi sur Fomalhaut, les êtres sont captivés par ce qu'ils font et ne possèdent guère de recul sur leurs actes et leurs sentiments, mais il s'en tirent quand même fort bien, car finalement rien n'est important pour eux. Leur versatilité triomphaliste est telle qu'à plusieurs reprises la Confédération a voulu se débarrasser de cette Sphère, mais elle envoyait des diplomates si brillants et si légers que finalement nous étions contents de les garder, jusqu'à la prochaine affaire où il s'avérait une fois de plus qu'ils n'avaient pas respecté un contrat quelconque. Mais comme partout ailleurs, certains indigènes veulent transpercer l'énigme de la durée, et notre Ordre a donc pignon sur rue sur cette terre également. C'est le centre le plus ouvert aux contacts avec les autres, et il est devenu naturellement le lieu de rencontre général lors des sommets intermondiaux de notre Ordre, une fois par siècle standard. Ne jetons donc pas la pierre au temps adultère. Il nous trompe, mais rien ne nous empêche de creuser au-delà de ce qu'il représente — grosso modo — pour chaque espèce, ou culture. Et pour terminer, comment ne pas nommer la tribu des Karvoplajs, pour qui les règles l'emportent sur la vie, et qui condamnent à mort, même des enfants, pour des broutilles ? Là aussi, le temps doit représenter quelque chose de précis, et il est si facile d'en faire un mauvais usage et d'être condamné pour cela, que les meilleurs parviennent à s'enfuir avant l'adolescence, sur des radeaux de fortune, et sans savoir ce qui les attend. Mais ils préfèrent une mort probable à rester sous le joug de lois écrasantes du matin au soir, d'autant que chacun est chargé de surveiller, d'espionner tout le monde, et de le dénoncer au moindre écart d'étiquette. Les rescapés parviennent dans des terres quand même plus hospitalières après parfois plusieurs semaines, et sont accueillis à bras ouverts, choyés et bientôt énormément respectés. Mais leur île est tabou, et les continents plus évolués la laissent de côté, d'autant qu'ils accueillent les meilleurs qui auront pris le risque de s'enfuir. Et si vous trouvez que sa Majesté le temps n'est pas encore assez souple, apprenez que sur Régulus, rien n'est plus chic dans certains milieux que de « perdre son temps ». Un oisif qui parvient à ne rien faire, ni lire, ni se distraire, ni même réfléchir ou méditer, et qui prouve qu'il est parfaitement inutile à la collectivité jouit d'un prestige considérable. Ce sont en général des fils ou filles de familles, qui n'ayant pas à travailler se consacrent uniquement à chérir leur ego, à entourer leurs parents de prévenances, et qui sont parfois plein de génie, car ils suivent tout ce qui se passe sans y participer le moins du monde, comme si la réalité leur appartenait de droit avec tout ce qu'elle comporte. Etrangement, beaucoup de ces individus qui ne savaient pas quoi faire de leur temps, sauf organiser des festivités régulières, et qui y étaient contraints par leur milieu, devinrent des maîtres des Nombres conséquents, après avoir trahi leur famille. Ils disposaient en effet d'une ouverture exceptionnelle au mystère de l'instant, ouverture qu'il suffisait d'orienter vers les principes. Voilà donc la vérité du voyageur: tout est permis dans la Manifestation, tout peut s'y produire, mais un jour ou l'autre, il faut choisir son camp. Etre du côté du temps qui passe ou de celui qui ne passe pas.

Mais quant à vous transmettre ce qu'apporte l'au-delà du temps, c'est plus difficile. Sat Hamsa et moi-même nous nous sommes consultés pour savoir si nous vivions la même chose dans le supraluminique, et apparemment c'est oui, avec des nuances seulement, dûes à notre différence d'origine ou d'évolution intérieure. Passer dans l'impossible est indescriptible, ce qui reste du moi est si ténu que l'on est souvent traversé par l'idée que l'on va mourir dans les minutes qui suivent. Le corps se trouve dans plusieurs endroits à la fois, et l'estomac refuse le passage. Je ne me suis « habitué » à la chose qu'au septième passage, dans la mesure où à partir de ce moment-là, j'ai conçu que je n'en mourrai pas forcément. A la treizième tentative, j'ai remis en question le principe et il s'en est fallu de peu que j'abandonne, mais je suis sorti de cette épreuve grandi. Ensuite, chaque incursion a été différente et moins mouvementée, sauf la dix-huitième, avec l'énorme surprise d'avoir failli finir dans un trou noir, à quelques parsecs près, et pendant la vingtième, l'éternité m'a parlé, sans pour autant se révéler sous la forme que connaissent les mutants de Véga. Le temps ? Je ne sais pas ce que c'est. Un jour lui et moi nous nous quitterons, je ne le remercierai jamais assez de m'avoir donné tout ce qu'il m'a donné. Il s'est certes vengé de ma volonté de l'abolir grâce à la contraction inoffensive de l'espace, en déréglant mon cœur un bon moment, et même auparavant, le syndrôme de Carpenter avait rendu ma vie difficile et triste, mais le jeu parfait a vu le jour pour me sortir d'embarras.

Créer peut-il être aussi le héros de ce livre ? Oui, bien sûr, si l'on pense à mes premières impostures qui ont fait boule de neige, ou si l'on s'arrête un moment sur les siècles qui ont été nécessaires à l'élaboration de la grille de 12 du jeu liquide, sans compter le travail acharné d'Ol Su Ji, qui a permis la fabrication du Savitri. Quant aux nombreuses procédures d'éveil mises au point par l'Ordre, certaines ont bien été inventées avec amour, habileté, efficacité, avant d'avoir été polies par de longues pratiques qui ont elles aussi permis de les améliorer. Je souhaite donc vous donner envie de créer quelque chose qui vous représente exactement aux yeux innombrables du temps souverain, et que vous pourrez utiliser comme un talisman. Cela peut être n'importe quoi, d'un poème innocent à une tasse d'argile façonnée ou un bol de bois sculpté, cela peut être un tableau, ou vos mots préférés calligraphiés après de nombreux essais infructueux. Ne vous attendez pas à ce que le Temps réponde rapidement à vos exigences, mais votre artefact personnel vous permettra de conserver l'innocence de votre enfance, quand un doudou, un nounours ou une poupée, symbolisait pour vous l'appartenance à la réalité, une appartenance « qui valait le coup ». Je me suis fait ma petite boite à musique avec des ressorts d'horlogerie en provenance de Sirius, et j'écoute mon thème de temps en temps pour me rappeler que j'existe vraiment, ce dont il m'arrive de douter pour avoir abusé de la transvitesse.



14




Les certitudes sont les gouttes de pluie de l'eau de l'esprit.

Elles sont inutiles dans le courant et indistinctes dans les nuages.

Barachal Golax Laj, poète alphacentaurien.





Ni Altaïr ni moi ne savions pourquoi nous avions confiance dans Olytar Boox, mais le fait était là, rassurant, avec l'arrière-plan vaporeux et indistinct du bureau du président manipulé par un Arcturien. Aussi, nous nous rendîmes à sa convocation avec enthousiasme, et sans doute pour finir de nous avoir à sa botte, il ouvrit une porte dérobée dans son bureau et nous pénétrâmes dans une grande salle de conférences occupée par pas moins d'une quinzaine de personnes, en majorité d'origine de la planète mère. Tout le monde se leva comme si Dieu en personne venait d'entrer, et nous comprîmes que l'hybride voulait ainsi officilaliser son pouvoir à nos propres yeux.

 

— Voilà deux maîtres des Nombres qui vont suivre cette affaire.
L'assemblée nous gratifia d'un regard bienveillant, tandis que l'éminence, en la désignant, déclama comme sur une scène, « messieurs les mentors, voilà les plus fidèles gardiens de la « maison », parmi eux des ministres incorruptibles, des hauts fonctionnaires reconnus, des historiens contemporains, des géopoliticiens hors normes, presque des prophètes. Toutes ces belles personnes fonctionnent autrement qu'avec la minable raison intellectuelle qui ne voit pas plus loin qu'une circulaire, ils ont des dons intuitifs, ou des capacités d'analyse panoramique confirmés, bref, ce sont des humanoïdes qui n'ont pas pour habitude de se tromper. Ce qui les met à l'écart des autres. Plus lucides, ils sont critiques et prévoyants. Tous ensemble, nous devons protéger la maison, n'est-il pas ?
Un arcturien, d'ailleurs le seul, se leva, après avoir capté le regard de l'organisateur.
—Mon nom de code est Surya, et mon vrai nom est imprononçable, et vous devez l'ignorer. Je suis ici pour la Confédération, et je suis un traître. J'ai été gagné par les valeurs de la planète mère, subrepticement, depuis que je suis venu assister notre ambassadeur, en tant que traducteur assermenté, voilà déjà trente ans. Peu à peu je me suis rapproché de l'esprit des étoiles, tout en m'éloignant de celui de ma terre d'origine. C'est ainsi que j'ai basculé, et que je suis devenu espion pour le compte d'Olytar Boox il y a déjà sept ans. J'ai des révélations à faire, et que vous me croyez ou non, peu importe, vous ferez comme si, car l'heure est grave.
Il respira longuement, s'assit pour cesser de nous dominer de sa très haute taille, et regarda d'abord l'éminence, avant de dévisager très rapidement chacun de nous.
—Sachez tout d'abord qu'Arcturus n'est pas Arcturus. Nous avons pris le nom de nos colonisateurs, hommes de très haute tenue, et au cours des milliers d'années consécutifs à leur ensemencement culturel, nous avons dévié vers le matérialisme éhonté que nous connaissons aujourd'hui. Où est passée la véritable Sphère Arcturus ? Nous n'en savons rien, des bruits courent qu'elle n'intervient plus dans le destin des espèces mentales, suite à certains échecs, et qu'elle se dissimule aux yeux de la Confédération. Nous prétendons être beaucoup plus que ce que nous sommes, mais nous ne sommes que des zolbadoriens, des imitateurs opportunistes sans aucun génie propre, sans aucune intégrité, et nous le reconnaissons dans les quelques cercles très fermés du Pouvoir, car enfin ce ne sont pas nous qui sommes allés chercher ceux qui nous ont instruits. Nous sommes une espèce qui doit tout à Arcturus, mais qui s'est approprié son esprit pour le déformer. Certains pensent que nous avons fini par les mettre dehors au bout de trois siècles standard, d'autres qu'ils sont partis d'eux-mêmes, sans attendre de mesurer les conséquences de leur atterrissage. Toujours est-il qu'ils nous ont initié à toute la physique opérative, et que nous nous sommes lancés corps et âme dans l'élaboration et la construction de toutes sortes de machines pendant trois millénaires, au fur et à mesure des découvertes naturelles. Nous en exportons partout. Aujourd'hui, et depuis un siècle, nous sommes imbattables en robotique, et c'est grâce à cela que nous nous infiltrons partout... Voyez-vous ce que je veux dire ?
—Non, protesta Altaïr, ne me dites pas que les réseaux informatiques du Gouvernement sont des mouchards.
—Cela pourrait être détecté, une machine sur cent seulement collecte les informations à travers des fibrobugs d'une complexité infinie, les techniciens étant des agents de renseignements, évidemment. Mais tout cela est relativement récent, aussi, s'il y a complot mes chers amis, il date d'une dizaine d'années, ce qui correspond au changement de gouvernement sur ma planète. Quant à mon compatriote qui s'insinue dans l'esprit du grand Chef, il n'est en place que depuis deux ans, mais son pouvoir s'accroît de jour en jour.
Une femme se leva à son tour, et prit la parole.
—Je suis la porte-parole de l'Ordre des Chiffres, et en tant que telle, j'ai eu vent, Amiral, de votre voyage sur Vega, et n'ai pas perdu une minute depuis l'arrivée de la représentante des mutants. Vous lui aviez confié l'oracle pendant le retour, et nous savons donc que le signe « machine » marche main dans la main avec celui du Mensonge. Nous devons trouver le signifié, et nous avons un plan.
Elle désigna du menton un participant en face d'elle. Un homme encore assez jeune se leva, dont je ne pus me rappeler la planète d'origine, et qui se présenta comme géopoliticien galactique, employé au ministère de l'Interieur.
—Mes amis, je connais une personne de mon espècce tout-à-fait remarquable, une jeune femme, à vrai dire une princesse. Dans cette lignée, les femmes se transmettent des dons de voyance et elles sont donc toutes systématiquement employées, avec les égards dûs à leur rang, dans les divers gouvernements de notre Sphère. Depuis un siècle, il arrive que certaines changent d'étoile et mettent leur talent au service d'hommes de pouvoir estimables, en qui elles ont confiance. J'en ai parlé à Olytar Boox, « le chien de garde de Jepeuxtout », comme il se désigne lui-même, et il m'a donné son feu vert... Nous voulons, cher Altaïr, que vous tiriez les vers du nez de la princesse Omlapur Fussawaï de Kavor, sur le signifié de « la machine », et vous pouvez certainement y parvenir.
Mon subordonné ne savait plus où se mettre, et me lança des regards interrogatifs violents. Fidèle à son espèce, il se mit à transpirer comme une serpillère qu'on essore, et lança cette pique en criant presque:
—Et si j'échoue ?
—Nous trouverons un autre plan, dis-je pour le calmer, et m'assurer de sa collaboration.
Boox m'approuva avec un sourire en coin. Une autre personne se leva, un vieillard de la planète mère, puant de dsitinction, dans un costume en soie rose de galmistar de Fomalhaut, que seuls quelques richissimes héritiers peuvent s'offrir, des lunettes en écailles de tatelfil sauvage, les plus chic, et des gants blancs sur mesure, d'une finesse impensable, qui serraient une canne au pommeau d'or représentant un chat aux yeux d'émeraude. Il n'était sans doute jamais sorti du carré Magique, le quartier le plus riche de « Cosmo », où l'on compte dix employés de maison par habitant en moyenne. Très fin de race, au genre sexuel incertain, au charme désinvolte, avec cette intelligence sucrée de ceux qui se font toute leur vie en sachant jouer de ce que l'on attend d'eux, il était plus que probable qu'il ait grandi en apprenant simultanément cinq ou six langues de Sphères différentes... Personne, sauf peut-être un Sat Hamsa ne pouvait s'identifier à la perception qu'un énergumène pareil pouvait avoir de la vie, tant il en avait été protégé. La crème de la société sur des millions de parsecs, une culture multimondes espoustouflante, et sans doute des « amis » très haut placés sur plusieurs planètes, avec qui échanger des bibelots précieux. Savait-il seulement que la matière existait ? Peut-être, à la réflexion, dans les vins et sous forme liquide.
—J'organiserai un dîner chez moi, Altaïr, la princesse aime rencontrer des humanoïdes d'origine différente. En tant que réceptif, vous devriez assez vite sentir comment gagner sa confiance, lui expliquer l'importance de l'oracle, sans pour autant lui faire comprendre qu'il s'agit du Président. Etant donné ses dons, elle devrait vous mettre sur la piste inconditionnellement, et si elle n'y parvient pas, vous pourrez lâcher du lest petit à petit. Après tout, cela ne serait pas grave si elle était mise au courant du complot, elle serait de toute façon de notre côté, mais il vaut mieux y aller mollo, acheva-t-il avec une pointe de condescendance si méprisante qu'elle me donna envie de le gifler devant tout le monde.
—A une condition, s'exclama l'homme de Sirius. L'amiral devra m'accompagner, et si j'échoue, je refuse de porter le chapeau. Cette idée n'est pas de moi. Si elle est (il eut une grimace de dédain fort convaincante)... foireuse, mon intervention sera inutile, et je refuserai d'endosser la responsabilité de cet échec.
—Ça va, ça va, dit une femme entre deux âges en plaisantant, assez prétentieuse par tous ses aspects mais qui attirait l'oeil, on sait que tu viens de Sirius, mon bel ami. Tu pourras raser les murs à ta guise, mais ce seront ceux que nous t'indiquerons.
Un rire discret ne fut pas partagé par tous, et Olytar crut bon d'intervenir:
—Kouchijar Garwan Gaw était la première femme du Président. Elle reste en contact avec lui, et l'espionne pour mon compte. Son rôle est capital dans notre affaire...
La femme du monde eut un petit rire rauque et sortit un paquet de Mordélice, qu'elle n'osa pas pour autant entamer, après le regard noir que lui envoya l'éminence. Pour le reste, nous passâmes encore une heure à faire connaissance les uns avec les autres, empreints d'une curiosité conviviale et sincère. Boox, l'inégalable Boox, régnait sur son petit monde secret dévoué à la « maison », mais il devenait de plus en plus clair que personne ne le craignait vraiment.




15




Ceux qui utilisent le mensonge pour son efficacité, n'ont jamais vraiment essayé la vérité à sa place, ou pas assez longtemps pour se rendre compte qu'elle lui est infiniement supérieur, car elle reste dans le cours homogène de la réalité, au lieu de le déchirer, ce qui se retournera un jour ou l'autre contre l'affabulateur, puisque la vie se meut d'un seul tenant tandis que le mensonge la découpe en tranches, comme une vulgaire saucisse.

Imlac kad Fu.


Nous arrivâmes devant une magnifique propriété, et présentâmes à l'entrée notre invitation. Nous reconnûmes alors un parcmulti, composé d'arbres venant de plusieurs Sphères, dont l'incomparable kaloustir d'Aldébaran aux fleurs transparentes et au parfum euphorisant, espacés d'une dizaine de mètres, sur un tapis de gazon dru et élastique. De petits groupes en tenue extravagante, et sans doute de la dernière mode, avec des chapeaux qui servaient d'ombrelles pour ces dames, s'étaient formés sous chaque arbre, et en nous rapprochant du manoir en marbre, nous vîmes une longue table dressée pour une trentaine de couverts. La nuit était presque là, et le temps d'observer tout ce beau monde, l'esthète agé arriva jusqu'à nous, et voulut nous montrer l'entrée de sa demeure. Nous le suivîmes et comprîmes pourquoi. « Mon arrière-grand père », désigna-t-il pompeusement le personnage d'un tableau fidèle, qui n'était autre qu'un ancien président de la Confédération, Jatoon Balak Vröf. « J'espère que vous en avez entendu parler, amiral » lança-t-il sur un ton de reproche.

— Vous savez donc que je suis « vieux », dis-je, et que je l'ai rencontré lors d'une conférence de l'Etat-Major ?

 

— Vu ma situation, Joko Banistar, je connais tous ceux et celles qui ont eu le privilège de recevoir le traitement de longévité. Pour ma part (il sembla enfin avoir des sentiments humains en affichant de la tristesse), pour ma part, il m'a toujours été refusé, et je n'oserais pas me lancer dans une contrefaçon, elles sont toutes dangereuses. Encore quelques années et puis flop flop flop, ricana-t-il.
—Oui, le secret a été farouchement gardé, mais dites-vous bien, très cher, que certains effets secondaires sont diffciles, et que tout n'est pas que profit dans cette affaire. J'ai pas mal souffert les mois consécutifs, et il m'est même arrivé de regretter d'avoir goûté la chose quand des « retours de manivelle » s'effectuent, avec des attaques fulgurantes de la mort... alors ne m'enviez pas trop, d'autant que votre vie vaut largement la mienne, vous avez dû en voir de belles dans votre famille !
—Pour nous maintenir en haut du pavé après la mort du Président ? Nous avions suscité une telle jalousie que mon grand père passa une vingtaine d'années à défendre la mémoire de son père devant les tribunaux. C'était parait-il, assez cocasse dans le fond, parce que Jatoon avait été le président le plus apprécié depuis un siècle, mais le gratin lui en avait voulu d'être aussi populaire et d'avoir supprimé quelques privilèges pour les plus hauts placés. Quant à moi, je me suis contenté de profiter de la situation, je n'ai aucun talent particulier, sauf celui d'être un faire valoir pour les nouveaux riches, et figurez-vous, cher amiral, mais ne le dites à personne ! S'esclaffa-t-il, que certains paient ... cher (il me lança un clin d'oeil de vieux baroudeur) pour s'afficher en ma compagnie... C'est que mes frais fixes d'entretien sont colossaux, ne serait-ce que les salaires des six jardiniers qui veillent aux trésors végétaux que mon ancêtre avait rassemblés.
Il éclata d'un rire franc et mélodieux et nous entraîna vers le dîner qui s'avançait.
—Chers amis, lança-t-il, alors que les convives se tenaient debout à leur place, ce soir nous avons trois invités de marque, que je me félicite d'avoir sous la main en même temps. Tout d'abord, on ne présente plus mon très vieil ami, qui m'a fait sauter sur ses genoux quand j'étais petit, l'amiral Joko Banistar Narak, le pilote le plus célèbre de la Confédération, médaillé de l'étoile unique, un ainé très respectable, bénéficaire de plusieurs rallonges vitales, ce qui en fait une mémoire et une légende vivantes...
Une petite salve d'applaudissements me fut dédié. « Et je lui laisse présenter le voyageur de Sirius qui l'accompagne. »
Pensant au succès de la mission, dans un monde aussi snob, elle ne pourrait réussir que si mon subordonné était lui aussi considéré comme une vedette, à laquelle mon prestige ne ferait pas d'ombre, et c'est sans aucun scrupule que je lâchai:
—Nous avons parmi nous ce soir le prince Altaïr Bor, venu vérifier par lui-même la belle réputation dont jouit Galactée sur sa terre d'origine. C'est un savant dilettante, qui se fait fort de devenir à la longue un connaisseur averti des Sphères les plus représentatives de la Confédération. Diplômé en langues extérieures, docteur en anthropologie comparée, il vient se parfaire dans le steam, le jargon du Carré d'or et des puissants de cette galaxie.
Altaïr arbora un air si gêné que tout le monde en déduisit qu'il l'affectait pour paraître humble. Puis l'héritier désigna la personne qui se trouvait entre mon subordonné et moi-même.
—Et enfin, nous avons la chance de recevoir la princesse de Draco, Omlapur Fussawaï de Kavor, venue elle aussi goûter les plaisirs de « Cosmo », avant de peut-être s'y installer comme précognitive libérale ou assermentée. La princesse, comme toutes ses ancêtres, voit les bifurcations insoupçonnées du destin, mais n'intervient que dans les cas déséspérés. La vie restant souveraine à bien des égards, ne lui demandez donc pas la date de votre prochain coup de foudre ou celle qui fera de vous une héritière richissime, elle n'est pas là pour ça...
Il resta le bec dans l'eau une minute, les rires escomptés n'arrivant point, tandis que tous dévisageaient la princesse avec envie ou jalousie, dégoût ou étonnement.
— Vous comprendrez tous que l'amiral et Omlapur ont des choses importantes à se dire, car mes deux invités sont de la trempe à faire bifurquer l'itinéraire du temps lui-même, et je suis heureux de les réunir ici, dans ce temple qui est l'ancien siège de la Présidence de la Confédération, et j'en profite donc pour honorer la mémoire de Jatoon Balak Vröf.
Petit silence solennel...
C'était bien joué. La princesse ainsi encadrée, nous allions voir ce qu'elle avait vraiment dans le ventre. Mais nous attendîmes la moitié de la soirée pour lui mettre la puce à l'oreille. Tout d'abord la nourriture était fabuleuse, avec deux plats mulitmondes à se damner, dont le trashkacel aux seize épices et aux six saveurs, qui agrémentaient un assortiment de crustacés minuscules, une sorte de plancton assez dense venu des océans les plus purs de Fomalhaut, cru, mi-cuit et grillé, ce qui permettait à chacun de se faire le mélange le plus approprié à son goût. Il aurait été idiot de gâcher son plaisir par de longues conversations, car le dosage des poudres et des sauces exigeait une concentration soutenue. D'autre part, il fallait laisser les vins agir à leur guise, pour faciliter la convivialité, qui n'est pas toujours acquise ipso facto entre humanoïdes d'espèce différente. Si l'on acceptait la peau transparente de la princesse, et de voir son réseau sanguin à l'oeil nu, elle avait tout d'une beauté, mais si la vision des circuits intérieurs dérangeait par trop l'oeil, cela ne facilitait pas le contact. Je ne savais donc pas comment Altaïr réagirait, mais il prenait sa mission très à cœur. Tandis qu'il commençait à intéresser sa voisine à l'oracle, je crus bon de réclamer de faire partie de la conversation, et quand elle me dit:
—Oh, comme c'est intéressant, interpréter une divination de Véga, ça alors, quelle chance pour moi...
Je ne pus que l'encourager.
—Comme j'aimerais en savoir plus, dis-je, rien ne me passionne davantage que les vérités qui échappent à la raison, je vous en prie Princesse, je vous saurai gré d'accueillir la demande du Prince Altaïr, que je tiens en grande estime.
Ce dernier prit le ton le plus léger possible, pour ne pas attirer les soupçons d'un traquenard, et il dit seulement,
—C'est étrange non, que seule la patience puisse venir à bout d'un mensonge consolidé par une machine !
—La patience, je vois ce que c'est, le mensonge aussi, naturellement, mais la machine... Ce serait elle qui empêcherait la résolution du problème, n'est-ce pas ? Un mensonge se découvre, mais avec cette machine qui le couvre... La voyante ne put s'empêcher de se mordiller ses lèvres, qui ressemblaient à des chrysalides opaques.
Altaïr avait sans doute perçu une certaine vanité chez la princesse, et il décida de la provoquer tout de suite pour qu'elle s'engage plus loin:
—Peut-être que nul n'est capable de déchiffrer une telle énigme, chère Omlapur, les Vegans sont connus pour être des humanoïdes à part, il se peut que cela n'ait de sens que pour eux...
—Vous doutez de mes dons, Prince ? Répliqua-t-elle, piquée au vif.
—Pas du tout, bien au contraire, ce que je voulais dire seulement c'est que les données sont peut-être insuffisantes pour que vous puissiez les manifester. Même le meilleur tireur manque une cible invisible, que je sache.
C'était le moment d'intercaler quelque chose.
—Pour tout vous dire, chère Princesse, dis-je sur un ton velouté et discrétionnaire, il s'agit d'une affaire d'Etat sur laquelle nous ne pouvons pas révéler grand chose, malheureusement. A tout hasard, si vous voulez contribuer à la résoudre, tant mieux, mais nous avons beaucoup d'autres clés pour y parvenir, et cet oracle est en quelque sorte « la cerise sur la gâteau », rien de plus.
—Messieurs, vous m'êtes fort sympathique tous les deux, et connaître un prince étranger me va droit au cœur, cher Altaïr, si vous acceptez une soirée avec moi demain, je veux bien essayer de voir...
Mon subordonné se mit à rougir, se voyant déjà « passer à la casserole », mais il avait lu quatre fois l'ordre de mission avec délectation, et il était clair qu'il allait faire le nécessaire pour obtenir le renseignement.
—Chère Princesse, bien entendu, ce serait un plaisir et un honneur... quand vous voudrez.
—Dans ce cas, minauda-t-elle en nous regardant alternativement, dans ce cas, je vais plonger dans la trame quelques secondes. Concentrez-vous tous les deux s'il vous plaît.
C'est au bout de deux minutes seulement qu'Omlapur nous annonça avec un petit rire espiègle:
—cette machine, messieurs, cette machine veut se faire passer pour un humanoïde... C'est tout ce que je peux vous dire...
—Un clone ou un robot, protestai-je, sur ma faim.
—Plutôt un robot, cher amiral, c'est très surprenant, jusqu'à présent aucune machine n'a été confondue avec un être de chair et de sang, n'est-ce-pas ?
—Effectivement, mais tout arrive, c'est la loi du temps qui ne s'arrête jamais.
—Vous aussi, vous voyez les choses comme cela, Joko Banistar ?
—Que voulez-vous dire ?
—Que vous croyez que le temps est chargé de faire advenir l'impossible ?
—Exactement, je ne vois pas à quoi il pourrait servir d'autre.
—Nous sommes de la même veine, amiral. Je suis heureux de vous avoir rencontré. L'héritier Vröf n'est peut-être pas très enraciné, mais c'est un génie quand même, c'est très sincèrement qu'il aime provoquer des rencontres qui sans lui, seraient restées de l'ordre purement aléatoire.
—Cette âme a choisi son incarnation, dis-je, très sûr de moi. C'est une âme joueuse et très développée, mais qui se refuse à faire le grand saut vers le Principe.
—Ne risque-t-il pas de régresser ?
—Il sentira sa mort venir, c'est certain, et dès lors il rattrapera le temps perdu. Il passera sans doute ces dernières années reclus, en pure méditation, refera le parcours de sa vie à l'envers, et prendra une distance infinie aussi bien sur ses bévues que sur ses exploits, aussi bien sur ses fautes que sur ses moments de vérité. Il finira bien par décanter...
—La Manifestation est vraiment folle, Banistar.
—Complètement, ma chère amie. Vingt-deux espèces toutes différentes en surface, et qui déforment le psychisme universel chacune à sa guise pour ne pas faire comme les autres, et qui se connaissent, se détestent et s'apprécient quand même, huit autres nouvelles en arrière-plan, sur lesquelles nous ne savons pas grand chose, sinon que le temps et la mort les possèdent elles aussi...
—Si nos âmes ne voyagent pas, cela n'a aucun sens, n'est-ce pas ?
—Il est vrai que pour moi, la seule chose qui rende homogène cet hallucinant décor de l'existence humanoïde, c'est ce qu'on trouve en coulisses, la Présence inconditionnelle, l'âme qui va et vient et apprend, qu'elle le veuille ou non !
—Mais pourquoi la chose est-elle tue ?
—Parce que le Principe doit bien commencer quelque part à se retrouver lui-même, et il passe par la nature, qui se veut souveraine. Puis par le mental, qui se veut souverain. Pourquoi le temps devrait-il ressembler à l'éternité, cela n'aurait aucun sens. Il n'y a pas moyen de se trouver si l'on ne se sent pas perdu.
—L'errance a donc force de loi ?
Le chaos est-il la règle ?
Renchérit Altaïr, partagé entre l'ivresse de ses sens et la mémoire de son espèce, tandis qu'il devait commencer à trouver un certain charme à la créature transparente qui l'avait renseigné, celui du fruit défendu.
—Ma chère Omlapur, conclus-je, voudriez-vous bien accepter que je vous intronise dans l'ordre des Chiffres, je crois que ce serait une place qui vous irait très bien.
La jeune femme resta bouche bée quelques instants, avant de fermer les yeux comme un petit félin qui va se mettre à ronronner.
—Vous aussi êtes devin, Amiral, et je vous en conjure: cessons cette comédie. Je suis supèrieure de l'Ordre sur ma Sphère, et je suis ici en mission secrète, mais il est vrai en revanche que je vois ce que les autres ne peuvent voir. Je ne suis pas plus princesse qu'Altaïr n'est Prince, mais
—Dans le monde des egophiles, il faut savoir montrer patte blanche, dis-je à voix basse.
—Peut-être que personne n'est dupe, murmura Altaïr, qui vivait un grand moment, maintenant que les masques tombaient et révélaient une complicité merveilleuse et inattendue.
—Peut-être bien, dis-je contrit, de toute façon toute cette clique préfère s'imaginer que vous êtes de haute naissance. S'ils sentent que c'est un mensonge, ils l'apprécient, croyez-moi, et cela ne change rien: le spectacle continue... Les égophiles vivent dans une sorte de doublure de la réalité, dans laquelle le mensonge joue un rôle considérable pourvu qu'il soit plaisant, séduisant, opportun et qu'il ne fasse de mal à personne. On peut reprocher ce qu'on veut aux egophiles, dis-je sur un ton professoral pour marquer le sérieux de cette allégation, mais il y a une chose qu'il faut leur reconnaître, ils ne sont pas malveillants tant qu'on ne leur marche pas sur les pieds. Car enfin, « Cosmo » est quand même le seul endroit de la galaxie dans lequel le jugement de valeur n'a pas sa place, sauf s'il touche, je le concède, la pingrerie.
—Oui, je ne me sens pas jugé ici, depuis que j'y suis venu, par aucune étoile, mais je ne vous cacherai pas que si je diminuais mon train de vie...
—Quelle société est à l'abri de tout travers ? A part Vega, peut-être, et encore, puisque jamais personne ne se décarcasse pour quoi que ce soit...
Lança Altaïr.
—C'est un peu comme chez vous, trancha sèchement Omlapur, en vrillant son regard mauve dans les prunelles de mon lieutenant, je ne sache pas que sur Sirius quiconque mouille sa chemise...
—Pour le moment, personne n'a eu besoin de le faire, expliqua le jeune homme — souriant, en faisant tourner amoureusement le vin dans son verre, ce qui m'amusa, car je ne l'avais jamais vu aussi naturel, alors qu'il était aux abois un quart d'heure auparavant. Le vieil esthète savait ce qu'il faisait. C'était du Gamaron rubis de Fomalhaut, dont j'avais bu quelques bouteilles au cours de mon existence, quand j'étais invité chez quelque égophile d'une Sphère ou d'une autre. Je reconnus le goût incroyable après une brève concentration, que dix pages d'évocation ne rendraient absolument pas. Connu pour être le meilleur moyen « de perdre la boule », et de se retrouver au Casino à dilapider sa fortune sans le faire exprès, à moins qu'on ouvre son coffre-fort avant de partir dans la rue distribuer bijoux, grosses coupures, et certificats de propriété aux premiers venus. Ce breuvage était judicieusement rationné, chacun avait eu son petit verre unique — la dose parfaite de dix centilitres, mais trois autres récipients en cristal sculpté s'offraient pour être remplis à la demande d'autres boissons, toutes aussi fastueuses les unes que les autres, dont le Shtalamvik, mélange sournois d'herbes hallucinogènes fermentées et d'alcools secs provenant de plusieurs étoiles, et qui conférait pendant quelques instants un sentiment de toute-puissance tranquille et absolue. (Le fin du fin était d'en boire une mortdélice aux lèvres, mais on risquait par la même occasion de se suicider au sommet du high, convaincu d'avoir créé l'univers, et de devoir repartir à zéro après le geste fatal, sous forme de big-bang, — dixit les archives secrètes du Carré Magique, disponible à la bibliothèque de l'Ordre, dans le rayon Histoire des coutumes des maîtres du Monde.)



16




Nous avons toujours rêvé de trouver une espèce pensante dans une forme loin de la nôtre, mais pour le moment nous avons fait chou blanc. Cependant la peur de l'alien venu d'outre-espace nous fait concevoir des insectes géants prédateurs, ou des serpents qui parlent, ou des méduses gigantesques vivant à l'air libre, venant tous nous dévorer, en nous déchiquetant ou en nous absorbant à même leur épiderme. Cela prouve à quel point nous doutons de la Conscience, et à quel point nous nous imaginons la nôtre meilleure. Cependant, nous ne savons pas assez de choses sur la réalité pour exclure totalement cette hypothèse. Nous mangeons bien des quadrupèdes herbivores, ce qui n'est pas loin du cannibalisme si nous y réfléchissons. Alors pourquoi ne pas nourrir une espèce affamée par son voyage, incapable de voir le Semblable dans l'humanoïde, tiraillée par la faim, pour laquelle nous représenterons ce que les braves alchourams qui mâchent leur herbe tranquillement, représentent pour nous, de la viande et non pas de l'esprit. Ce serait un juste retour des choses, et la vengeance des espèces nobles que nous avons sacrifiées à notre gourmandise éhontée depuis la nuit des temps.

Noon Baltor Fiwa, Mémoires d'un président.



Nous étions tranquillement attablés le lendemain dans l'office de notre centre, quand soudain nous fûmes mandés dans le petit salon d'accueil. Un novice le quitta, tandis que nous fûmes toisés par un Arcturien, se prétendant un agent du Gouvernement, qui nous apostropha sur un ton presque menaçant, en nous demandant ce que nous avions fait la veille. Je ne fus pas impressionné, mais Altaïr, une fois de plus, ne savait plus où se mettre, et de la sueur perla nonobstant à son front, tandis qu'il quémandait du regard, de mon côté, quelle contenance prendre. Nous étions l'un et l'autre férus du code stratégique rapide, aussi comprit-il le geste qui consista pour moi à me gratter la paupière gauche. Je lui enjoignais ainsi de prendre la posture du tigre repu, celle qui consiste à faire le dos rond, à refuser toute implication dans le discours de l'autre, à regarder l'interlocuteur comme une bête curieuse à laquelle on ne doit rien. Quant à moi, j'étais à mon aise, puisque cette intrusion pouvait être l'indice que nous nous rapprochions du but, aussi demandai-je à voir l'accréditation du visiteur, sans me démonter. Il monta sur ses grands chevaux quelques minutes, évoqua une arrestation possible, mais je ne bronchai pas, tandis que le cinquième Dan commençait à afficher de la peur. C'est alors que l'Arcturien éclata de rire, et enleva son masque de similipeau. C'était Boox, incarcéré dans une cuirasse moelleuse pour l'étoffer, qui nous montra avec délectation des prothèses-échasses sophistiquées, qui lui permettaient d'avoir l'air du double de sa taille. Naturellement, le faux prince de Sirius fut soudain submergé par la honte, et quelques larmes se dessinèrent sur son visage encore pâle.

— C'est une erreur impardonnable, dit-il, sur un ton neutre, je mérite d'être rétrogradé d'au moins deux dan, j'aurais dû flairer la supercherie sur le champ, par le cheval fou qui chevauche la mort.

 

—Ne le prenez pas mal, dit Olytar, je n'ai pas voulu déliberemment vous infliger une leçon, mais maintenant vous le savez, la peur paralyse vos dons, vous en tiendrez compte à l'avenir, cela va de soi.
—C'est à cause de cette carcasse génétique pourrie, je ne suis pas comme ça, au fond de moi, mais tous ceux de ma race perdent leurs moyens dès qu'ils ne contrôlent plus exactement une situation, et j'en fais encore les frais. La prochaine fois, par pitié, que le rat qui dévore la nuit me permette de naître sur Véga.
—Cessez de vous culpabiliser, dis-je avec emphase et autorité, sinon vous n'en sortirez jamais. Croyez-vous que mon espèce soit mieux appréciée que la vôtre ? Allons donc, elle ne monte pas sur le podium convenu, et je m'y suis fait. Chaque étoile développe ses qualités propres avec les inconvénients correspondants, et franchement, Sirius n'est pas la moins bien lotie.
—Que devrai-je dire, s'écria joyeux l'éminence, moi l'hybride maudit ! Oui, transformons notre souche si nous le pouvons, avec l'aide du Grand Invisible. Ce débat enfantin est clos, Altaïr, où en sommes-nous donc ?
J'agitai la sonnette de service et un novice nous apporta très vite un service en porcelaine, avec du thè bleu et des dattes du désert de Dune.
—Cette petite est charmante, vraiment, votre éminence, et elle nous a fourni un renseignement précieux, dis-je comme si de rien n'était en mettant ma tasse à la bouche — juste pour avoir le plaisir de le voir s'impatienter.
—Vous avez le signifié du signifiant ?
On aurait dit un petit garçon réclamant une crème glacée.
—Affirmatif, 5 sur 5, dis-je en me concentrant sur ma tasse.
—Alors qu'attendez-vous, Narak ?
Il s'était retenu de monter le ton, mais ça le démangeait.
—Que vous nous disiez pourquoi vous êtes arrivé ici déguisé, votre éminence.
—Voyons, mes braves, c'est juste pour me grandir, et m'entraîner à pieger le sherpa félon. Mon accent était-il convaincant, par la tentatrice éternelle ?
—Il était parfait, justement, sinon j'aurais compris la supercherie, se plaignit Bor. Votre masque et vos gants également, de l'extérieur c'est à s'y méprendre, et en plus vous aviez le ton !
—Voilà un des seuls avantages d'être un hybride, nous sommes des imitateurs hors pair, c'est dans la peau, nous nous faufilons dans les grooves des autres, et les comprenons de l'intérieur. Donc, qu'a révélé la voyante de Draco?

J'envoyai à mon subalterne un petit coup de menton, et il comprit qu'il avait carte blanche:
—Mon cher Olatyr, nous sommes sur une piste. Le sigle de la machine sur le bâton de pouvoir signifie qu'une « machine » essaiera de se faire passer pour un humanoïde. La princesse de Kavor est formelle là-dessus.
—Par l'éternel Retour, il ne nous reste plus qu'à la dénicher, cette satanée mécanique. Seuls les Arcturiens peuvent se permettre une telle manigance, Pégase serait techniquement capable, mais ne se permettrait pas.

 

—J'ai mon idée là-dessus, dis-je avec cet aplomb rare que je ne manifestai que dans les grandes occasions. Je crois que les Arcturiens nous font passer un test. Ils vont sans doute remplacer le Président par sa copie conforme cybernétique... Si nous nous en apercevons rapidement, ils nous féliciteront et nous présenteront les documents attestant qu''il s'agissait là d'un exercice de sécurité, destiné à évaluer notre perspicacité, tandis qu'ils affirmeront avec le culot qui leur est propre, qu'ils étaient à la veille de nous « mettre le nez dans notre caca » en nous révélant l'imposture. Et ils se targueront d'avoir traversé nos défenses, révélé nos points faibles, et d'avoir prévenu le danger en le simulant. Si nous mettons du temps à nous rendre compte que le Président est un robot, ils auront profité de l'occasion pour prendre des décisions les favorisant, et ce sera diffcile de les abroger. Ils quitteront la Confédération en claquant la porte, et en nous accusant par dessus le marché, de les soupçonner de traîtrise. Et enfin, peut-être qu'ils ne souhaitent pas que nous nous rendions compte de la substitution, auquel cas la Confédération serait dans de beaux bras et en leur seul pouvoir pour une période indéterminée, si l'artefact sosie demeurait au pouvoir.
—Comment en êtes-vous venu à cette hypothèse, par la mort de la nuit, s'inquiéta Boox, sur un ton amer.
—Oh, je ne dis pas que c'est la bonne, mais qui d'autre pourrait parvenir à créer une copie conforme mécanique d'un humanoïde !? Il n'y a qu'Arcturus. Et quel humanoïde mérite-t-il d'être remplacé par un robot aux ordres d'une Sphère arrogante, si ce n'est le Président ? Enfin, malins comme ils sont, ils seront capables de récupérer la découverte de leur plan, s'ils suivent la procédure que je viens d'indiquer. « Nous voulions vous montrer à quel point le Pouvoir était vulnérable, nous allions vous révéler le pot-aux-roses au moment où vous l'avez fait vous-mêmes !»
—Ma foi, Banistar, vous m'en bouchez un coin, par la Source intarissable de l'erreur révélatrice qui me donne soif de nouvelles illusions bientôt crevées comme des comédons trop mûrs, je vais réfléchir où peut se trouver l'artefact sosie. Priorité à cette excellentissime hypothèse, digne d'un stratège qualifié, bravo Joko !
—Le mérite en revient à la petite Omlapur Fussawaï de Kavor, et, je le crains, au mélange précieux des vins que j'avais mis au point hier soir, pour profiter de cette soirée exceptionnelle. Ce fut le flash, mes amis.
—Peut-être que la princesse me révèlera ce soir où chercher, si je suis à ses ordres, minauda Altaïr, qui se mit à rougir et transpirer en même temps. Mais nous pourrions également tendre un piège au sherpa, proposa-t-il tout guilleret.
—Allez-y mon brave chevalier de l'espace, je suis tout ouïe, et je vous apprécie lieutenant Bor, n'en doutez pas, en dépit de votre naissance aussi ratée que la mienne, n'est-il pas ?
Le jeune maître des Nombres s'amusa de cette réplique avant de poursuivre, presque paternaliste, ce qui étonna le ministre des basses œuvres:
—Olatyr, je crois que vous devriez créer l'occasion de la substituion vous-mêmes. Par exemple, vous demandez au président d'aller se faire faire un check-up médical dans une clinique arcturienne, quoi de plus naturel étant donné leur excellence dans le domaine des examens holographiques ? Si leur manœuvre est prête, ce sera l'occasion rêvée. Le président entre, mais ce n'est pas lui qui en sort. Trop tentant de profiter de l'occasion, non ?
—Et nous arrêtons le président à la sortie. Ou c'est un homme
—Ou c'est un robot, m'exclamai-je en poursuivant mon idée, mais s'il est bien imité, il ne faudra pas se contenter d'une prise de sang, elle donnerait le change. En surface, un corps organique sera indispensable pour créer l'illusion. Il faudra les rayons X, l'encéphalogramme, voire d'autres investigations. Les Arcturiens ne se lancent dans rien de hasardeux, et l'enjeu est tel qu'il est certain qu'ils travaillent d'arrache-pied sur ce sosie depuis belle lurette. Il y a fort à parier que la langue, la peau et les yeux seront biologiques — et empruntés à quelque malade qu'on aura aidé à mourir, puis tenu en état de marche grâce à des circuits homéostaiques reconstitués.
—Et si la substitution avait déjà eu lieu, par le seigneur des obstacles, s'écria l'éminence, en se donnant un coup de poinçon rapide dans son mollet, à travers son pantalon.
—Débrouillez-vous pour coincer le président aujourd'hui même, sans vous commander, conclus-je.
Tandis que nous venions de terminer cet entretien, nous fûmes prévenus qu'un autre Arcturien voulait nous entretenir. Boox eut juste le temps de cacher son déguisement, tandis que le sherpa soupçonné fit son entrée.